Le catalogue de Charles Nodier
1On doit à Jean‑François Jeandillou, l’un des meilleurs spécialistes de Nodier et des mystifications littéraires (Esthétique de la mystification, Minuit, 1994 ; Supercheries littéraires, 1989, nouvelle éd. Genève, Droz, coll. « Titre courant », 2001), la première édition critique d’une « bavarderie bibliologique » conçue tout à la fois comme une « poétique dissuasive » qui en appelle à « une morale publique » susceptible de « contraindre chaque écrivain à se montrer vertueux » et comme un « manuel pratique de falsification textuelle ». À l’exception d’un bref extrait reproduit dans le numéro de Poétique consacré au Biographique (63, 1985, « De la supposition d’auteur »), l’ouvrage de Nodier n’avait en effet jamais fait l’objet d’une réédition – alors même qu’il constitue une référence constante dans tous les travaux concernant le pastiche, le plagiat, les supercheries littéraires et autres atteintes aux transgressions de « l’autorité » de l’auteur. Référence constante mais souvent marginale : l’auteur des Questions est mentionné une seule fois dans les Palimpsestes de G. Genette, parmi les écrivains chez qui « un certain esprit du xviiie siècle se survit manifestement ».
2On trouvera ici, dans une orthographe modernisée, le texte de la seconde édition intégrale de 1828 qui introduit de copieuses additions et un appareil de notes dans la version originale parue anonymement en 1812 – le tout assorti d’une impressionnante série d’annotations historiques et critiques de l’éditeur sans lesquelles le texte nous serait partiellement opaque : il n’est pas un nom propre, pas un titre, qui ne reçoive un commentaire et ses références bibliographiques modernes.
3Ces annotations sont aussi l’occasion pour le lecteur curieux d’apercevoir le double jeu de Nodier, qui recense une série de procédés blâmables en nommant les faussaires – sans hésiter pour autant à citer ses propres supercheries sous le couvert de l’anonymat ou en les attribuant à ses nombreux hétéronymes (ainsi d’un magnifique plagiat d’un groupe de « remarques » de La Bruyère, p. 194‑196, ou de l’affaire Clotilde de Surville, fictive poétesse médiévale, où Nodier est à la fois juge et partie). C’est le statut même de la seconde édition qu’il faut interroger, comme le souligne J.‑F. Jeandillou dans une passionnante préface intitulée « Le Tribunal des Lettres » : « la très officielle publication de 1828, portant la signature d’un bibliographe alors réputé » réprouve « des méfaits » – contrefaçon, production de faux manuscrits, supposition de livres ou d’auteurs – que Nodier lui‑même « n’a pas manqué de perpétrer » (p. VIII) ; l’expertise théorique se nourrit d’une compétence pratique : « le dériseur sensé fait aussi la théorie de ses propres pratiques » (p. XV).
4On ne se laissera donc pas trop abuser par le discours « légal » et les pétitions de moralité littéraire : « En traitant de littérature légale, Nodier pose le problème beaucoup plus vaste des rapports entre stéréotype et création, entre tradition rhétorique et quête d’une écriture personnelle » (p. IX) ; et l’on se rendra sensible au « penchant à la fabulation » qui se conjugue chez Nodier à la passion des livres : « les critères de différenciation entre les ouvrages “authentiques” et ceux qui sont purement fictifs » s’estompent paradoxalement au profit peut‑être de cette « indécision entre le réel et l’imaginaire, constitutive de toute supercherie » qui est aussi « l’une des caractéristiques essentielles du fantastique dont Nodier sut pleinement tirer parti dans ses contes » (ibid.). La « Table des auteurs et des livres cités » qui figure en tête du volume mêle d’ailleurs sans scrupule auteurs imaginaires, écrivains réputés et écrivaillons, sans distinguer davantage les noms légaux des pseudonymes.
5À rapporter ainsi les Questions de littérature légale aux supercheries de Nodier, « la connexion apparaît bien étroite entre la science des livres et la fiction bibliographique » : « toutes deux requièrent une même compétence technique, une même exactitude d’information, une même précision descriptive : le faux ne devient vraisemblable que s’il imite rigoureusement le vrai » (p. XX) – comment ne pas songer ici à Borges ? J.‑F. Jeandillou nous invite à faire aussi le trajet inverse, des Questions aux fictions narratives, et à rapprocher par exemple les pages consacrées ici aux éditions du Songe de Poliphile et le conte intitulé Franciscus Columna que Nodier composa vers la fin de sa vie (p. XXII).
6On regrettera seulement que les autres travaux de Nodier « critique littéraire », cités à l’occasion par J.‑F. Jeandillou, ne nous soient pas toujours aussi accessibles : si l’on doit à A. Barraux une édition du Cours de Belles‑Lettres chez le même éditeur (Droz, 1988), les Mélanges de littérature ne sont disponibles qu’en « reprint » (Slatkine, 1973), et certains articles qui jouent à l’évidence un rôle central dans la théorie littéraire de Nodier mériteraient d’être mieux connus – ainsi « Des types en littérature », paru dans la Revue de Paris en 1830 et qu’on ne peut trouver que dans le t. V des Oeuvres complètes (Paris, Renduel, 1832‑1837, repr. Genève, Slatkine, 1968) : c’est bien en effet la notion de « type » qui forme la clé de voûte de la conception que Nodier se fait de l’originalité, comme le montre J.‑F. Jeandillou (p. XXVI sq.) :
Nodier rapporte toute espèce d’influence à la négation même de toute influence, à cette honteuse copie qui est le fait du plagiaire. Délibérée ou pas, destinée ou non à duper, la dissimulation des modèles préalables fait tendre l’oeuvre seconde, faussement novatrice, vers une répétition stérile où s’abîme la littérature. [...] En établissant une rigoureuse gradation des pratiques imitatives, Nodier saisit le plagiat dans sa contradiction radicale : toujours déjà là et toujours au‑delà, il sert de repère formel en même temps que de repoussoir esthétique, l’important est qu’il apparaisse comme paramètre essentiel de la production littéraire. Loin de fixer des seuils de tolérance à la similitude textuelle, loin d’établir un « code fixe », Nodier contourne habilement (ou ignore superbement) la législation en montrant la porosité, la perméabilité des frontières entre catégories. [...] La thèse est, sur ce point, on ne peut moins équivoque. Tandis que l’imitation – celle des oeuvres antérieures autant que celle de la nature – est l’objet de « l’art proprement dit », l’invention demeure « le sceau du génie ». Jamais absolue, puisqu’elle n’est qu’un « faisceau d’imitations choisies », cette dernière se reconnaît par excellence à la création de types spécifiques et durables, c’est‑à‑dire à l’émergence d’un personnage, d’un caractère ou plus largement d’une « figure » dont le nom propre perdure, au point de devenir « substantif » : ainsi de l’Achille ou de l’Ajax homériques, de Panurge ou de Bridoie, d’Othello ou d’Hamlet, de Quichotte, de Werther ; ainsi encore des héros de La Fontaine, « plus riche lui seul en types que le reste des poètes ». Le « signe représentatif d’une conception », qu’elle soit romanesque, dramatique ou poétique, tient essentiellement à ce « sceau d’identité reconnaissable à jamais », à cette « expression d’individualité originale, mais saisissante, qui le rend familier à tout le monde ». [...] Pour quelles raisons les types deviennent‑ils tous des « existences » ? D’abord parce qu’ils ne sont pas des reflets, des reproductions, moins encore des copies ; ensuite parce qu’ils ne sauraient être à nouveau reproductibles. Échappent par exemple à la première contrainte les personnages de Voltaire, qui sont « presque toujours des calques ». À l’inverse, la Virginie de Bernardin de Saint‑Pierre, en tant que « conception fraîche, pure », reste corollairement « inimitable ».
Cette double caractéristique des oeuvres du génie représente deux aspects d’un seul et même critère : le grandtexte se reconnaît, de manière indubitable, à cette propriété qu’il a d’enrayer le cycle de la répétition. Bien qu’il participe nécessairement de l’imitation, il la transcende (dans son origine) et l’anéantit (dans son devenir). D’où sa rareté – « il y a cent mille copistes pour un inventeur » – et son aptitude à faire date en échappant au temps, à l’oubli comme au renouvellement.
7Ainsi la dynamique de l’antonomase se trouve‑t‑elle désigner la logique même de la « mémoire de la littérature », logique paradoxale qui pourrait bien être au fondement de l’idée que la modernité se fait de l’autorité de l’auteur.
8Faute de pouvoir rendre compte du détail de chacun des chapitres, où l’on ne saurait guère dissocier les propositions théoriques des minutieux examens bibliologiques, on offrira ici au lecteur quelques‑unes des définitions les plus stimulantes, sur lesquelles les spécialistes modernes de l’intertextualité sont appelés à s’exercer.
I. De l’imitation :
Le plagiat commis sur les auteurs modernes, de quelque pays qu’ils soient, a déjà un degré d’innocence de moins que le plagiat commis sur les anciens, et beaucoup d’écrivains d’une délicatesse reconnue l’ont désapprouvé. « Si j’ai pris quelque chose, dit Scudéry, dans les Grecs et dans les Latins, je n’ai rien pris du tout dans les Italiens, dans les Espagnoles, ni dans les Français, me semblant que ce qui est étude chez les Anciens est volerie chez les modernes » [Préface d’Alaric, 1654]. On peut répondre qu’il valait mieux voler comme Corneille que d’inventer comme Scudéry ; mais si l’autorité de ce dernier n’est pas bien puissante, son opinion du moins a une apparence de raison et de probité qui mérite des égards. (p. 3)
Le plagiat qui a lieu d’un bon écrivain sur un mauvais [...] est un espèce de crime que les lois de la république littéraire autorisent, parce que cette société en retire l’avantage de jouir de quelques beautés qui restaient ensevelies dans un auteur inconnu, si le talent d’un grand homme n’avait daigné s’en parer. (p. 5)
III. L’allusion :
L’application ou allusion est une citation spirituelle, et qui donne même quelquefois au passage cité un mérite qu’il n’avait point dans sa première place. C’est une manière ingénieuse de rapporter à son discours une pensée très connue, de sorte qu’elle diffère de la citation en ce qu’elle n’a pas besoin de s’étayer du nom de l’auteur, qui est familier à tout le monde, et surtout parce que le trait qu’elle emprunte est moins une autorité, comme la citation proprement dite, qu’un appel adroit à la mémoire du lecteur, qu’il transporte dans un autre ordre de choses, analogue toutefois à celui dont il est question. [Ainsi] quand l’Intimé dit [dans Les Plaideurs de Racine, 1668] : Mes rides sur mon front ont gravé mes exploits, il n’y a point dans ce vers de citation proprement dite, mais une allusion [au Cid, 1637] que la rencontre des homonymes rend encore plus plaisante. Corneille eut tort d’y voir une secrète intention de dérision et de parodie, puisqu’il est au contraire de la nature de l’allusion de ne s’attacher qu’aux plus beaux passages des auteurs, qui sont présents à l’esprit de tous les lecteurs, sans quoi elle manque son but, qui est dans ce rapprochement d’idées dont je parlais tout à l’heure. Le seul de cette allusion de l’Intimé consiste particulièrement à mettre en rapport deux choses aussi éloignées que les travaux d’un huissier et ceux d’un grand capitaine, et la comparaison est d’autant plus comique qu’elle est plus outrée. (p. 15)
V. Du plagiat :
Définissons donc le plagiat proprement dit, l’action de tirer d’un auteur (particulièrement moderne et national, ce qui aggrave le délit) le fond d’un ouvrage d’invention, le développement d’une notion nouvelle ou encore mal connue, le tour d’une ou de plusieurs pensées ; car il y a telle pensée qui peut gagner à un tour nouveau ; telle notion établie qu’un développement heureux peut éclaircir ; tel ouvrage dont le fond peut être améliorer par la forme, et il serait injuste de qualifier de plagiat ce qui ne serait qu’une extension ou un amendement. (p. 35)
Parmi les Pensées, il y en a bien quelques‑unes qui appartiennent en propre à Pascal, et on les reconnaît à je ne sais quel tour d’une mélancolie, non pas philosophique ni chrétienne, mais superstitieuse, morose et comme illuminée, qui trahit l’état où le plongeait sa maladie. L’allure de cette tristesse rêveuse et désespérée n’a rien de bien difficile à saisir, et je lis des écrivains à la mode qui n’y réussissent pas moins bien que Pascal ; mais ces élans d’une âme forte, ces traits grands et inattendus dont on a dit qu’ils tenaient plus du dieu que de l’homme, il faut convenir que c’est Timée de Locres, saint Augustin, Charron, et spécialement Montaigne, qui les ont fournis. [...]
Toutes réflexions faites, je me crois obligé de reconnaître que le plagiat de Pascal est le plus évident peut‑être et le plus manifestement intentionnel dont les fastes de la littérature offrent l’exemple. D’abord c’est un livre de Pensées jetées au hasard, comme le dit Pascal lui‑même, et sans aucune espèce d’ordre ; de manière que le mérite de l’ordre et de la conception générale en étant soustrait, on n’y peut chercher que l’essence de chaque pensée prise en particulier, et le tour qui la fait valoir. Chaque pensée se retrouve ailleurs dans l’essence et dans le tour est donc un plagiat très condamnable. Secondement, je le trouve aggravé par la précaution que prend l’écrivain d’y modifier quelque chose, soit dans l’antiquité de l’expression, soit dans sa hardiesse, soit dans le rapport des membres de phrases entre eux, un peu moins, ce me semble, pour rendre l’idée plus claire et plus propre à son sujet que pour l’approprier à son style, et l’encadrer sans disparate dans la contexture de ses écrits. (p. 40‑41)VIII. De la supposition d’auteurs
Il y a loin en apparence du plagiat à celui de supposition d’auteurs ou d’ouvrages, qui n’est pas beaucoup moins commun. On les croirait même totalement opposés si l’esprit n’y reconnaissait ce rapport tiré de l’amour‑propre de l’homme qui, à défaut de jouir sous son nom de la réputation d’un autre, aime à jouir sous le nom d’un autre du succès de son propre talent. (p. 57)
Ce dernier genre de supercherie [...] est même assez souvent un moyen sûr de désarmer les injustes préventions, et de ramener à la vérité les jugements du public, ou du moins d’en obtenir des opinions plus douces. Voltaire raconte qu’un jour, dans un cercle où l’on se réunissait à dépriser le mérite de La Motte, et à lui opposer celui de La Fontaine avec un avantage réellement incontestable, il s’avisa de proposer une fable de La Fontaine pour preuve du sentiment général, et cita de mémoire une fable de La Motte. L’approbation fut unanime à la première lecture, et se démentit à la seconde : La Motte avait été nommé. (p. 57‑58).
XI. Des pastiches
Cette sorte d’imitation du style d’un auteur est un jeu d’esprit auquel tout le monde ne peut pas s’élever, et qui n’est pas susceptible d’un grand développement. Les tours familiers d’un écrivain peuvent se rencontrer, mais non pas l’ordre et la succession de ses idées. La forme du style est une espèce de mécanisme qui se réduit à quelques moyens, entre lesquels les auteurs se décident suivant leur penchant ou leurs facultés ; mais la conception d’un plan est le résultat d’une manière expresse et particulière de sentir les rapports des choses, et il est à peu près impossible d’en deviner le secret. [...] Je ne croirai donc pas aisément à la perfection d’une imitation de style d’une certaine étendue, parce que le système de la composition me détromperait, même quand la construction de la phrase me ferait illusion. [...] Il est à remarquer, et cette observation nous fournira même une théorie littéraire assez curieuse, que non seulement il est difficile de donner de l’étendue à un pastiche, mais encore que les ouvrages excellents sont ceux qui se prêtent le moins à l’art du pastiche. On contrefait sans peine quelque défaut remarquable, mais il faut d’autres facultés pour bien imiter des perfections. Cette vérité est d’une application universelle dans la morale comme dans les arts. (p. 89‑91)
XII. Des écoles en littérature
[Le style des grands auteurs] est un tissu d’idées et non pas d’expressions, tant le signe dont l’écrivain fait usage s’anéantit dans le sentiment qu’il exprime. Ainsi ont écrit Virgile, Racine, Boileau, Fénelon. Je doute qu’on en ait jamais fait de bons pastiches. [...] Je ne crains pas de dire qu’il n’y a point de pierre de touche plus certaine pour distinguer un véritable mérite littéraire de celui qui ne doit son éclat qu’à une industrieuse combinaison de mots. Le vrai talent ne fonde point d’écoles. Les maîtres du style approchent plus ou moins les uns des autres, mais ils ne se ressemblent pas. [...] Cette conformité de manières qui constitue les écoles n’appartient qu’à la médiocrité. Voulez‑vous donc juger d’un écrit éblouissant, et savoir avec bien de la précision s’il a entraîné votre opinion par des qualités propres et en quelque sorte intrinsèques, ou s’il ne doit son premier succès qu’à la déception [i.e. duperie] causée par un appareil adroit ? soumettez‑le à l’épreuve du pastiche. (p. 94‑95)
Les maîtres de la littérature ont un style, les écoles ont une manière, et c’est ce qu’attrapent comme ils peuvent la plupart des écrivains qui, encore une fois, n’ont point de style à eux. L’homme qui se livre à l’art d’écrire, par l’effet d’une inspiration toute puissante, imprime son sceau à ses ouvrages ; l’esprit médiocre qui suit cette carrière par manie, ou par spéculation, ou, ce qui est plus excusable, peut‑être, pour occuper sa vie d’une distraction agréable et innocente, leur imprime une faible contre‑épreuve du sceau des autres, parce que la nature ne lui en a point donné ; mais il est impossible qu’à force d’étudier et d’écrire, il ne se fasse une routine qui lui tient lieu de quelque talent, et qui consiste tout bonnement à mouler son style sur celui dont le type s’est gravé fraîchement dans sa mémoire : voilà ce que j’appelle un pastiche naturel ou involontaire. (p. 106)
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