Science fiction et fantasy
1Cela faisait plus de trente ans que le « Que sais‑je ? » sur la science‑fiction n’avait pas été remplacé. Si de nombreux ouvrages d’introduction au sujet ont paru entre‑temps, la collection encyclopédique qui remet régulièrement à jour son catalogue se devait de réactualiser ce titre.
2C’est Jacques Baudou, critique de S‑F pour Le Monde, qui s’est attaché à présenter le genre. Après une introduction qui rassemble les principales définitions de la science‑fiction, un historique par nation rappelle les noms des auteurs les plus importants et les grands courants qui ont traversé le genre. Pour décrire les caractéristiques de la science‑fiction, l’autre moitié du volume est consacrée aux grandes thématiques traitées par les auteurs.
3Le nombre de pages de la collection (128) a obligé à une mise à plat qui présente d’étranges effets. Sur le plan historique, les débuts de la science‑fiction sont soulignés à travers les premières œuvres, généralement oubliées : qui connaît encore le colonel Chesney ou le capitaine Danrit ? Leurs œuvres montrent que la S‑F est en partie née sous des auspices militaristes. Ce qu’il n’est pas inutile de rappeler. Les débuts de la S‑F et les œuvres contemporaines sont rapprochés par cette synthèse, et on ne peut qu’admirer les choix, pourtant ô combien difficiles, qu’a opéré l’auteur.
4Le plan thématique est lui aussi digne d’éloges : une classification claire et cohérente englobe les multiples aspects des thèmes, et renouvelle notre approche du contenu de la S‑F. Illustrée par de nombreuses œuvres, cette partie présente aussi bien les thèmes les plus antiques (l’immortalité, les voyages dans les contrées inaccessibles) que les préoccupations contemporaines liées aux découvertes scientifiques récentes (la terraformation, les clones).
5Baudou consacre quelques pages à la distinction entre science‑fiction et fantasy. Mais on y lit avec stupéfaction que « l’une procède d’un retour à la pensée magique, elle est donc régressive, tandis que l’autre s’appuie sur les conquêtes de l’intelligence et du savoir. L’une flatte l’irrationnel, l’autre est un outil de questionnement du monde ». Ces deux phrases résument bien l’attitude de beaucoup de spécialistes de la S‑F. Les critiques de la fantasy par les tenants de la science‑fiction ne datent pas d’hier : Gérard Klein avait de manière exemplaire exprimé les réticences qu’il nourrissait à son égard1, et on en trouve trace par exemple chez Lorris Murail, même si sa culture le mène à plus de nuances (d’indulgence, diront certains !) On croyait cependant de tels jugements révolus, depuis que cette branche de la littérature de l’imaginaire est mieux connue2.
6Ici, la condamnation de la fantasy ne se fonde pas sur un jugement esthétique, mais intellectuel et moral. Seulement, que désigne l’expression « pensée magique » ? Est‑ce la mentalité primitive, que Lévi‑Strauss a rebaptisée « pensée sauvage » en montrant que, loin d’être prélogiques, les croyances et les rites magiques des sociétés dites « primitives » employaient une logique rigoureuse à partir de prémisses irrationnels3 ? Des œuvres écrites par des auteurs occidentaux des xxe et xxie siècles peuvent‑elles se comparer aux corps de croyance de la « pensée magique » qu’elles réutilisent ? N’est‑ce pas confondre le merveilleux avec son utilisation littéraire ?
7Ensuite, en quoi la fantasy flatte‑t‑elle plus l’irrationnel ? La science‑fiction n’en vient‑elle pas parfois aussi à favoriser l’irrationnel, à le choyer, lorsque ses visions prospectives dépassent le prévisible, lorsqu’elle recourt à des créations proches du merveilleux ou du fantastique ? Comme l’auteur le note très bien, c’est l’explication scientifique qui tranche et distingue une même histoire du fantastique ou de la S‑F (avec l’exemple du vampire dans Je suis une légende). C’est sans doute pourquoi bien des auteurs, négligeant l’avis des spécialistes et des critiques, écrivent aussi bien dans un genre que dans l’autre, comme Delany (avec Neverÿon), Le Guin, Moorcock, G. Wolfe, Zelazny… Et même certains membres de la nouvelle‑garde française (Gaborit, Pagel).
8En quoi la fantasy est‑elle moins un instrument de questionnement du monde ? Relisons la belle définition que donne Christopher Priest de la science‑fiction : c’est une littérature « qui, par le jeu des métaphores, traite sur un mode extraordinaire l’univers externe et interne de notre expérience quotidienne » (p. 10 du « Que sais‑je ? »). On voit qu’elle s’applique aussi bien à la fantasy qu’à la science‑fiction. La création d’un monde possible ou l’expérimentation des possibles4 peut s’accomplir aussi bien au sein d’une œuvre de fantasy que de S‑F, de même qu’un roman de science‑fiction comme un roman de fantasy peuvent être médiocres, dupliquant comme l’a bien montré Stan Barets des situations conventionnelles sur le mode héroïque ou intergalactique. À cet égard, si les traits caractéristiques de la fantasy que dégage Baudou sont pertinents, il est tout aussi pertinent de voir comment chaque œuvre se les approprie pour les réordonner, les interroger ou les subvertir. Les constantes de la fantasy (comme les thématiques scientifiques de la S‑F) apparaissent comme des contraintes génériques à l’horizon desquelles de nouvelles formes se créent, en relation avec les autres textes du genre, avec une part de création et d’innovation parfois importante. De manière métaphorique, la fantasy peut aussi questionner le monde.
9Il me semble important de court‑circuiter ce genre d’idées reçues. Ainsi, une œuvre de S‑F peut être inintelligente et/ou irrationnelle, dans son apologie de la guerre, par exemple, et une œuvre de fantasy peut receler une vision du monde progressiste qui fasse appel à l’intelligence. De même, si le fantastique précède la S‑F et fait appel aux vieilles superstitions5, il n’est pas voué à être réactionnaire et passéiste, mais peut contenir, sous le déferlement du surnaturel, une critique des traditions et des préjugés, comme le Malpertuis de Jean Ray, les histoires de fantômes d’Edith Wharton et bien d’autres, de Hoffmann à Claude Seignolle. Et la science‑fiction peut être rétrograde, comme en témoignent les fictions militaristes souvent racistes qui ont fleuri à certaines époques au sein de la science‑fiction6.
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10Si la nécessité de distinguer fantasy et S‑F se faisait sentir, cela ne légitimait tout de même pas une opposition d’ordre moral, fondée sur la prééminence de la science à notre époque. Cette critique d’un passage du livre de Baudou ne l’empêche pas d’être un ouvrage estimable, remarquablement informé, et de synthétiser brillamment bien des apports. Les instruments de cette critique, je crois l’avoir montré, se trouvent d’ailleurs déjà dans le livre de Baudou.