Trouver un aleph ?
1Ce volume trouve place dans un domaine très fertile de la critique contemporaine, celui qui prend acte des représentations contemporaines du sens. Comme les études sur la digression, le fragment, ou les marges, les approches littéraires du détail sont nécessairement placées sous le signe du paradoxe, et s’inscrivent dans l’herméneutique moderne de la réversibilité : le décentré s’y révèle central, l’inconsistant signifiant, l’inutile symbolique. Le détail incarne un intérêt pour ce qui, de la liste à l’expansion descriptive, suggère une logique de transgression et d’écart, révèle notre passion pour le « minuscule », échelle de la projection affective par excellence, lorsque l’élan épique est devenu étranger et que le romanesque semble survivre dans ses propres résidus. Étudier le détail, c’est observer un sujet très actif dans nos pratiques de lecture et de critique.
2Présenté comme objet-limite, le détail est toujours différentiel, et dit quelque chose des grands axes de production du sens, modulant les oppositions de la norme et de l’écart qui organisent couramment nos lectures : le fragment face à la totalité, l’infra-sémantique face au sens, le hasard ou la gratuité devant la nécessité, la petitesse devant la quantité, l’idiosyncrasie face au lieu commun, la nouveauté face à la reconnaissance. Trésor ou secret, il repose sur un effet de levier du langage : dans toute lecture de détail se cache le désir qu’a chacun de nous de trouver l’aleph du texte, le point minuscule depuis lequel tout se déploie. Ce qui est premier dans le détail est bien son attrait, la séduction qu’il exerce.
3Le détail est aussi une réalité esthétique aux enjeux bien balisés, qui a donné lieu à plusieurs études magistrales sur la représentation et la réception. Son étude est née en peinture. L’ouvrage de Daniel Arasse, Le Détail, pour une histoire rapprochée de la peinture (Flammarion, 1992) a ouvert les débats, exposant deux des enjeux essentiels du détail : sa place dans une célébration des pouvoirs mimétiques de la peinture qui fait de lui l’emblème des processus de représentation et de perception ; son rôle singulièrement « pathétique », lieu d’une intimité rapprochée, espace de projection de l’auteur et du spectateur, point limite où l’interprétation laisse place à un encouragement à faire silence. André Chastel avait déjà articulé ces deux pistes à propos d’une image précise, celle de la mouche représentée en trompe-l’œil et en plan rapproché sur bien des tableaux, à la fois comble de virtuosité réaliste, et sommet d’un ordre symbolique et tragique lorsqu’elle désigne la corruption des corps (Musca depicta, Franco Maria Ricci, 1984).
4On retrouve cette double portée, mimétique et herméneutique, dans le domaine littéraire, où l’étude du détail s’est associée durablement à quelques noms et à quelques problématiques récurrentes : Barthes, pour « l’effet de réel » — du côté du prestige mimétique — mais aussi pour le « punctum » — du côté des limites de l’interprétation ; ce passage difficile, dans les écrits de Barthes, d’une rhétorique du détail et de sa fonctionnalité narrative, à une herméneutique du détail a été récemment exploré par Michel Charles (« Le sens du détail », Poétique 116, novembre 1998, p. 387-424). Dans un tout autre état d’esprit, Naomi Schor (Lectures du détail, Hachette 1994) lit dans le dénigrement du détail, domestique, matériel, cosmétique, l’effet d’une ontologie idéaliste et masculine. La critique thématique elle aussi s’appuie presque nécessairement sur une étude de détails. Les lectures de Leo Spitzer enfin, et peut-être même toute analyse stylistique, offrent quelque chose comme une grammaire des détails.
5D’autres travaux de sciences humaines peuvent servir la lecture du détail littéraire, en décidant de sa conversion en signe ou en indice : Ginzburg (Mythes, emblèmes, traces — morphologie et histoire, Flammarion, 1989), a mis en évidence l’apparition d’un « paradigme indiciaire » dans la modernité, mais aussi le changement de regard et d’objet qu’implique la micro-histoire. Plus récemment, l’histoire de la mesure désigne avec l’idée de « quantité » une notion typiquement moderne.
6Le présent volume tire parti de tous ces précédents. Après les collectifs que lui ont consacré les universités de Poitiers (La Licorne, « Le détail », 1999) et de Vincennes, la revue Études romanesques d’Amiens prend le parti du détail, en se plaçant plutôt du côté de la lecture.
7Dans une introduction très fournie, Marine Ricord propose plusieurs directions d’analyse. Elle souligne tout d’abord le paradoxe inhérent à l’attention qu’on prête au détail, vif argent de la théorie littéraire : « À peine présent, bientôt absent, le détail mène une existence paradoxale et ondoyante. Quand on s’en empare, il quitte l’ordre de l’infime pour se métamorphoser, disparaît » (p. 3). Elle distingue ensuite entre plusieurs conceptions du détail : la petite partie pensée par rapport à un tout, le « moment qui fait événement », ou encore l’indice. Ces définitions, souligne-t-elle, mettent en évidence un modèle pictural, lient un mode d’apparition au « statut du regard qui le perçoit ou le découvre » (p. 4), et offrent la possibilité d’une transposition littéraire de ces notions avant tout visuelles que sont le point de vue, la distance, le rapprochement, le changement d’échelle ; notons au passage que cette façon de penser le regard doit beaucoup moins à la narratologie — focalisation, mode — qu’à une sorte de phénoménologie de la perception littéraire ; l’absence presque totale ici de référence aux catégories d’étude de la narration forgées par G. Genette signale d’ailleurs qu’on a avec le détail — comme on aurait avec le personnage ou encore avec le romanesque — un objet autre pour penser la narrativité. L’étude du détail promet ainsi tout à la fois une pensée de la mimésis, une réflexion sur le statut des signes narratifs, une amorce de philosophie de la perception mais aussi de la mémoire en littérature.
8Quittant le terrain des fonctions narratives, on se tournera donc plutôt vers un imaginaire de la lecture, qui se greffe volontiers sur l’attrait du détail. Lecture qui adopte une « temporalité plus lente, plus élastique » (p. 4) et un ordre non linéaire, où l’effet de suite relève plutôt, suivant les mots de Jean-Pierre Richard, « d’une insistance, d’une lenteur, d’un vœu de myopie ». Deux directions pour cette lecture : l’horizon d’une « conscience affective » gisant dans les détails, et l’insistance sur un paradigme indiciaire, voire un ordre symbolique, dont le roman policier réalise le comble. Les études du volume suivent en fait plus volontiers cette seconde direction.
9Le collectif est organisé en trois parties ; la première est consacrée aux méthodes et aux modèles de lecture du détail ; la deuxième réunit des études sur le statut du détail dans plusieurs récits, où celui-ci devient la pièce maîtresse de la composition narrative ; la troisième présente des microlectures, parfois inspirées de la psychanalyse, qui donnent des exemples de productivité de l’interprétation de détail et de la sélection du minuscule comme germe du sens. Chacun des articles, extrêmement précis, du fait même du sujet du recueil, intéressera les spécialistes des auteurs concernés ; j’extrairai pour ma part quelques directions théoriques que suggère sa lecture.
De l’indice au symbole
10L’ensemble s’ouvre sur deux études consacrées au roman policier, qui accrochent directement la notion de détail au « paradigme indiciaire » mis en évidence par Carlo Ginzburg, donnant au détail une fonctionnalité maximale, qu’elle soit narrative ou symbolique. Pour le lecteur de roman policier, il n’y a pas de détail, c’est-à-dire rien de résiduel, tout doit attirer l’attention parce que tout est susceptible de resservir. Denis Mellier propose de faire de cette « sémiologie du détail » constitutive de toute fiction policière, de cette hyper-herméneutique où l’interprète se prépare toujours à « ré-identif[ier] des fragments au sein d’une totalité » (p. 15), un « imaginaire de la lecture ». Les rapports du détail et du tout (ce qu’a de nécessairement « métonymique » la logique policière) deviennent une définition du sens : la fonction narrative du détail se meut en herméneutique, le résidu devient indice, le fragment signe. Comme chez Barthes, il n’est rien qui ne soit signifiant, mais l’opération de production du sens est ici découplée de la question mimétique, de la problématique réaliste et illusionniste qui fait le fond de l’analyse de Barthes. Denis Mellier en vient à formuler une définition du roman policier qui prend les apparences d’un récit de la naissance des signes, d’une histoire de leur « déploiement narratif » : le roman policier est « ce récit où l’émergence du sens tient à la transfiguration de l’imperceptible en détail, puis du détail en indice, enfin de l’indice en signe » (p. 22).
11Une telle lecture révèle aussi l’appartenance nécessaire du détail à un ordre esthétique ; comme le montrera plus loin Henriette Levillain après Denis Boisseau, il n’y a pas de détail dans la nature, le détail révèle l’œuvre et l’intention. D. Mellier suggère une direction semblable en étudiant l’esthétisation du crime dans le roman policier, sorte de « maniérisme » (Daniel Arasse dirait « stylish style ») nécessaire au genre : « Il s’agit de goûter dans la composition d’un beau meurtre certaines dispositions, certains excès qui marquent le génie ou à l’inverse l’équilibre et la maîtrise qui transparaissent de l’exécution de l’œuvre » (p. 20). Les rôles se croisent dans cette fiction herméneutique autour du pivot que constitue le détail : le lecteur-détective, l’assassin-artiste, le détective-herméneute, l’écrivain criminel…
12Isabelle Casta poursuit cette première lecture en posant le paradoxe du détail criminel, qui est aussi le paradoxe de tout « beau » détail : l’essentiel est dans « l’enchâssement hyposémantique » d’un nœud « où se croisent et se tressent l’incongru et le fatidique » (p. 28), le saugrenu et le décisif. C’est la formulation d’un principe récurrent pour l’analyse : la lecture de détail repose nécessairement sur une opération de réversion, de resémantisation, ou même d’hypersymbolisation. C’est une insistance toute moderne que cette dramatisation des seuils et des marges : le peu de sens devient le lieu même du sens. C’était d’ailleurs l’analyse de Michel Charles, rappelée par plusieurs contributeurs du volume : « Il n’y a pas de détail pour l’herméneute, qui fait ses délices du détail en montrant qu’il n’y a pas de hasard » (cité par Pascale Chiron, p. 68). Dans L’Arbre et la source, du même auteur, on lirait d’ailleurs aussi : « dans le contexte moderne, on ne parle jamais du détail que pour dire qu’il est essentiel. […] le détail et la pensée de l’écart, la digression et l’ornement n’apparaissent que dans des rhétoriques qui coexistent, à un moment donné, avec une esthétique où la différence est valorisée » (p. 112). L’analyse de détail éclaire une contradiction de fond entre une lecture rhétorique et une lecture herméneutique ; ainsi que le rappelle Jean-Paul Engélibert dans une analyse de Lord Jim : le détail est le « symptôme » de ce qu’a de contradictoire toute pratique de lecture (p. 163).
13Réversion et resémantisation, pente nécessaire du symbole, c’est aussi le mouvement herméneutique de la nouvelle lecture d’un détail typographique du Diable amoureux par Luc Ruiz, de celle d’un détail descriptif de l’Odyssée révélant une fonctionnalité narrative par Danièle Aubriot, ou encore de la « puce » de Tartuffe par Olivier Leplatre. Les détails prennent ainsi place à l’intérieur de véritables « systèmes symboliques ».
14Dans les lectures psychanalytiques, représentées à plusieurs reprises dans ce volume, cette resémantisation prend la forme du « déplacement » et de la « condensation » qui est aussi celle de l’analyse freudienne du rêve :
le détail isolé fonctionne […] comme un point catastrophique où se concentrent, se condensent les formes singulières d’une configuration, et à partir duquel se déploient toutes ses singularités. Le mouvement par lequel l’œil isole un détail n’est donc que la somme géométrique des forces que Freud reconnaît au service du travail du rêve (p. 183),
15explique Christian Michel dans une lecture de Huysmans.
Démembrement
16Hors de ces compositions sémiotiques cependant, le détail morcelle et arrête la lecture. « Le réel semble éclater en une collection de traits disparates, hétéroclites ou d’instantanés » (p. 83, Marie-Christine Gomez-Géraud à propos du Journal de voyage de Montaigne). Un couplage revient souvent : celui qui, via les thèmes à la fois rhétoriques et post-modernes de l’expansion, du superflu, de la liste, de la prolifération — et de ses implications psychanalytiques — associe implicitement le danger du détail aux périls désorganisateurs de la description explorée par Ph. Hamon. Le détail, en cela, rejoint le cortège des notions phares de la critique moderne, où ce qui est hors système — le détail, la digression, l’exception, le supplément, ou encore le parasite cher à Michel Serres — s’avère être ce qui fait fonctionner le système. La multiplication des détails décide par exemple d’une certaine pratique mimétique, ou, comme l’écrit Alain Schaffner à propos de Vialatte, d’« une stratégie fictionnelle au service d’une poétique particulière, celle du kaléidoscope » (p. 104).
17Cette discontinuité est en effet retournée en signature esthétique. C’est ce qu’enseigne la lecture passionnante que fait Pascale Chiron du Jehan de Saintré, présenté comme l’espace de passage d’une conception à l’autre du détail, et, partant, d’une conception à l’autre du roman : l’esthétique du roman courtois tout d’abord, reposant sur la répétition des mêmes détails — qui permet par exemple de se contenter de portraits en mention ou de descriptions abrégées — se situe du côté de la célébration, « de la redondance, du ressassement des valeurs et des codes chevaleresques » (p. 74), du côté du lieu commun pourrait-on ajouter, affermi en traduction esthétique du consensus ; « ce qui compte dans cet exemple est moins le contenu du détail (puisqu’il est toujours le même) que l’expression de sa présence » (p. 75) ; on n’est pas si loin de la fonctionnalité du détail dans l’analyse de Barthes, ancrée dans une esthétique toute différente mais reposant sur la même logique de mention. À l’inverse, dans le genre de la nouvelle, le détail est particularisé, et célèbre cette fois l’individualité, « symptôme d’une esthétique littéraire romanesque en train d’évoluer » (p. 76). Entre les retrouvailles ou l’attestation et la nouveauté, ce qui est défini, pourra-t-on ajouter, c’est peut-être précisément le romanesque du détail, romanesque moderne qui gît dans les objets plutôt que dans la narrativité elle-même.
Remembrement
18La discontinuité ou le démembrement du détail ne sont cependant jamais le fin mot de l’histoire, soit parce que le détail est résorbé en indice, en signe ou en symbole, on l’a vu ; soit parce qu’au contraire sa modestie sémantique en fait un mode de présentation du souvenir, la forme ténue de présence du temps, ce qu’était déjà la mouche d’A. Chastel. Car si le détail morcelle, il peut aussi témoigner. La lecture en est à la fois rétrospective et reconstitutive, explique au sujet du Curé de village de Balzac Nathalie Solomon, qui rappelle aussi avec grande pertinence l’image de la lecture comme « remembrement » proposée par Lucien Dällenbach, induction « d’un sens à partir d’une matière » (p. 96). Que le détail soit tourné vers le passé de l’expérience, ou vers un geste de recueillement, qu’il puisse être un lieu de mémoire, plusieurs articles de ce volume en rendent compte.
19Mémoire des faits tout d’abord, dans le simple statut diariste du détail ; loin de l’artifice mimétique de « l’effet de réel », le détail fait alors témoignage, ainsi que le montre par exemple Marie-Christine Gomez-Géraud à propos du Journal de voyage de Montaigne : comme l’effet de réel cependant il repose sur une opération de sélection, il désigne le notable, le curieux, c’est-à-dire, en contexte référentiel, le mémorable, ce qu’il faut « retenir » et ce qui sert à « retenir » l’expérience. Le détail du texte non-fictionnel, ce serait en quelque sorte l’effet de réel anobli, débarrassé de sa composante illusoire, maniériste, fonctionnelle — c’est le romanesque du quotidien. A. Schaffner met lui aussi en lumière à propos du Fidèle berger de Vialatte « les liens étroits entre la remémoration et la construction du roman » (p. 100).
20Mémoire en un sens éthique plus lourd ensuite, dans le bel article que Philippe Zard consacre aux Carnets de Malte Laurids Brigge de Rilke, « l’homme qui n’a pas de paupières » ainsi que le définissait Hoffmannstahl, le « témoin à perpétuité » (p. 111). Démembrement et remembrement ici aussi s’associent, dans ce véritable acte littéraire qu’est devenu à l’époque contemporaine le témoignage ou même l’attestation :
le roman tisse une relation étroite entre une composition fragmentaire, l’attention presque obsessionnelle portée au détail du réel et un imaginaire de la mutilation. À travers le détail, c’est la question du rapport entre le sujet et le monde que pose la fiction des Carnets : le détail est à la fois l’épreuve du réel et la menace de sa décomposition (p. 112),
21il dit tout ensemble l’infini des choses et leur précarité.
Détail & « conscience affective »
22Cette émotion du détail court en fait souterrainement tout au long du recueil. Le détail offre en effet une affirmation pure de la singularité, celle du réel, celle du lecteur, celle de l’auteur. A. Schaffner rapporte la dépendance établie par Barthes entre le détail qui point et la « conscience affective » (p. 101), en une sorte de phénoménologie de la perception de l’infime. Philippe Zard lit également dans les détails des Carnets de Malte une « phénoménologie naissante » (p. 115), et « Malte semble parfois accomplir le programme husserlien » (p. 116) ; loin de Barthes cette fois (du Barthes de l’effet de réel mais peut-être pas de celui du punctum) la pente phénoménologique fait du détail une modalité d’apparition du réel : « c’est à l’occasion ou au détour d’un détail que s’éveille ce rapport naïf et natif au réel » (p. 117) ; on lirait sans doute aussi chez Proust cette rencontre, dans l’ordre du détail, entre la description d’un objet et le processus de sa perception, qui donne elle aussi accès à « une vision résolument immanente de la création : celle d’un infini enclos dans les limites d’un corps ou d’un objet » (p. 120).
23Le détail peut fonctionner comme signature et lieu identitaire. La critique d’attribution picturale qu’a étudiée Carlo Ginzburg repose d’ailleurs sur la détermination d’idiosyncrasies : « Lire le tableau, c’est alors chercher l’identité dans le détail « (D. Mellier, p. 18). Les médiévistes de cet ouvrage s’accordent semble-t-il sur cet usage identifiant des détails pensé plus largement qu’en termes d’attribution : « l’étude du détail ne répond pas qu’à des questions d’ordre généalogique, elle apporte également d’autres réponses : elle peut permettre de définir une technique d’adaptation » (Astrid Guillaume, p. 50). Le détail est donc un geste d’identité pour l’auteur, et D. Mellier réinterprète à son sujet l’ancienne notion de « maniérisme » : « le détail emphatisé par la lecture du détective révèle, comme dans tout maniérisme, la méthode, la forme, le style de l’artiste » (p. 23). Même sentiment d’un texte signé pour M.-C. Gomez-Géraud : la lecture du journal de voyage de Montaigne, si elle fait « voler en éclats le monde », n’en révèle pas moins « un univers intérieur très cohérent » (p. 87), dont l’usage du détail apparaît précisément comme le point d’accès. « C’est à l’intimité de l’œuvre que l’explication du détail promet de donner accès », écrivait M. Ricord en introduction (p. 6).
***
24Trace de la subjectivité de l’auteur — « l’essence précieuse de mon individu », disait Barthes - le détail est aussi un objet projectif pour le lecteur. C’est peut-être cette part de la conscience affective du lecteur qui pourrait faire l’unité du volume, déjà suggérée par l’introduction, et l’ouvre à d’autres perspectives. Constituer un objet en détail, lorsqu’on lit ou lorsqu’on interprète, c’est souvent dévoiler ce qui nous semble habitable ou appropriable dans une œuvre ; Michel Charles a par exemple proposé une lecture biographique du fameux article sur « l’effet de réel », soulignant que la « notabilité » du piano, des cartons et du baromètre de Flaubert vient surtout de leur ressemblance avec un décor de l’enfance de Barthes : ces objets ne disent pas à Barthes, selon la lecture fonctionnelle qu’il a pourtant livrée, « nous sommes le réel », ils lui disent : « souviens-toi ». Le détail lu est sans aucun doute un lieu de projection et de reconnaissance, que cette attestation s’enlève ou non sur le fond d’un passé avéré. Sésame d’une intimité littéraire, penchant « fétichiste » (ainsi que le suggère M. Ricord, p. 7) de la narrativité, à la croisée de deux regards, celui du lecteur et celui de l’auteur qui organisent de concert son surgissement, l’attrait du détail a sans doute une part importante dans l’immersion fictionnelle ; mais, comme le rappelle l’éditrice de ce volume, c’en est aussi le risque, qui fait qu’il peut y avoir, tant le désir est grand, de « faux détails » (p. 7).