Le jeu du roman
1Au milieu des années quatre‑vingt, apparaît un nouveau courant romanesque, au ton à la fois impassible, joueur et non assertif : un roman qui doute au lendemain de la « mort de l’auteur » mais qui redonne malgré tout vie à la fiction. Pour Olivier Bessard‑Banquy les représentants les plus marquants en sont Jean Échenoz, Jean‑Philippe Toussaint et Éric Chevillard, qui, publiés aux éditions de minuit, semblent être les successeurs des auteurs du nouveau roman.
2Le critique va ainsi s’interroger sur la réalité et la portée de ce renouveau romanesque, ainsi que sur sa légèreté prétendue. On peut toutefois noter que le titre choisi pour l’ouvrage incline d’ores et déjà l’analyse : pour O. Bessard‑Banquy cette vague du roman contemporain est résolument liée au jeu et à l’ironie plus qu’à la mollesse et au vide. Son travail critique consistera ainsi en une tentative de nomination et de définition. Il s’agira de donner les critères d’un genre encore en plein essor.
3Enfin l’ouvrage sera aussi le lieu d’une interrogation sur les rapports de cette littérature avec le monde contemporain et l’idée de la post‑modernité. Pour O. Bessard‑Banquy la recherche d’un accomplissement de la modernité aurait été non pas abandonné mais brisé par des catastrophes historiques telles qu’Auschwitz et désormais, les auteurs de ces lendemains terribles ne pourraient plus qu’osciller entre espoir et dérision, les deux éléments de ce paradoxe de vie ne pouvant être liés que par le jeu.
Première partie : l’aventure narrative
Le retour du récit
4Pour O. Bessard‑Banquy, le « roman ludique » est marqué par l’importance retrouvée – quoique remaniée – du récit. Dans L’équipée malaise par exemple, J. Échenoz utilise la figure du voyage exotique mais sans respecter le lyrisme qui lui est habituellement lié : « D’une place à l’autre les gens parlaient, pariaient, mangeaient des nouilles, buvaient de la bière Tiger, c’est ainsi qu’est la vie malaise » (L’équipée malaise, 1986, p. 204). Il opère une démolition narrative interne : « si L’équipée malaise, en clair, est une somme, à l’instar de chacun des autres livre d’Échenoz, il faut bien reconnaître que celle‑ci s’amuse à être égale à zéro » (p. 28). À partir d’un canevas riche et répertorié il multiplie les évènements, mais ceux‑ci sont bâtis sur du vide : par exemple un plan de guerre est monté pour reconquérir trois arbres perdus. Chevillard de son côté crée une bête protéiforme qui est en réalité une personnification de l’écriture ; Toussaint quant à lui reprend le topos de la rencontre amoureuse mais sur le ton de l’anecdote banale : autant de motifs purement romanesques retravaillés. Le souci narratif redevient une des composantes premières de l’écriture mais élaboré sous un jour nouveau : la tradition est biaisée par un jeu de tonalités inhabituelles.
5En réalité, ce ne sont pas les « scènes » principales qui forment le centre de cette nouvelle élaboration narrative mais les éléments interstitiels, les plis du texte qui sont travaillés chez Échenoz par amplification ou laissés à leur concision chez Toussaint. Seul le détail enfoui dans une logorrhée digressive et jubilatoire permet de traverser la réalité par le dire littéraire. Chez Chevillard ce postulat est le cœur même de sa recherche :
Chevillard s’amuse certes à favoriser d’abord la rencontre d’un parapluie et d’une table de dissection. Mais, ce faisant, il réaffirme bien que la seule littérature possible est celle d’une traversée du monde infinie, la seule poétique qui vaille est celle de l’interrogation perpétuelle de toute chose – interrogation impossible hors des mots (p. 40).
6Ce travail des plis au sein d’un roman renouvelé et revivifié permet de cerner le réel dans ses divers degrés et donc de déceler également ses composantes contradictoires : « De la même façon que l’Histoire continue, la littérature ne peut que continuer par nature sinon à lui donner du sens du moins à s’interroger sur son sens, en la racontant jusqu’en ses contradictions… » (p. 49).
Éloge de la banalité
Échenoz, Toussaint ou Chevillard ne sont pas des hagiographes du brio. Les marginaux qui déambulent entre les phrases de Chevillard, les trafiquants du dimanche échappés des romans d’Échenoz, Monsieur et son quotidien minuscule apparaissent au contraire comme autant d’hommes de peu, noyés dans un monde de petits riens (p. 55).
7Tout particulièrement chez Toussaint, l’écriture est le dire de l’insignifiance. Sur un ton flegmatique, le narrateur énonce le réel dans ce qu’il a de plat avec quelques notations d’une ironie lucide. Il s’agit de refuser d’entrer dans des considérations trop élimées par le roman. Pour O. Bessard‑Banquy c’est encore une trace de ludisme : les tensions du texte sont dégonflées par des notations entre parenthèses chez Toussaint qui font pénétrer dans la narration des remarques cocasses afin que le roman ne sublime pas le quotidien mais le voit dans sa platitude drolatique et son étonnante banalité.
8Chez Échenoz, ce monde sans relief peut aussi devenir vertigineusement vide. La figure du centre commercial incarne particulièrement ce monde fait de « pourriture plastique », de lassitude et de tranquillisants. L’aéroport peut seul soulager cet enfer plat parce qu’il est l’échappatoire, la fenêtre sur l’ailleurs. Les personnages d’Échenoz et de Chevillard cherchent encore quelque chose par rapport à ceux de Toussaint qui ne veulent plus rien, pas même sortir de la salle de bain ; ils luttent encore un peu contre le désenchantement alors que « Monsieur » lui trouve au fond un certain charme. « C’est parce qu’il prend la pose du joueur que le héros contemporain donne de son quotidien une image de peu de chose, c’est parce que l’existence est dérisoire qu’il peut jouer avec —pour lui trouver un enjeu » (p. 74).
Cette attention maniaque portée aux petits riens du quotidien (Toussaint), l’inventaire méthodique des béances du monde moderne (Échenoz), l’exploration des arcanes de l’ennui (Chevillard) sont trois formes possibles de l’expression des temps nouveaux. Ce jeu avec la matière de l’insignifiance ne saurait constituer cependant une dénonciation creuse de la vanité des temps modernes ou de l’aporie de la vie contemporaine. Bien au contraire, Échenoz, Toussaint, Chevillard essaient‑ils de montrer à quel point l’essentiel est inséparable de l’incongru ; plus la matière du roman apparaît dérisoire chez eux et plus elle gagne en gravité. (p. 78)
Le jeu romanesque
9Pour ces trois auteurs, ni fascination pour l’actualité, ni focalisation poétique sur une image déterminée : le monde s’impose à eux de manière brutale, dans la totalité de son altérité. Le grotesque est l’effet de la loupe qu’ils promènent sur le monde pour essayer de le cerner. Parfois cette pratique va jusqu’à la pyromanie : « La pyromanie est bien un mode d’écriture chez Chevillard tant il est essentiel pour lui de mettre à feu et à sang les certitudes ou les bonnes consciences ».
C’est comme si la mémoire du monde, le grand livre de l’histoire universelle n’était ici qu’un mauvais roman dont il faudrait oublier au plus vite la rhétorique pernicieuse, la logique narrative frelatée. Le nihilisme se mêle en l’espèce au non‑sens comme pour obliger la plume à recréer le monde. (p. 86)
10Or dans cette dynamique du grotesque, O. Bessard‑Banquy souligne qu’il n’y a qu’un pas à franchir pour atteindre la parodie. Échenoz est le plus tenté par ces excès d’un roman désenchanté. Mais « contre toute attente, c’est la vie même qui apparaît parodique… » (p. 97).
Le jeu littéraire n’a pas pour fonction en l’espèce de divertir la critique ou de séduire le lecteur mais bien d’indiquer la nouvelle importance de l’attitude ludique dans la gamme des comportements contemporains. Désormais perçus comme une des seules manières possibles de vivre le monde, elle s’impose à tous, y compris l’écrivain, qui retrouve presque par le Verbe joueur les origines de la littérature burlesque ou héroï‑comique — à la différence près qu’ici ce n’est pas la machine narrative seule qui se prend au jeu du ludique mais le livre entier, jusqu’à son pétrissage stylistique. (p. 104)
Seconde partie : pour une stylistique hédoniste
Lettre vives
11Selon O. Bessard‑Banquy, les trois auteurs en question sont unis par une euphorie rhétorique, un amour des mots en ce qu’ils relient au réel, en ce qu’ils sont à la conjonction de toutes choses, au‑delà du vide. La phrase doit prendre à bras le corps tous les éléments de la pensée « sans autre impératif que de traduire par la mécanique des mots le jeu incertain de l’exploration du monde, ironique et grave » (p. 118). Et pour ce faire, ces auteurs glanent des éléments de tous niveaux, techniques ou vulgaires, sociologiques ou intimes, disparates et éclatés qui créent un effet loufoque qui n’est pas tant le fruit d’une esthétique que le résultat d’une perception complète du réel.
Au plaisir du texte
12Ce rire qui affleure à la surface du texte crée une « spécularité joyeuse » (p. 133). Les personnages des romans ne sont autres parfois que l’auteur lui‑même, se représentant au travail, signant certaines pensées ou certains actes. Les indices de cette présence sont par exemple des notations « inutiles » comme chez Chevillard :
un raclement de gorge est en effet trop inutile narrativement (à quoi sert‑il si ce n’est de connoter un fort effet de réel dont le roman chevillardien se moque bien ?) pour ne pas appeler une petite opération de subversion poétique ; il ne faudrait pas en effet que les personnages fassent de l’ombre à l’auteur : un personnage qui se racle la gorge, rappelle ainsi Chevillard, n’est en littérature qu’un auteur qui taille son crayon. (p. 135)
13À la suite de Flaubert et de son rêve d’un roman sur rien, les écrivains contemporains se prennent à rêver de parler de la vacuité et celui qui s’y attelle le plus est certainement Jean‑Philippe Toussaint. Le vide, il le décèle non pas dans les mots et dans leur incapacité parfois à communiquer mais plus volontiers dans le monde, fait de petites choses sans grand intérêt qui ne provoquent qu’un morne ennui. Parfois cependant derrière cet ennui, se cachent des énigmes et une « inquiétante étrangeté » qui fait dans La réticence que la simple idée de rendre visite à des amis débouche sur l’idée d’un meurtre. Ainsi, l’apparence du livre sur rien n’est qu’un mirage car dans les replis du texte, les auteurs font en réalité œuvre de déstabilisation.
14Ils ont en effet « le monde en grippe » (p. 154), ils se replient sur eux‑mêmes pour essayer de se dégager de la pesanteur du réel et afin de pouvoir mieux la dire. Il faut se réapproprier le monde, même par la force et l’intimidation pour tenter de le rendre perfectible.
Détruire, disent‑ils
15« S’ils ont certes en partage le goût du récit, Échenoz, Toussaint ou Chevillard ne mettent pas, loin s’en faut, cet entrain narratif au service d’une construction romanesque digne de ce nom. » (p. 165) Chez tous il y a un instinct du sabotage. Dans un des romans de Toussaint, cette violence latente se manifeste chez le personnage par une rétractation immédiate face à l’ancien locataire de son appartement qui lui compte ses projets littéraires :
comme à la fin de l’année il allait prendre sa retraite, ils s’installeraient définitivement en Normandie, dans une fermette retapée. Cette perspective le réjouissait. Il allait pouvoir pêcher, chasser, bricoler. Il écrirait un roman. Et vous aurez un jardin ? demandai‑je pour éviter qu’il ne nous racontât le sujet de son roman, les péripéties, les rebondissements « (La salle de bain, 1985, p. 38‑39)
16Chez Chevillard, c’est plutôt par le trucage que l’entreprise de sabotage est réalisée : les éléments romanesques, intrigues ou descriptions sont minées par la surenchère et perdent spontanément tout leur crédit. La raillerie est l’arme de ce roman moderne qui préfère au conformisme générique une pure ambition poétique.
17Dans ces romans « ludiques » l’activité des personnages est ténue, surtout chez Toussaint pour qui « Monsieur » ne travaille guère. On serait bien incapable de le définir par ses fonctions dont on ignore à peu près tout sauf quelques poncifs (il travaille dans une grande entreprise) qui ne contribuent qu’à accentuer l’inutilité de cette connaissance.
C’est pourquoi tout ce qui devrait pouvoir le caractériser l’annihile au contraire : il est à nul autre pareil dans l’inconsistance, dans l’incapacité d’exister. Mais il n’est pas le seul. « Vous avez toujours l’air de ne rien foutre », lui dit Dubois‑Lacour : c’est aussi ce que pourrait dire en substance le lecteur à l’auteur. Reprenant à son compte quelques vieilles habitudes romanesques, Toussaint s’en lasse ou s’en fatigue presque aussitôt, laissant finalement ses petits pâtés de textes partir à vau‑l’eau, comme si de rien d’extraordinaire ou de romanesque ne pouvait advenir à Monsieur. Et de fait le roman Toussaintien paraît toujours excitant de prime abord mais finalement déprimant, enthousiaste mais fatigué, tout et son contraire, c’est selon (p. 175).
18Mais l’inactivité globale est doublée chez ces écrivains d’une impertinence narrative manifeste qui peut prendre souvent l’apparence de la provocation langagière. Toussaint parsème ses écrits de remarques scatologiques ou sexuelles, de même Échenoz. « Camper le décor serait ennuyeux, écrit O. Bessard‑Banquy si ce n’était là l’occasion de malmener une fois de plus la matière du roman » (p. 178).
La stylistique d’Échenoz, Toussaint et Chevillard est une stylistique hédoniste. Parce qu’elle rit de se voir si belle en son miroir. Parce qu’elle prend plaisir à jouer avec le monde comme avec un fauve en cage. Parce qu’elle tire sa propre jouissance de son action sur le monde. Parce que, ce faisant, elle permet à l’homme de s’affranchir de sa dépendance du monde, de le réinventer sans cesse, de le reconstruire indéfiniment. (p. 188)
Troisième partie : portrait de l’artiste en jeune homme drôle et désespéré
Une liberté anxiogène
19O. Bessard‑Banquy fait siennes certaines théories sociologiques qui veulent qu’avec la fin des sociétés autoritaires, chaque individu est à la recherche de son accomplissement personnel. Mais pourtant, le rapport au monde ne se noue pas forcément avec sérénité. « L’euphorie n’est en effet jamais loin de la dépression, la béatitude de l’angoisse » (p. 196). Toussaint rend cette instabilité par tout un travail sur le mouvement, le mobile et l’immobile, liés au passage du temps : « Reconnaître l’inévitable cheminement du temps vers sa négation est le programme inavoué de la démarche générale, émancipatrice ou libératrice de Monsieur » (p. 200). De façon plus générale, la difficulté du rapport au monde s’incarne dans la solitude qui renvoie le personnage à lui‑même :
Tout pousse même à voir en Monsieur l’ultime figure du héros d’aujourd’hui, Narcisse déboussolé, incapable de se voir en son miroir. Sommé de se trouver au plus vite, Monsieur se replie sur lui‑même, de manière plus ou moins radicale. Mais le moi est introuvable. Ne reste plus que la quête interminable de soi, l’infatigable recherche de l’être perdu. Le narcissisme d’aujourd’hui décape l’être en vérité, par cet impératif infini de se prononcer, de s’accomplir, de se réaliser. Obligé de se trouver partout, le moi de facto n’en finit pas de constater qu’il n’est nulle part (p. 202).
20Échenoz pour qui tous les héros sont également solitaires, cherche à comprendre l’atmosphère d’un monde aussi fragmenté, le SDF étant l’ultime figure de cette société de solitude. « Les gens que je perçois sont souvent très à vif, qu’ils mettent au point des systèmes de défense plus ou moins efficaces ou pas. J’ai fréquemment, même avec les gens les plus équilibrés que je puisse fréquenter le sentiment d’avoir affaire à des gens déchirés » confiait J. Échenoz à O. Bessard‑Banquy au cours d’un entretien privé.
21Cet état d’être‑au‑monde douloureux est dû à l’expérience de l’ennui.
L’ennui est bien pour Chevillard comme l’au‑delà pour d’autres, pas moyen d’y échapper, l’ennui, c’est‑à‑dire l’interrogation sans réponse, le souci sans remède, l’impossibilité d’être soi […] En vérité le non‑être est bien pour lui l’état originel, l’état normal, si l’on peut dire. Si la mort est ainsi le grand thème central, obsessionnel, des livres de Chevillard, c’est qu’elle est l’évidence même, et qu’elle s’impose avec une force que ne connaît pas le vivant (p. 214).
L’empire de l’altérité
22Même si les personnages de ces romans contemporains ont un rapport complexe avec leur ego ils n’en perdent pas pour autant la possibilité d’un rapport aux autres. Chez Toussaint, la politesse est le meilleur moyen d’avoir de bonnes relations avec autrui c’est‑à‑dire d’avoir la paix. Il trouve en lui‑même un asile pour faire face à l’agressivité ou au ridicule des autres et peut ainsi participer à la mascarade. Ce rapport à l’autre est d’une nature tout à fait paradoxale : « un désir insatiable de l’autre doublé d’une incapacité à supporter la moindre marque d’altérité profonde. Autrui n’existe plus au bout du compte que s’il est soluble dans le moi, que s’il conforte l’individu dans son être » (p. 224). Le rapport est donc fait à la fois de vampirisme et de bienveillance, de tendresse et de malignité.
À la fin était le verbe
23O. Bessard‑Banquy souligne en dernier lieu le mélange entre le rire mordant des trois auteurs étudiés et le lamento qui innerve chacun des romans. Ils font en sorte selon l’expression d’É. Chevillard que « l’allégresse en sautillant soulève un nuage de poussière sur la lande calcinée du désespoir » (Le caoutchouc décidément, Minuit, Paris, 1992, p. 124). Tous sont doubles, entre légèreté et ombre, entre rires et pleurs. Victoire, le personnage d’Un an de J. Échenoz est habitée par une pulsion de mort, mais elle ne peut y céder car la dépression l’a déjà privée de toute vie. Ce qu’il faut alors c’est se perdre, encore plus, pour se retrouver. « Voilà bien ce que découvre en bout de course le héros échenozien : dans ce monde narcissique à l’excès l’être ne respire qu’après s’être noyé dans le lac où il voulait admirer encore un peu son reflet. Pas de retrouvailles sans séparation. Pas de salut sans perdition » (p. 244).
24Pour O. Bessard‑Banquy, cet état d’être et d’écrire oscillant entre euphorie et désespoir est le fruit d’une trop grande liberté, issue de la déconstruction de concepts fondamentaux.
Pour l’écrivain comme pour le héros contemporain, la liberté infinie qui a découlé de la mort de Dieu et de l’ancienne rhétorique a un prix. Elle est anxiogène parce qu’infinie. La rhétorique durant des siècles a donné sa rigidité au langage mais aussi sa souplesse ; son effondrement place l’écrivain dans une abyssale perplexité. Ce d’autant qu’on le presse de toute part de s’exprimer. « Nous ne souffrons pas d’un manque de communication mais au contraire de toutes les forces qui nous obligent à nous exprimer quand nous n’avons pas grand chose à dire » (Deleuze). Or, l’ancienne rhétorique permettait de répondre à ce besoin expressif. (p. 257)
C’est en mélangeant les genres et les nombres, les discours et les idées, les comparants et les comparés que la littérature pourra remplir sa mission, c’est‑à‑dire signifier. C’est bien là ce qu’indiquent Échenoz, Toussaint ou Chevillard dans leur éloge commun de la lenteur ludique (car le temps du jeu est aussi celui de la réflexion) : c’est dans l’interrogation joueuse du monde, dans l’exploration patiente du champ langagier que se terre l’identité, toujours à construire, jamais donnée. (p. 257)
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25L’art des trois romanciers étudiés est un art de la solitude, un art coupé de l’absolu. Contre ce désarroi, seul le rire peut encore prévaloir : goguenardise contre déréliction. Pour O. Bessard‑Banquy, si Toussaint et Échenoz en usent au point de tomber parfois jusqu’à l’abnégation, les romans d’É. Chevillard cherchent encore avec espoir une aube.
26Le critique a ainsi posé au cours de son analyse tout d’abord le choix d’une nomination pour un genre encore à l’œuvre mais également les critères de reconnaissance de ce genre. Même si les trois auteurs envisagés conservent des singularités irréductibles, il se dégage en effet de leur comparaison le constat d’une parenté, certainement due au partage de données intellectuelles et sociologiques de l’époque contemporaine.