Les innovations narratives du vers
1Dans son récent essai intitulé Le Poème narratif dans l’Europe romantique (PUF, 2003), Jean‑Louis Backès cherche à
montrer que, dans le poème narratif, le romantisme, parce qu’il récuse de modèles anciens, parce qu’il en découvre de nouveaux dans ce qu’il appelle naïvement la « tradition populaire », pratique des recherches jusque‑là inimaginables et dans la construction de l’histoire et dans celle du récit (p. 28).
2En ce sens, le poème narratif constitue pour l’auteur un terrain privilégié d’essais quant aux formes que peut recouvrir la narrativité nouvellement investie par les écrivains romantiques.
Qu’il ait l’aspect, novateur malgré l’apparence, de la ballade ou que, baptisé comme chez Hugo « petite épopée », il prenne, à la faveur d’un adjectif, le relais de la grande tradition virgilienne, le poème narratif se présente comme un terrain d’expériences. On l’oublie trop facilement : l’évolution des techniques narratives depuis l’époque classique ne doit pas tout aux romanciers (p. 27).
3Tout aussi inédite que fertile, cette dernière proposition nous oblige aujourd’hui à reconsidérer la façon dont les genres se sont façonnés depuis deux siècles, car enfin, « […] il ne serait pas impossible de soutenir que c’est là [dans les poèmes en vers], beaucoup plus que dans les textes en prose, que s’est préparée la crise du récit dont font état tant de spécialistes du roman » (p. 239). L’hypothèse de J.‑L. Backès nous invite donc à envisager autrement que selon la division tripartite des genres la façon dont la littérature s’est jouée des codes génériques dont elle dispose. Pour défendre son hypothèse, l’auteur adopte une démarche historique.
Une lecture convaincante & efficace de la tradition narrative en vers
4Après un premier chapitre théorique (sur lequel nous reviendrons), les chapitres 2 et 3 de l’ouvrage sont consacrés à l’examen du développement de la forme épique traditionnelle et des diverses formes narratives de poésie qui fleurissent simultanément dans l’Europe des xviie et xviiie siècles. On a en effet longtemps cru que le genre romanesque constituait la réponse historique au développement du genre épique. Mais bien que la forme de l’épopée domine le roman sous la forme d’un spectre tout au long du xixe siècle, J.‑L. Backès montre que le poème narratif trouve aussi son origine dans le modèle épique traditionnel, et plus précisément dans le modèle virgilien de l’épopée. Mieux ou davantage que le genre romanesque, le poème narratif en vers prend historiquement le relais du modèle épique.
5Néanmoins, et c’est là l’objet du chapitre 4, l’histoire du poème narratif commence par des textes en prose : ceux du barde Ossian, que Macpherson a fait connaître sous le titre de Fragments of Ancient Poetry, collected in the Highlands of Scotland and translated from the Galic or Erse language. Macpherson traite selon le modèle épique virgilien des textes en vers qu’il juge comparables quant au rythme. « Macpherson […] n’imagine pas qu’Ossian ait pu travailler autrement que Virgile » (p. 68), à l’exception près que les Dieux sont absents des textes ossianiques.
Ce qui, pour une histoire de la poésie, peut avoir une importance est le fait étrange qu’est désormais proposé comme modèle à des poètes, car on a imité Ossian, un monde dépourvu de mythes, donc un monde où n’est plus possible, faute de matière, la transmission des mythes en allégorie (p. 81).
6Le romantisme dispose maintenant d’un modèle séculier, qui opère finalement la transition historique entre l’épopée théiste traditionnelle et le poème narratif tel qu’il se développera tout au long du xixe siècle.
7La popularité des textes d’Ossian se traduira par un intérêt nouveau pour la littérature et les mythes populaires, étudiés au chapitre 5. Ainsi, les collecteurs de ballades et de romances proposeront finalement « de nouvelles manières de conter » qui s’opposent à la « phraséologie classique » (p. 85). Il ne s’agit plus pour les auteurs de « concurrencer […] la grande œuvre de Virgile » (p. 89), mais bien plutôt d’offrir des poèmes qui, sous des airs de naïveté, dessinent de nouvelles possibilités quant à la façon dont on peut raconter :
L’ordre de présentation des faits racontés peut être tout à fait différent de l’ordre chronologique. […] La construction par fragments exploite deux possibilités très différentes : celle d’une longue narration constituée par la juxtaposition discontinue de textes autonomes ; celle d’une narration qui ne donnerait pas toutes les informations nécessaires à son intelligence, ou qui décevrait l’attente classique en ne comportant pas de dénouement. La présence du narrateur, ou de l’auteur, s’affirme avec insistance (p. 113).
8À cet égard, « Le Roi des Aulnes » de Goethe trouvera une résonance inégalée dans toutes les littératures nationales de l’Europe. Cette ballade constitue une « véritable » narration en vers, puisque « la disposition des vers et la disposition des événements dans la narration ne sont pas indépendantes l’une de l’autre » (p. 120). Le texte de Goethe et les ballades publiées en 1798 — année cruciale s’il en est puisque c’est au même moment que paraissent les ballades de Schiller, Coleridge et Wordsworth — montrent bien qu’il est impossible d’arrêter une définition stricte du genre poétique narratif, lequel entretient des liens avec plusieurs autres genres. J.‑L. Backès clôt donc le chapitre 6 de son étude sur le constat suivant :
Une fois de plus, les définitions demeurent insuffisantes, et imparfaites les classifications. Et pourtant, un certain nombre de traits semblent communs à tous les textes que nous avons vus. La narration s’y mène d’une certaine manière, qui ne rappelle ni la discrétion de l’épopée ni l’ampleur du roman. Des procédés se retrouvent, dont plusieurs semblent mettre en jeu la métrique. La simple tendance à la répétition, au quasi refrain nous rappellerait que Jakobson a opposé la poésie à la prose comme la métaphore à la métonymie, comme la similitude à la consécution (p. 135‑136).
9Plutôt que d’une catégorie générique stricte nommée « ballade », il faut donc penser la poésie narrative romantique en terme de généricité. D’une « catégorie de classification »1 des textes, nous sommes passés aux « fonction[s] textuelle[s] » qu’il emploie. Plus souple, la perspective permet ensuite à J.‑L. Backès d’envisager la poésie narrative selon divers aspects qui en éclairent les modalités fonctionnelles. La poésie narrative est dès lors examinée du point de vue de sa théâtralité (chapitre 7), de son caractère fantastique (chapitre 8) et de ses liens aux genres du conte (chapitre 8 aussi) et du roman historique (chapitre 9). Les techniques employées par les auteurs de poèmes narratifs romantiques constituent finalement une négation de l’épopée dont le genre même est pourtant issu. On le sait : style bas et prosaïsme sont traditionnellement l’apanage des genres en prose, alors que le style soutenu appartient, lui, au domaine du vers. Le chapitre 10 montre pourtant que le poème narratif romantique bouleverse ces conventions, notamment par l’introduction de sujets prosaïques. Pouchkine fait partie de ces auteurs qui innovent radicalement :
Écrire une roman en vers, c’est refuser l’épopée. Onéguine est un roman de la désillusion, comme tant d’autres, qui s’écrivent en prose. C’est un roman du temps présent. Mais ce n’est pas tout à fait un roman, parce que c’est un roman en vers, où la phrase est soutenue par un rythme qu’on ne saurait méconnaître (p. 221).
10Enfin, le chapitre 11 est consacré au « personnage du poète », qui se met en scène dans ses narrations. Jocelyn et Eugène Onéguine sont deux exemples de cette mise en scène du poète comme personnage de son propre récit.
11Jeu sur la fiction, jeu sur les possibilités narratives, jeu sur ce qui fonde la possibilité du discours versifié : le poème narratif romantique met bel et bien en cause les fondements de la poétique occidentale.
Le récit en vers, tout au long du romantisme, a aimé jouer avec le fictif. Il a mis en jeu des légendes, même et surtout quand il s’approchait d’un fait historique. Il a cultivé le fantastique pour le fantastique, et sans faire mine de suggérer qu’une question peut se poser sur la réalité des visions et que l’extraordinaire peut et doit recevoir une explication. Il a fait parler en vers des personnages que l’organisation de la société conduisait au mutisme ou au langage le plus frustre, celui que Balzac ne cesse de reproduire, en italiques, avec on ne sait quelle distance un peu méprisante (p. 261).
Problèmes de théorisation
12Le Poème narratif dans l’Europe romantique forme très certainement un essai remarquable aux plans de l’histoire et de la documentation. Mais les préambules théoriques contenus dans le premier chapitre servent‑ils bien le propos de l’auteur ? D’entrée de jeu, J.‑L. Backès délimite son corpus en ayant recours à la notion de « genre historique », notion dont les travaux de Todorov avaient assuré la fortune dès 1970 (notamment : Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970). L’auteur propose donc l’étude d’un certain nombre de textes romantiques européens qui semblent problématiques du fait qu’ils sont formellement ressemblants et historiquement contigus.
13Partant de là, il nous semble que J.‑L. Backès aurait pu ensuite aborder directement les textes qu’il convoque, au profit de cette lecture historique qui est son parti pris. Tout récemment, Pierre Brunel nous donnait, avec sa Mythopoétique des genres, un exemple d’une telle posture qui ne s’encombre pas d’explications théoriques malgré son apport indéniable à la théorie des genres : Brunel admet d’emblée qu’il partira « d’un pied résolument aristotélicien, sans vouloir considérer comme fixe ou comme fondé dans le temps l’ordre Lyrisme‑Épopée‑Drame », cela pour montrer qu’« il n’est pas sûr que l’évolution esthétique ait brisé la grande triade » (Mythopoétique des genres, Paris, PUF, 2003, p. 12 & 291). L’auteur de Poème narratif dans l’Europe romantique choisit quant à lui d’expliquer théoriquement ses choix dans un premier chapitre intitulé « Problèmes de définition ». Or ce chapitre suscite en définitive certaines réserves sur les choix mêmes de l’auteur.
14Observant que le terme de « poème narratif » s’applique aux textes qui l’intéressent, J.‑L. Backès explique que l’expression a selon lui le « mérite d’être neutre et, apparemment, de ne rien impliquer qui soit étrangers aux trois critères » retenus (p. 9) : leur narrativité, leur aspect versifié et leur brièveté. Cette question de la neutralité de l’expression nous semble ne pas aller de soi puisqu’elle résulte d’un choix — naturellement subjectif — de l’auteur, c’est‑à‑dire de l’ambition de réunir sous cette appellation des textes qui pourraient être autrement identifiés. On pense par exemple à Giaour de Byron, que J.‑L. Backès convoque dans son chapitre consacré à la figure du « personnage du poète » (chapitre 11). Le texte de Byron est sous‑titré « tale » en anglais. Backès ne l’ignore pas qui fait référence au texte en utilisant le terme « conte » à la page 238 tout en notant tout aussi prudemment en note infrapaginale que le terme anglais est justement « tale ». Résultant d’un parti pris de lecture, l’expression « poème narratif » est donc subjective. Ce parti pris, qui fait pourtant la force de l’essai, en souligne plus franchement les travers théoriques, car des trois critères définitoires déjà nommés (narrativité, forme versifiée, brièveté), deux posent problème.
15S’il est convaincant quand il définit la narrativité comme une « catégorie de la singularité » (p. 10), J.‑L. Backès ne parvient pas à assurer sa position quand il réduit la forme du poème aux seuls textes versifiés. Pour ce faire, l’auteur écrit que le caractère narratif du poème en prose « ne fait aucun doute » (p. 12). Rapide, l’argument évacue nombre de textes poétiques en prose dont le caractère narratif reste pourtant flou. Plusieurs poèmes en prose de Xavier Forneret ou d’Alphonse Rabbe ne sont par exemple pas narratifs au sens où Backès entend la narrativité puisque leur argument narratif ne tombe pas tant sous la catégorie de la singularité que sous celle, généralisante, de l’exemplarité. Continuant son argumentation, Backès écrit ensuite : « on observe que, en France tout au moins, le poème narratif tend à disparaître à l’époque même où se dissout le système de versification réglée qui a commandé la poésie pendant un nombre respectable de siècle » (p. 12). À l’évidence, les possibilités offertes par le genre historique du poème en prose permettrait d’éprouver cette question de la narrativité poétique. Les poèmes d’un Aloysius Bertrand sont travaillés d’une manière telle que la strophe y joue le plus souvent le rôle historiquement dévolu au vers. À cet égard, le poème en prose de l’époque romantique se dote presque toujours d’une structure interne semblable à celle qu’observe Backès dans les poèmes en vers qu’il retient pour les besoins de son étude. On comprend dès lors mal comment il peut les évacuer sur la base que le poème en prose est déjà un genre narratif.
16Ensuite, J.‑L. Backès ne fait aucune mention des travaux récents qui ont permis de mieux comprendre la portée de la notion de brièveté en littérature. Reconnaissant que « la notion de brièveté n’a pas de sens dans l’absolu « (p. 15), l’auteur fait ensuite équivaloir la brièveté à ce qu’on pourrait appeler, sur un calque fâcheux de l’anglais, la « courteur « des textes. Est donc bref tout texte qui est court. Les travaux récents de Gérard Dessons, dont l’essai de J.‑L. Backès fait l’économie, nous ont pourtant permis de mieux comprendre que court et bref ne sont pas synonymes : alors que l’on peut mesurer ce qui est court (« Le roi des Aulnes « est plus court que Eugène Onéguine), la brièveté doit être envisagée sur un tout autre plan que celle de sa (relative) longueur matérielle. La brièveté est, par‑dessus tout, « un mode de signification « (G. Dessons, « La notion de brièveté «, La Licorne, 21, 1991, p. 4). Dessons écrit encore :
La brièveté n’est pas une « forme », ni au sens idéaliste (aristotélicien) ni au sens formaliste du terme. Tout le formel du langage est fondamentalement discours, c’est‑à‑dire marque de l’émergence d’un sujet. Le rapport de toute forme linguistique à la fois au sujet et à l’histoire empêche de concevoir la brièveté soit comme forme anhistorique, comme essence, soit comme pure manifestation du fait littéraire (ibid., p. 5).
17Ajoutons que toutes les époques ont donné des textes brefs, pour des raisons différentes : les rhéteurs classiques, par exemple, unissent l’idée de brièveté à une théorie de la litote alors que les grands poètes de la modernité associent la brièveté à une marque de l’absence — absence de marques discursives notamment…
18Envisagée en ces termes, la brièveté des poèmes narratifs romantiques nous aurait certainement renseigné sur les modalités de leur narrativité. Envisagée en termes de longueur matérielle des textes, la notion reste creuse : elle sert comme seul critère de différenciation des textes.
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19Ainsi, la théorisation définitoire du poème narratif proposée par J.‑L. Backès demeure précaire, et sert mal le propos central du livre puisqu’elle se trouve rapidement évacuée au profit d’une lecture étoffée des textes. On lira donc cet essai informé et riche pour son apport à une connaissance renouvelée de la poésie romantique plutôt que pour sa contribution à la théorie des genres.