Pourquoi les genres ?
1S’il est clair que le champ des études post-coloniales est presque exclusivement dominé par des universitaires indiens ou d’origine indienne (Gayatri Chakravorty Spivak, Homi Bhabha, Arjun Appadurai, Leela Gandhi, Ania Loomba, pour n’en citer que quelques uns), on connaît beaucoup moins, non seulement en France mais même dans le monde anglophone, l’existence de nombreux et excellents travaux de théorie littéraire et de littérature générale et comparée qui paraissent depuis déjà longtemps chez plusieurs éditeurs du sous-continent (Prestige et Oxford University Press, New Delhi, entre autres). L’ouvrage de Milind Malshe, Professeur d’Anglais à l’Indian Institute of Technology de Bombay, sémioticien et linguiste, musicien et musicologue, est un remarquable exemple de ces contributions de premier ordre à la science de la littérature dont nous ignorons encore tout en Occident.
2Le propos de l’auteur pourrait paraître trop ambitieux à l’échelle d’un texte d’une ampleur réduite, or il n’en est rien. Une approche logique, complexe et pluridisciplinaire, à la fois historique et structurale, un raisonnement et une rédaction d’une exemplaire clarté permettent de tenir cette gageure : reprendre à la base toute la question du genre, refonder et remotiver les études génologiques et proposer un modèle communicationnel, à jour, efficace et pédagogiquement pratique, pour la lecture littéraire actuelle. On comprend dès les premières lignes de la préface que le concept de genre est ici placé sous le signe de la littérarité en tant qu’actualisation spécifique du système des pratiques esthétiques :
La classification littéraire est aussi vieille que la littérature ; elle émerge en effet en même temps que ‘naît’ la littérature, car elle est inhérente aux actes mêmes de créer de la littérature et d’y répondre. Le processus de classification commence lorsqu’on distingue intuitivement la littérature des autres sortes d’activité verbale, et il se poursuit tout au long du développement et de la prolifération de la tradition littéraire. (vii)
Fondements & problèmes de la génologie classique
3Le chapitre 1 situe le problème et la nécessité de la classification en esthétique à la fois dans un cadre cognitif et scientifique et dans un cadre philosophique ; il annonce la critique radicale qui sera menée plus tard, au chapitre 4, des théories esthétiques romantiques et idéalistes qui prétendent faire l’économie de toute classification (Kant, Croce, Walter Pater). Pour commencer, de telles vues reposent sur une contradiction initiale si le champ esthétique doit de toute façon être différencié d’autres domaines de l’expérience et du faire humain. Il y a, au départ, « deux positions diamétralement opposées en ce qui concerne la possibilité de définir les concepts esthétiques et celle de classer les objets esthétiques ». (p. 3) D’un côté l’essentialisme platonicien selon lequel toute catégorie doit être définie selon le critère d’une propriété ou d’un ensemble de propriétés essentielles et fixes (la mimèsis aristotélicienne en fournit un exemple) ; de l’autre, le nominalisme, affirmant que chaque objet esthétique est unique et inclassable (Walter Pater). Ces deux positions sont renvoyées dos à dos : si l’essentialisme est normatif et réducteur, le nominalisme est démenti à la fois par la conscience critique des producteurs esthétiques et par la pratique du lecteur compétent.
4Le chapitre 2 s’interroge sur la sytématisation par la critique littéraire moderne du champ entier des « études littéraires » et sur la place du concept de classification dans les modèles d’études littéraires. Il s’avère très vite que, de Wellek et Warren à David Daiches, en passant même par le New Criticism, nul ne peut se dispenser de classer, fût-ce implicitement et à l’encontre du principe de singularité de chaque objet revendiqué par certains. La classification a en fait deux aspects, synchronique et diachronique, qui ne cessent d’interférer l’un avec l’autre. On en verra une preuve à la fois dans les génologies qui font état de la successivité des genres et d’évolutions marquées par des seuils de mutation, et dans les périodisations historiques qui s’appuient sur la prédominance et/ou la caractérisation particulière de tel genre ou telle époque. La critique marxiste classique, bien sûr, fait appel à l’idée de genre pour historiciser les œuvres, mais Bakhtine, pour sa part, combine « de façon perspicace le souci marxiste de l’histoire avec le souci formaliste des genre ». (p. 16) L’esthétique de la réception retrouve encore le genre au titre des « horizons d’attente ». En sens inverse, si, du « practical criticism » de Richards au « New Criticism », l’idée de l’unité organique du texte s’oppose à toute classification, cette idée se fonde sur un modèle qui est celui de la poésie lyrique, hérité du Romantisme et du Symbolisme. Il y a donc contradiction entre le déni du genre et la centralité affirmée du lyrique dans la hiérarchie de la littérarité. Il serait d’ailleurs pour le moins naïf de traiter des fictions narratives telles que Tom Jones ou Anna Karenine comme des « métaphores filées »... Bien que Milind Malshe ne fasse pas allusion à l’œuvre critique et théorique de Michael Riffaterre, il me semble que l’on pourrait dans une certaine mesure s’interroger de façon analogue sur la validité de son extrapolation à la prose narrative du modèle lyrique (matrice, hypogramme, conversion) construit dans sa Sémiotique de la poésie.
5En fin de chapitre, Malshe propose un premier modèle communicationnel très simple pour l’étude de la littérature, et note deux points particulièrement importants : a) « toute l’activité est encadrée par les traditions socio-culturelles [...], ce par quoi l’on ne doit pas entendre des conventions absolument figées et immuables, mais une organisation dynamique des normes ouverte au changement historique » (p. 26) ; et : b) il existe une activité « d’auto-correction » à chaque bout de la chaîne écrivain-texte-lecteur. Le concept de classification littéraire joue un rôle crucial dans tous les processus ici modélisés, tant au niveau de l’institution de la littérature que dans les multiples déviances par rapport à la norme générique établie.
6Les premières pages, hélas trop courtes, du chapitre 3 (« Le modèle traditionnel ») constituent un rappel de la poétique classique indienne de Bharata (il y a environ deux mille ans). Cet ouvrage classe les productions de l’art dramatique, central alors à la littérature profane, de façon très fine selon de nombreux critères tant formels que linguistiques, stylistiques et de modes de présentation. Aux septième et huitième siècles de notre ère, chez les poéticiens Bhamah et Dandin, la notion de poésie n’est plus liée au dramatique, plusieurs nouvelles catégories sont ajoutées, qui font beaucoup penser à Aristote, et des critères de contenu ainsi que de figuralité rhétorique viennent enrichir la génologie. L’analyse critique, qui suit, des aspects génériques de la Poétique d’Aristote est excellente et en dégage rapidement à la fois les lignes de force et les faiblesses : la division des genres suivant les rôles énonciatifs (la monstration et la narration) remonte à Platon et ne permet pas d’inclure le lyrique dans le corps de la poésie ou de l’ensemble innommé des arts verbaux, sans doute parce que le lyrique est alors essentiellement chanté et non pas lu ; il existe, dans la génologie aristotélicienne une relation obscure mais certaine entre paramètres synchroniques et diachroniques, une idée d’évolution et de progrès littéraire qui place la tragédie complexe à la fois au sommet et au point d’aboutissement ; enfin, comme cela se répètera souvent dans les poétiques occidentales ultérieures, Aristote manifeste une forte tendance au binarisme (ce qui n’est apparemment pas le cas des poétiques indiennes classiques). Ce sont les tensions et les contradictions entre les deux objets de l’imitation (la nature, d’une part, et les maîtres du passé, Homère, par exemple) qui viennent à la fois enrichir et invalider le binarisme sous-jacent aux génologies occidentales. Milind Malshe montre ainsi que la question du tiers en tant que mixte (réprouvé ou idéalisé) et du tiers exclu (viz. le statut du lyrique) est le site sensible de l’idéologie de la littérature. Ces idées très suggestives, ainsi que la dissémination du générique dans les listes ouvertes qui apparaissent à la Renaissance, mériteraient, bien sûr, de plus amples développements dans une version augmentée de l’Esthétique de la classification littéraire que nous pouvons appeler de nos vœux. Par ailleurs, la lecture néo-classique de la définition du roman selon Fielding a le grand mérite de relativiser le caractère révolutionnaire des premiers réalismes romanesques : « La définition de Fielding constitue une tentative de l’esprit critique contemporain pour décrire le nouveau genre dans les termes des concepts génériques disponibles ». (p. 50) Ce n’est donc pas là, dirais-je, mais dans le double paradoxe (à la fois idéaliste et spontanéiste) de la singularité et de l’originalité romantiques que se produit une rupture potentiellement radicale avec le formalisme et le ritualisme constitutifs de la littérarité depuis l’Antiquité classique. En effet, contrairement à l’école néo-aristotélicienne de Chicago, minoritaire, la plupart des critiques modernes, « en s’opposant aux présupposés moraux et mimétiques du Classicisme et du Néo-classicisme » (p. 51), pourraient accepter l’idée bakhtinienne de la supériorité des formes impures et carnavalesques, tandis que la contribution majeure des théories génériques traditionnelles a été sa capacité de « comprendre la littérature comme institution socio-culturelle » (p. 52). Ceci représente certainement une leçon à la lumière de laquelle des formalismes contemporains comme ceux du Nouveau Roman et des nouvelles écritures à contraintes devraient être profondément réévalués.
Contestation du modèle traditionnel
7Tel est le titre du chapitre 4 de notre ouvrage. Tandis que l’idéologie romantique reconfigure la dichotomie classique en une triade lyrique-épique-dramatique dans laquelle la « subjectivité lyrique » est première, primitive et fondatrice, l’objectivité narrative seconde et la mixité objective-subjective du théâtre constitue un aboutissement, la contestation du concept de genre revêt deux formes : dans la première (Kant et Croce) les objets esthétiques sont tous sui generis en tant que tels ; dans la seconde, de Nietzsche au post-structuralisme, c’est toute classification de l’action et de l’expérience humaine qui est à proscrire, y compris les catégories fondamentales de l’esthétique, de l’éthique et du cognitif, ce qui représente une position subjectiviste et anti-rationaliste.
8En remontant à la Critique du jugement, on peut dire que le refus de toute classification autre que purement pragmatique se fonde sur l’idée kantienne que « sous leur aspect logique tous les jugements de goût sont des jugements singuliers ». Ce qui implique, d’une part, que de tels jugements ne sont pas généralisables, ne peuvent avoir de validité objective générale, et d’autre part que le jugement esthétique est opposé au jugement cognitif. Toute apparente généralisation ou conceptualisation du premier n’est en fait que l’extrapolation d’une série d’expériences singulières, de même que « l’universalité subjective » du jugement esthétique a pour base la projection de l’expérience individuelle sur celle d’autres sujets en tant qu’humains.
9Croce, lui, critique Kant pour le manque d’un concept d’imagination productive et cherche à construire une théorie de l’intuition pure selon laquelle la connaissance intuitive est le produit de l’imagination, a pour objets des qualia individuels ou leurs relations mutuelles, et débouche sur une image du particulier. La « poésie », opposée à la prose, constitue le modèle d’une telle intuition. Il en résulte que toute idée d’évolution organique de l’art comme celle de Brunetière est intrinsèquement fausse et que les catégorisations génériques ne sont pas des actes esthétiques.
10Milind Malshe entreprend alors de réfuter le nominalisme esthétique en adressant à Kant et à Croce les trois questions suivantes :
(i) si les jugements esthétiques sont non-conceptuels et singuliers [...] est-il possible d’avoir une activité critique quelconque dans le champ de l’esthétique ?
(ii) Si l’activité esthétique est entièrement fondée sur l’intuition, ou entièrement coextensive à celle-ci [...], reste-t-il une place quelconque pour les processus d’identification, de description, d’interprétation, de comparaison et d’évaluation des objets esthétiques ?
(iii) Une théorie esthétique qui ne tient pas compte du contexte socio-culturel des traditions, des conventions et des institutions esthétiques, peut-elle nous offrir une compréhension substantielle de la nature de l’art et de la littérature ? (p. 63)
11Sans reprendre l’ample démonstration, très argumentée, des réponses attendues à ces trois questions, via notamment les réflexions de Henry Moore, de Van Gogh et de T.S. Eliot sur l’art, on remarquera que le nominalisme et l’idéalisme esthétique apparaissent comme une interdiction de principe de toute comparaison et de tout concept d’universaux ou d’invariants littéraires, ce qui implique une position radicalement différente de celle de Goethe ; en d’autres termes, l’idée de Weltliteratur va de pair avec l’affirmation du rôle essentiel de la généricité dans la communication littéraire et nous invite à réaffirmer l’existence nécessaire du genre comme objet autonome (indépendant dans son principe de toute actualisation textuelle). Enfin, pour servir et non trahir l’esthétique, une véritable socio-critique doit tout d’abord viser le genre et non des objets textuels singuliers. Ces deux implications de la réflexion menée par notre auteur devraient constituer des avertissements sérieux pour les comparatistes qui fabriquent des corpus au coup par coup, et pour ceux qui honnissent tout historicisme.
12Dans les deux sections suivantes, Milind Malshe expose les théories pertinemment corrélées, dans leur filiation logique et historique, de Nietzsche, Heidegger et Derrida, avant de les critiquer radicalement. Il annonce tout de suite, courageusement, qu’on peut « les qualifier de “subjectivistes”, “sceptiques”, “antirationalistes” ou “nihilistes” selon la perspective adoptée ». (p. 68)
13Dans La Naissance de la tragédie, l’insistance de Nietzsche sur l’existence ou l’être, au détriment de la réalité ou de la connaissance, le conduit à refuser à la fois le savoir socratique et l’idée classique ou « apollinienne » de l’art et de l’esthétique, soucieuse de beauté, de forme et d’ordre, au profit d’un art « dionysiaque », « musical », « lyrique », « mythique », « métaphysique », ce qui démembre et met complètement sens dessus dessous tout le schéma générique classique et néo-classique. Cette contestation d’Aristote n’a aucun fondement rationnel et Nietzsche, faute d’employer les termes génériques qu’il utilise de façon cohérente prétend en quelque sorte démontrer que le jeu est truqué en en tournant lui-même les règles. Si certains considèrent comme « artistiques » l’a-théoricité, les perturbants paradoxes et contradictions nietzschéens, il n’en reste pas moins que cette non-théorie fonctionne comme source primordiale des théories antigénériques ultérieures, de l’existentialisme au post-structuralisme.
14Comme chez Nietzsche et peut-être plus encore, le texte de Heidegger sur « Le penseur comme poète » relève lui-même d’une non-discursivité poétique, voire même d’une « méditation versifiée quasiment mystique » ; il exposerait ainsi par une auto-exemplification une pensée artistique de l’art à l’état naissant, au prix, évidemment, d’une exaltation des pouvoirs incontrôlés du langage, contre le sens, ce qui le rapproche de Husserl dans son exercice de réduction transcendantale. L’irrationalisme remplace le fruit possible d’un effort analytique et démonstratif tenace par une foi hasardeuse en une révélation hasardée. Et Heidegger, pour nous convaincre, fait feu de toute sorte d’artifices rhétoriques et d’effets de style dynamisants assez forcés. (Ce serait l’occasion de rappeler une fois de plus, comme je l’ai fait ailleurs à propos notamment de Terry Eagleton, que les styles de la théorie ne sont jamais innocents et que la responsabilité ou l’irresponsabilité éthiques s’y logent et s’y dissimulent : Heidegger se situe, par son style, dans l’apologie d’une hubris destructrice et auto-destructrice ; la reconnaissance et la conscience du genre, et donc du rôle, sont justement les garde-fous qu’il défonce sans humour).
15Dans la même lignée, Derrida est justement pris à partie pour les mêmes raisons à propos de La Voix et le phénomène et de La Loi du genre. Pour Derrida, sans aucune justification, qu’un texte “participe” à un ou plusieurs genres ne signifie pas qu’il “appartienne” à un genre ; en quelque sorte, le texte n’utiliserait la marque du genre que pour se démarquer – on se demande de quoi. Dans un passage particulièrement confus, il faut le dire, Derrida suggère que la condition de possibilité de la loi du genre est sa contre-loi, un principe d’impossibilité, un principe essentiel d’impureté, de subversion, de corruption, etc. Malshe conclut que
toute la tentative de démontrer qu’il y a une loi de contamination à l’intérieur de la loi du genre semble plutôt tirée par les cheveux et injustifiée, dans la mesure où l’accent sur la « pureté » générique’ a en fait disparu avec la doctrine néo-classique. (p. 81)
16J’irais un peu plus loin encore en avançant que cet exercice manifeste la contamination-corruption-collision-etc. encore et toujours nietzschéenne et heideggerienne, néo-romantique, désordonnée, expressiviste et spontanéiste, de la philosophie et de la littérature – plus particulièrement, de la « poésie » – dont Derrida voudrait faire un trait distinctif de son écriture mais qu’il ne parvient jamais à théoriser ni à mener à son terme logique, à cause précisément de son refus romantique de la généricité des « écritures ».
17En conclusion de cette partie se posent quelques questions fondamentales adressées aux présupposés métaphysiques de la théorie déconstructionniste :
18a) l’ « ouverture » du texte (jusqu’à quel point un texte peut-il être ouvert, sans interdire toute validation des interprétations, sans sortir de toute pertinence – « combien d’enfants avait Lady Macbeth ? »)
b) dans quelle mesure peut-on accepter le précepte déconstructionniste qu’il n’existe aucun point de vue neutre et objectif à partir duquel on pourrait offrir une interprétation « univoque » d’un texte ? Si, par exemple, on parle d’un « soi » féminin dans la critique féministe, on présuppose tout de même qu’il y a quelque chose comme un sujet doté d’une certaine cohérence, de certains facteurs d’unification.
c) en dernier lieu et en termes beaucoup plus généraux, on doit se demander avec Todorov si le scepticisme, le subjectivisme et le nihilisme de Nietzsche, de Heidegger et de Derrida ne rend pas impossible l’identification et l’évaluation de quoi que ce soit d’humain en l’homme : ce n’est plus seulement la certitude de la connaissance et du jugement qui est ébranlée, mais c’est la reconnaissance « de tout acte de connaissance, de jugement, de développement scientifique et de construction de systèmes de valeurs (morales et esthétiques) qui est complètement anéantie ». (p. 83)
19Comme quoi il est politiquement redoutable, conclurai-je pour ma part, de nier le principe esthétique de généricité.
Pour un modèle contractuel
20Nous n’entrerons pas autant dans le détail de la dernière partie de l’ouvrage examiné (chapitres 5 et 6), bien qu’elle soit tout aussi innovante : nous nous contenterons d’en résumer les grandes lignes sans citer les analyses très brillantes d’exemples génériques empruntés entre autres à Shakespeare, Wordsworth, Hopkins, Virginia Woolf et Beckett qui l’illustrent et sur lesquels elle s’appuie. Ce n’est point un obstacle pour le lecteur francophone, on l’espère, et les mêmes démonstrations pourraient être menées à partir d’un corpus emprunté à d’autres littératures.
21En reprenant les bases d’une approche fondée sur la linguistique structurale, trois concepts principaux sont associés : la compétence littéraire, le système littéraire et l’intertextualité. À l’origine du premier (développé par Culler, de façon, à mon avis, assez peu satisfaisante, et par d’autres), la distinction chomskyienne entre compétence et performance linguistique. À l’origine du second, les thèses, notamment de Claudio Guillén. Et à celle du troisième, les travaux structuralistes « français » de Todorov ou de Kristeva, héritiers du formalisme russe. Ce que l’on peut trouver particulièrement intéressant, c’est l’effort de synthèse et d’articulation entre les trois :
Les critiques structuralistes [...] sont attentifs au « paradoxe fondamental de la littérature » : d’une part, un texte littéraire fait montre d’une étrangeté ou d’une singularité remarquable, par sa double différence au regard de la communication linguistique ordinaire (du fait de sa fictionalité), et aussi au regard de tous les autres textes littéraires (du fait de sa « forme organique » ; et, d’autre part, elle manifeste aussi une tendance à se « naturaliser » ou à se « conventionnaliser » en établissant des concepts généraux, des principes, des catégories, des normes, des codes, etc. (p. 90)
22Or ce paradoxe n’est pas traité comme une aporie ou un dilemme, mais comme une tension dynamique qui sous-tend la construction collaborative à la fois du sens et de la signifiance littéraire. En d’autres termes, on pourrait dire que la nécessaire recherche de la cohérence (au sens même de la théorie cognitive) détermine aussi bien la polysémie limitée que la motivation de celle-ci par une pertinence plurielle (mais non indéfiniment extensible).
23Ainsi les éléments déviants d’un poème moderne (e. e. cummings, [mais on pourrait en dire autant d’Apollinaire, de Huidobro, de Gertrude Stein, d’Auden et de bien d’autres]) « ne produisent pas un sentiment de chaos et d’obscurité, car ils sont contrebalancés par certains dispositifs structuraux ». (p. 94) Et « les relations intertextuelles deviennent beaucoup plus significatives et intéressantes dès que le lecteur “compétent” décèle leurs implications génériques ». (p. 96)
24Il est fait appel, de façon critique, à quelques schémas de classification traditionnels et modernes pour fournir des suggestions et éviter des écueils dans la construction d’un nouveau schéma viable pour notre temps. Des diagrammes permettent de visualiser le système binaire de Hudson (formes personnelles/subjectives vs. formes objectives/impersonnelles), le système polycentrique de Frye (avec les quatre types de critique et les subdivisions de chacun d’eux) et la « boussole à perspectives » de Paul Hernadi, sans omettre, dans le commentaire, d’en relever les déficiences (double emploi, interférences et relations diagonales non envisagées), toutes dues à un fondement non- ou insuffisamment communicationnel du système.
25Il faudra donc recourir à une théorie « contractuelle » du genre, s’appuyant sur la notion wittgensteinienne d’ « air de famille ». Le contrat lie encodeur et décodeur. Il ne s’agit pas ici d’un simple choix terminologique mais « d’une proposition fondamentalement conceptuelle ». (p. 104) Le contrat est étymologiquement dérivé de l’idée de ce qui attire ensemble et l’un à l’autre, et de celle d’une manipulation conjointe. « Ce terme peut ainsi nous aider à faire attention au processus de rapprochement des textes, ce qui peut servir d’antidote à la tentation de construire une taxonomie de classes toutes faites ». (p. 105) Ce terme renvoie à la théorie du « contrat social ». Il contribue à souligner que la « lecture » n’est pas un processus à sens unique. Enfin il évite de suggérer un lien « naturel » entre l’auteur et le lecteur. Ce concept est à rapprocher des « speech acts » d’Austin et de Searle, il tire du côté de la pragmatique, laquelle renonce de moins en moins à abstraire. Aux propositions contextualistes mentionnées de Marie-Louise Pratt on pourrait ajouter, en France, les orientations proposées par Maingueneau, entre autres. Il serait par ailleurs très stimulant, dans une discussion plus développée, de faire se rencontrer la théorisation de Milind Malshe, le « pacte » de Lejeune et autres « contrats de fiction ».
26Sur la base de trois « orientations » ou « tendances » des actes de langage littéraires (l’auteur se garde de parler d’intentions) – description, thématisation et ritualisation –, on s’aperçoit que les contrats littéraires et non-littéraires se recoupent tous en partie ; mais ils se distinguent par les fonctions de ces traits et procès : 1) la fonction principale de la description est cognitive ou référentielle dans le texte historique, tandis qu’en littérature, elle vise à produire ou consolider un monde possible doté d’une cohérence interne ; 2) la thématisation du discours philosophique se soutient par des arguments, tandis qu’en littérature elle est en générale inexplicite et impliquée dans le développement narratif ; 3) les traits ritualistes sont subordonnés, en littérature, à la texture verbale des textes, tandis qu’ailleurs, dans le rite religieux par exemple, c’est le gestuel qui est en général dominant et accompagné par le discours verbal. Sans doute faudrait-il apporter quelques nuances à ces différentiations, et peut-être surtout à la dernière, si coexistent aujourd’hui des liturgies du verbe (christianisme) et des liturgies du texte (islam) à côté de liturgies corporelles-gestuelles plus archaïques, mais l’idée centrale se défend très bien et elle sera aussi mise à profit, directement et indirectement, dans le dernier chapitre sur « frontières floues, recoupements et subversion ».
27D’un point de vue contemporain, il y a quatre contrats littéraires de base, correspondant à quatre types d’interaction : émouvoir, raconter, montrer, thématiser. On aura reconnu les grands genres, désormais au nombre de quatre : lyrique, épique, dramatique et essayistique. L’examen du « Dit du vieux marin » de Wordsworth permet précisément de différencier, dans la « ballade lyrique », ce qui relève du contrat épique de ce qui relève du contrat lyrique, selon deux principaux critères, temporel et d’adresse : pour simplifier, le narrateur qui offre un cadre aux énoncés lyriques utilise le passé accompli, tandis que la voix lyrique a pour temps le présent intemporel, et, d’autre part, l’énonciateur ou, si l’on veut, le sujet lyrique, s’adresse à lui-même, à personne ou à l’absent, le récepteur étant constitué en témoin, volontaire ou non, de cette adresse, tandis que le narrateur s’adresse à un auditoire virtuellement présent. Pour comprendre et actualiser la valeur esthétique d’un poème proprement lyrique, le lecteur ne pose pas du tout les mêmes questions que pour actualiser la signifiance narrative ; dans le cas de l’élégie à Lucy (« She dwelt among the untrodden ways / Beside the springs of Dove »), le lecteur ne va pas se demander quand « Lucy » est née ni de quoi elle est morte, ni quels furent les événements ignorés de sa vie, probablement courte. Il y a continuité de la présence et de l’absence, de la vie et de la mort, et le procédé de l’invocation ou de l’apostrophe est central au poème lyrique, comme on le voit chez Hopkins, ou comme le formule Archibald Mac Leish. Lorsqu’on lit narrativement une pièce comme Hamlet, on se pose des questions relatives à la proairesis telles que « qu’est-ce qui se passe au retour d’Hamlet d’Angleterre ? » Dans le contrat d’ostension dramatique, par contre, il n’y a pas de voix intermédiaire entre le monde de l’action et les personnages qui le peuplent : « les personnages, par leurs actions et leurs déclarations, constituent le monde et, ce faisant, ils le rendent accessible au lecteur/spectateur ». (p. 119) Au plan temporel, le temps du drame n’est ni le passé narratif ni le présent intemporel mais celui de la simultanéité entre les événements et leur ostension, ce qui se traduit par l’usage des déictiques dans le dialogue. Mais, à côté du mythos aristotélicien, il faut aussi envisager le rôle de la dianoia, thème, idée ou contenu propositionnel, que le régime littéraire partage aussi avec d’autres discours. En dehors des allégories, dont le monde fictionnel est narré ou dramatisé, il faut poser l’existence d’une quatrième catégorie, celle de l’essai dont l’orientation contractuelle consiste à « thématiser » ou encore, si l’on préfère, asserter ou discourir, ce qui domine exclusivement dans les discours expositionnel et argumentatif, tandis que l’essai est assorti d’une quantité de matériaux redondants divers, tels que tropes, anecdotes, confessions, allusions, etc. (voir le procédé de Montaigne). Ces éléments, pour abondants qu’ils soient, sont, dans le genre de l’essai, régis par le thème. Au terme de ce déploiement conceptuel des quatre genres, il reste seulement deux questions, concernant l’essai, que nous aimerions demander à l’auteur d’élucider, fût-ce par souci de symétrie : quid des paramètres spatio-temporels et quid de son mode d’adresse ? (Certains éléments de réponse à ces questions ont été suggérés dans des contributions au colloque d’Amiens sur « essai et roman » en 1997, mais il nous reste à tous encore beaucoup de travail à faire dans cette direction.)
28Ce parcours nous laisserait encore sur notre faim, et demeurerait un peu légaliste si notre auteur n’avait insisté en conclusion sur les zones et les procédés d’interférence, de recoupement, de mixage et de déstabilisation des quatre grands genres retenus, ce qu’il fait en amorçant le développement de trois cas principaux : la narrativisation et la thématisation du dramatique (les didascalies de Shaw et les dialogues atemporalisés et référentiellement aspatialisés de Beckett), et l’extension ou la lyricisation du narratif (Virginia Woolf). On pourrait, bien sûr, ajouter à ces phénomènes d’autres combinatoires théoriques (rendues envisageables par une mise en tableau des relations entre clauses des différents contrats-types), telles que la dramatisation du narratif (Ivy Compton-Burnett ?), la dramatisation du lyrique (Claudel ?), la narrativisation du thématique (non seulement l’allégorie, mais la parabole), etc., ce qui nous donne à penser qu’à côté des modes suggestif, déictique, narratif et assertif de l’énonciation littéraire, il conviendrait peut-être d’envisager encore un mode interrogatif correspondant à la fois aux énigmes de l’origine et à celles du futur (la littérature psychanalytique et la science-fiction, par exemple).
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29Ce n’est pas à dire que l’entreprise de Milind Malshe est insuffisamment aboutie ou ne remplit pas son « contrat », mais tout au contraire que sa double capacité de dissociation et de synthèse est assez stimulante pour nous presser de nous engager dans des voies de recherche que les dimensions de son ouvrage ne lui ont pas permis d’explorer plus à fond. De même serait-il intéressant de rapprocher et de distinguer cette synthèse théorique des travaux de l’école de Tel Aviv et en particulier de ceux d’Itamar Even Zohar, qui ne semblent pas connus du Prof. Malshe.