Quoi maintenant ? Moi maintenant ?
1Dès les débuts de sa carrière littéraire, Samuel Beckett est délibérément sorti des sentiers battus de l’écrit. L’œuvre du secrétaire de James Joyce, que l’on a un temps voulu assimiler au Nouveau Roman, à l’esprit défendant de l’auteur d’origine irlandaise, et que Geneviève Serreau a d’autorité rangée dans la catégorie « Nouveau Théâtre », est, depuis longtemps déjà, l’objet de multiples interrogations critiques sur son affiliation aux genres littéraires conventionnels. Il est vrai que, de la trilogie à Quoi où, Beckett a considérablement étendu les limites de l’hybridation générique. Et pourtant...
2Le livre de Matthijs Engelberts, Défis du récit scénique, tend à prouver que l’impression d’entremêlement des genres que l’on observe chez Beckett est illusoire. Ce faisant, il s’autorise à recourir à une œuvre qui, du point de vue de l’indistinction générique, paraît d’emblée de même force que celle de l’auteur d’En attendant Godot, l’œuvre de Marguerite Duras. S’il est vrai que les deux auteurs se sont toujours aventurés aux confins du possible littéraire dans des voies que l’on estime distinctes, bien des critiques se sont cependant fait fort de mettre en relation leurs œuvres respectives Dans cette optique, Engelberts a choisi comme angle d’attaque la question du récit présent au sein des œuvres dramatiques de Beckett et de Duras. Toutefois, le critique néerlandais ne se fixe pas pour objectif une étude comparative des deux entreprises dramatiques ; c’est en réalité une double dimension qui est visée à travers la problématique du récit scénique : la dimension microscopique qui s’attache à découvrir le lien intrinsèque existant entre les genres à l’œuvre chez Beckett et la question du moi latente dans ses textes ; la dimension macroscopique d’un apport à la théorie générique bien malmenée durant le siècle dernier. Contrairement à ce que pouvait laisser présager le sous-titre de l’étude, l’œuvre de Duras ne servira, pour une courte partie de l’analyse (p. 223-292), que de contrepoint aux questions – générales et particulières – posées à la production beckettienne. En réalité, ce livre trace bon nombre de pistes aux abords de son objet central, sans cependant se hasarder sur des chemins de traverse dangereux ni emprunter des raccourcis théoriques malvenus. La piste la plus intéressante, de ce point de vue, est sans nul doute celle qui deviendra le principal sujet des chapitres VI et VII : lier le mélange des genres et l’évolution de l’écriture de Beckett à la question du « moi » au sein des œuvres de l’écrivain.
Du champ structurel & des options théoriques
3Défis du récit scénique s’annonce d’emblée comme une étude de la question de la théâtralité (ou de la « scénicité », selon le terme privilégié par l’auteur) dans les pièces de Beckett (et, accessoirement, de Duras) qui contreviennent de manière évidente à ce que l’on considère traditionnellement comme le « genre dramatique ». L’ouvrage se compose de deux parties. La première porte sur la difficulté à distinguer le théâtre et le récit dans l’œuvre de Beckett ; la seconde analyse, en deux temps, la spécification des genres et la définition du moi dans cette même œuvre. Elles sont auparavant introduites par une vaste entreprise de précision terminologique, qui développe également les enjeux génériques de l’étude et en présente les multiples difficultés.
4Le livre d’Engelberts se construit sur une argumentation fine et méthodique, qui ne recule devant aucun apport théorique se révélant utile à créer des cadres d’analyse extrêmes, qu’il s’autorise à nuancer abondamment. Ainsi sont convoquées des disciplines variées (critiques générique et génétique, esthétique et stylistique, linguistique et traductologie, sociologie, philosophie, psychanalyse freudo-lacanienne, etc.) : entre autres, la linguistique dramatique de Larthomas et les opinions de Bakhtine sur le dialogisme sont considérées comme des propositions trop limitées pour découvrir les fondements du théâtre (le carcan réaliste dont ne peut se défaire l’un, la terminologie insatisfaisante de l’autre) ; le discours sur les genres de Genette et l’analyse de Beckett par Derrida font l’objet de remarques plus enthousiastes mais également de précisions méthodologiques intéressantes. Ainsi Engelberts affirme-t-il, dans le prolongement de Genette, que le genre dramatique ou narratif découle du mode correspondant sans pour autant en être la conséquence obligée (l’absolu générique est impossible, en définitive). À cet égard, le travail de Veinstein sur la double nature du théâtre concourt à la démonstration d’Engelberts : la dialectique texte-scène (les contraintes du spectacle sur l’écriture, les exigences du texte par rapport à la mise en scène) confirme le passage du mode dramatique au genre dramatique.
« Récit, théâtre & roman chez Beckett »
5Dans cette première partie, Engelberts part des textes théâtraux de Beckett afin de les soumettre à une classification fondée sur l’évolution du récit dans les œuvres dramatiques suivant le parcours chronologique. Il distingue quatre étapes et propose de concentrer son attention sur la troisième principalement (Solo, Impromptu d’Ohio, Berceuse et, à cheval sur les deuxième et troisième périodes, Cette fois), la plus révélatrice selon lui. Ainsi est amorcé le débat sur la question de l’effacement et/ou du maintien des genres au sein de l’œuvre beckettienne. Dans la foulée, Engelberts remet en question les discours tenus sur l’objet théâtre (Eco, Beckerman, Bentley) et suggère les éléments d’une nouvelle définition.
6Dans le troisième chapitre est passée en revue la question du genre d’une œuvre narrative, Compagnie, et d’une œuvre dramatique, Solo, datant toutes deux de la même époque de rédaction (Engelberts a recours, à plusieurs reprises, à la génétique des textes). Par le truchement d’arguments de valeurs diverses (ceux sur la position du narrateur, p. 172-173, ou sur la spécificité générique de l’organe – le narratif et l’ouïe ; le théâtral et la vue – p. 191-199, ne sont que peu convaincants), Engelberts arrive à la conclusion selon laquelle les genres sont bel et bien distincts chez Beckett et que la question revient à mettre en valeur la distinction entre la catégorie de « genre » et celle de « mode ». En fait, Beckett réalise intentionnellement (p. 98) une indistinction modale entre le narratif et le dramatique et non générique puisqu’il destine ses textes dramatiques à la représentation.
« Spécificité & indistinction : frontières des genres, des arts & du moi »
7Dès le début de cette deuxième partie apparaît l’œuvre de Duras, en contrepoint de celle de Beckett. En effet, Engelberts propose une comparaison de certaines œuvres des deux auteurs, afin de confirmer sa vision première : si Beckett confond les modes et maintient les genres cloisonnés, Duras les fusionne sous la forme de textes totalement hybrides comme India Song, La maladie de la mort ou Les yeux bleus cheveux noirs. Le choix de Duras (explicité aux p. 223-226) paraît un peu superficiel par endroits. Par exemple, Engelberts met en avant le nombre de comédiens ayant porté sur la scène des textes des deux auteurs ; or, ce constat eût tout aussi bien pu se faire pour les couples Sarraute et Beckett ou Duras et Pinget, ou encore Beckett et Pinget. La motivation de la présence de Duras en face de Beckett se résume avant tout à un choix d’exemple parallèle et contraire par rapport à la théorie qui s’est élaborée au cours de la première partie. Duras, de la même génération que Beckett, propose un corpus de textes explorant d’autres formes à l’intersection du dramatique et du narratif : elle confond les genres en un creuset unique où, alchimiste, elle recherche la pierre philosophale de la littérature pure (chez Duras, on perçoit la matérialisation la plus concrète des dires de Blanchot à propos de l’effacement des genres : toute œuvre ne se réfère plus qu’à la littérature en son entier, au seul genre « littérature », l’appelant et la définissant tout uniment). Or, pour Engelberts, Duras joue le rôle de faire-valoir anecdotique d’une critique générique fondée à partir des œuvres du seul Beckett. Nulle explication franche de ce que l’auteur de L’Amant apporte à la théorie des genres ne nous est fournie. Si Duras enregistre et illustre la tendance décrite par Blanchot, Beckett, par son exploration des limites génériques, renforce la distinction des genres communément admise. Pourquoi ne pas exploiter, fût-ce seulement sous les espèces d’une question ouverte, cette différence si conséquente ? Engelberts n’y revient pas vraiment, mais il suggère par la suite un autre réseau de réflexion qui creuse un peu plus l’interrogation latente : l’essence du théâtre selon Duras réside dans le texte oralement déployé ; selon Beckett, dans l’espace scénique occupé (p. 265-280). L’une subit l’influence blanchotienne (ou mallarméenne, comme le suggère Engelberts lui-même p. 274, que suit également Sarraute) ; l’autre suit la leçon d’Artaud (le théâtre libéré de la tutelle de la littérature). Mais ce point est à peine développé.
8Au bout du compte, le critique confronte les deux auteurs du point de vue de la transposition et de la polyvalence des textes (à l’évidence plus présentes chez l’auteur de L’Amant que chez celui de Pas moi), de la conception de l’art dramatique (Duras ne perçoit pas d’autre importance que celles du texte et de la voix au théâtre ; Beckett pense avant tout à la mise en espace) et de la problématique du moi (tension vers l’autre pour Duras, moi impossible pour Beckett). Tout ce qui rapproche les deux auteurs (jusqu’au motif du vélo ! : p. 283-284) est réinvesti pour démontrer la différence fondamentale entre eux : la notion de sujet (sujet par l’autre chez Duras et sujet par le moi chez Beckett). Cette dernière mise en perspective permet d’introduire l’hypothèse selon laquelle la distinction des genres est irrémédiablement liée au mouvement de présence-absence du moi. En ceci, il s’oppose à une longue tradition critique qui a mis en évidence l’absence du sujet dans les textes de Beckett. Le moi (ou soi : le bilinguisme littéraire de Beckett ne permet pas à Engelberts un choix de vocable) n’est pas absent chez Beckett, mais bien logé dans une présence-absence, constamment déniée. L’on regrette un peu que le critique, qui ne se prive pourtant pas d’évoquer Blanchot par ailleurs, ne place pas son hypothèse à la lumière de L’Entretien infini, qui apporte de nombreuses réponses à cette question (par exemple, comment ne pas voir un lien entre l’oubli, non-présence, non-absence pour Blanchot, et la volonté insigne des personnages de Beckett d’oublier leur identité). Sans le dire explicitement, Engelberts semble proposer que l’œuvre de Beckett est une œuvre de la double négation (le critique reproche d’ailleurs à Tison-Braun dans Le moi décapité des citations partielles où manque une partie de la négation [voir p. 302-303]), puisqu’elle nie la présence du moi en même temps qu’elle nie son absence (p. 319). « Se supprimer, en effet, mais non pas à tel point que le soi n’existe plus : il faut le moi pour éviter le moi, tel est le paradoxe de l’inévitable soi. » (p. 324.) Le lien entre le récit et le soi dans le dernier théâtre de Beckett se révèle principalement par la mise à distance du moi par le moi. L’apport de cette précision à la critique beckettienne est d’une importance majeure. Elle ouvre de nombreuses perspectives dans tous les domaines de l’analyse littéraire appliquée à l’auteur irlandais. Les détours que prennent l’analyse lors de la pente finale vers la conclusion sont astucieux pour revenir au récit, problématique centrale dégagée par Engelberts, pour aboutir à une reprise des hypothèses avancées et soigneusement confirmées, autant sur le plan de la théorie générique que sur le plan de la critique beckettienne. En outre, la conclusion invite à une extrapolation des recherches menées sur le lien unissant le texte dramatique et sa représentation, en ce sens que le texte contient en soi une pragmatique destinée à la scène.