Acta fabula
ISSN 2115-8037

2004
Printemps 2003 (volume 4, numéro 1)
titre article
Claire Cazanave

Ce que « tragique » veut dire

Dinah Ribard & Alain Viala, Le Tragique, Paris : Gallimard, coll. « La Bibliothèque Gallimard », 2002, 334 p., EAN 9782070424467.

1Quoi de plus « classique » dans l’histoire littéraire que la question du tragique ? Classique, l’ouvrage l’est, au sens étymologique, par son inscription explicite à destination des « classes » : la quatrième de couverture signale que la lecture en est « recommandée pour les classes de lycée ». Rien d’étonnant à cela puisque l’étude des registres — la collection compte également un numéro sur le comique, le didactique, le satirique et l’épique (dont il a été rendu compte dans Acta fabula) — fait partie des nouveaux programmes de l’enseignement secondaire du français. Classique, l’ouvrage l’est aussi, au sens plus courant du terme, dans le choix de l’illustration qui figure sur la première de couverture, un détail du célèbre tableau de David, Les Licteurs rapportent à Brutus les corps de ses fils, exemplaire du néoclassicisme pictural, qui n’offre rien que de très traditionnel dans la représentation du tragique, comme expression antique de l’effroi (une jeune fille, dans un mouvement de recul, se protège le visage des mains) et de la déploration (sa mère, soutenant une seconde jeune fille évanouie, tend le bras dans un geste de douleur).

2Sur l’étal de la librairie, rien ne distingue cet ouvrage de ses semblables dans le domaine. Le lecteur enseignant ou lycéen peut en conclure un peu vite qu’aucune surprise ne l’y attend, le lecteur « ordinaire » dédaigner un ouvrage qu’il supposera exclusivement scolaire. L’un et l’autre y perdront. Ce livre est de ces lectures, trop rares, qui ont le pouvoir vivifiant de réveiller la pensée. Sous l’apparent classicisme d’une anthologie commentée, un regard neuf déplace la perspective et renouvelle le discours sur le tragique — et, ce n’est pas un mince enjeu, sur l’histoire littéraire.

3Le geste novateur tient dans l’ambition déclarée de dissocier le registre tragique du genre de la tragédie auquel il est trop évidemment et trop souvent superposé. Les auteurs refusent de partir de l’étude du genre pour accéder au registre, mais se proposent au contraire de tenir ensemble le couple tragédie / tragique, dont les deux composantes sont considérées à la fois dans leur dépendance et dans leur autonomie. La tragédie n’est qu’un mode parmi d’autres d’expression du tragique, qui peut investir d’autres genres littéraires. L’anthologie est ainsi organisée en plusieurs sections qui envisagent successivement le tragique au théâtre — et le terme de « théâtre » réfère à d’autres formes dramatiques que la tragédie, comme le mélodrame ou le drame — puis le tragique dans la poésie, le roman, l’essai. De texte en texte, le lecteur progresse ainsi à travers divers investissements de la catégorie de tragique.

4Il faut apprécier à leur juste mesure les nouveaux enjeux qu’une telle démarche introduit dans l’histoire littéraire. Ce solide parti pris épistémologique, sans mener agressivement la polémique (ce n’est pas le terrain sur lequel les auteurs se placent), ne l’en ouvre pas moins avec force. Dans cette dissociation du lien entre tragédie et tragique où le genre joue le rôle de matrice du registre, se formule la remise en cause d’une pensée normée et d’une démarche contestable sur le plan intellectuel : examiner les textes au regard d’une essence immuable du tragique, extraite d’un corpus arbitrairement limité aux tragiques grecs ou au « sublime » Racine, revient à « tourner en rond » et à tomber sur des conclusions mises en place dès les prémisses. Le sacro‑saint manuel de Lagarde et Michard, dans lequel toute une génération a construit son savoir littéraire, et, plus récemment, la très institutionnelle thèse de Jacqueline de Romilly, n’en sortent pas indemnes.

5Au rebours de cette méthode, les auteurs proposent une observation « empirique » des textes, la moins subjective et la plus large possible. Aucun objet n’est refusé a priori au nom d’une définition préconstruite du tragique ou de la recherche d’une convergence des occurrences, le critère présidant à la sélection étant la présence, dans les textes, d’ « usages explicites » de la catégorie. Le choix ne procède donc pas du sujet observant mais est dicté par les objets eux‑mêmes. Ce qui suppose l’accueil de textes très divers, puisqu’il n’existe pas untragique pur, au côté duquel graviteraient des formes imparfaites, mais destragiques (on retrouve là l’enjeu du pluriel), c’est‑à‑dire des usages diversifiés, dont aucun n’a plus de valeur que les autres mais prend sens relativement au contexte socio‑culturel d’une époque donnée.

6D’où l’importance épistémologique de proposer une anthologie, qui donne au texte la première place. Chaque extrait est ainsi introduit par un bref paragraphe visant à resituer le contexte de publication, et les commentaires synthétiques sont rejetés en fin de section. Ainsi le commentaire n’est‑il jamais tyrannique. L’ouvrage ne se donne pas comme un prêt à penser (écueil si courant dans le domaine de l’édition scolaire) mais comme une exploration et une invitation à la réflexion. En effet, il ne s’agit jamais de trancher sur ce qu’est le tragique mais de faire l’histoire des variations de sa définition. D’ailleurs, dans cette histoire, la préférence n’est donnée à aucun texte sur un autre : les classiques sont là, bien sûr (Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare – avec le souci d’ouvrir le corpus à la littérature européenne et à la francophonie : Goethe, Aimé Césaire, Emile Verhaeren, Primo Levi sont aussi convoqués — Corneille, Racine), mais ils sont traités à leur juste mesure, c’est‑à‑dire comme éléments d’une histoire. Du coup, certains d’entre eux apparaissent sous un nouveau jour. Ainsi de Racine, institué comme modèle classique de la tragédie, et pourtant, dénoncé par Voltaire au xviiie siècle pour avoir affaibli le genre par la peinture d’amours galantes, jugée inapte à produire un effet tragique. L’exemple est révélateur de ce que dissimule traditionnellement la sacralisation : l’enjeu du tragique n’est pas du côté des codes génériques mais des émotions ressenties. C’est ce que traduisent des textes comme Sic’est un homme de Primo Levi ou Mécanique de François Bon. Ces deux récits de (sur)vie (la déportation, le deuil d’un père) recourent spontanément à la catégorie du tragique pour évoquer des expériences douloureuses. C’est bien que ces écrivains trouvent là une façon de traduire une émotion qui engage la confrontation de l’être à la mort. Mais cet usage est aussi le signe, par la différence des contextes dans lesquels s’inscrivent chacune de ces oeuvres, que le tragique est une catégorie qui structure l’imaginaire occidental.

7Ainsi, s’affirme chez les auteurs une ambition anthropologique large. Le passage en revue des divers investissements historiques est orienté vers le constat que le tragique excède le seul discours littéraire, pour s’étendre à l’ensemble du discours social : il n’est pas anodin que Patrick Declerck, dans LesNaufragés, pense la situation des clochards de Paris à l’aide de cette notion ; tout aussi récemment, Pierre Georges, dans un article du Monde du 19 octobre 2001, réfléchissait au tragique des attentats du 11 septembre. Les mots de « tragique » et de « tragédie » sont d’usage courant, et c’est précisément ces emplois extérieurs à la littérature que les auteurs ne veulent pas faire passer à la trappe. Ce que l’ouvrage met finalement en évidence, c’est que le tragique est une catégorie supra‑littéraire, qui trouve son origine dans la littérature mais qui s’est mise à fonctionner en dehors d’elle comme « modèle culturel », « fix[ant] certaines manières de percevoir la réalité » : « là réside […] un des rôles de l’art en général, et de l’art littéraire en particulier : il trace des façons de ressentir, et donc ensuite de penser, qui sont un fonds commun à une culture » (p. 316‑318).


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8L’enjeu profond du livre serait peut‑être alors une histoire de mots : il s’agit, fondamentalement, de comprendre ce qu’on dit et ce qu’on fait quand on parle de tragique, dans la pratique quotidienne et aussi, dans la pratique scientifique, en tant que littéraire, historien ou philosophe. Dans cette histoire de la notion de tragique que retrace l’anthologie, et donnés comme éléments de cette histoire, figurent aussi des textes interprétatifs, historiques ou philosophiques. Or, ces commentaires apparaissent eux aussi engagés dans des partis pris, imposés par la sélection des objets d’étude, qui rendent inévitablement le regard partiel, si ce n’est partial. Manière, une nouvelle fois, de rendre le lecteur vigilant, mais aussi, de réfléchir pour les auteurs à leurs propres pratiques et aux limites de leur propre travail. La clé d’une « voie possible », donnée à propos de la démarche historique contextualisante, pourrait s’appliquer parfaitement au choix épistémologique de cette anthologie : « garder la conscience des limites, tout en s’efforçant de constituer des intertextes diversifiés » (p. 307).

9Nous ne serons donc pas étonnés si la question précise du « registre », qui fait l’objet même de la collection et de l’ouvrage, n’est abordée que dans un ultime chapitre de « Bilans » : la définition est donnée comme le fruit de l’observation des textes. Définition nécessairement provisoire : les auteurs nous laissent sur les chemins d’une recherche personnelle munis de ce dernier viatique intellectuel : l’histoire voue la catégorie du tragique à l’instabilité. Lecteur qui cherchait de trop faciles réponses, te voilà condamné à la curiosité !