Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Septembre 2018 (volume 19, numéro 8)
titre article
Steffie Van Neste

Alexandre Dumas, mage de l’imaginaire

Maxime Prévost, Alexandre Dumas mythographe et mythologue. L’Aventure extérieure, Paris : Honoré Champion, coll. « Romantisme et modernités », 2018, 286 p., EAN 9782745345929.

1Selon Franco Moretti, la construction du canon littéraire dépend moins du jugement critique des académiciens de toute sorte et des universitaires que des goûts du lectorat : ce sont les lecteurs qui déterminent la survie d’un ouvrage1. La postérité de l’œuvre d’Alexandre Dumas père (1802‑1870) illustre la règle de Moretti mieux que la gloire de n’importe quel « grand écrivain ». Si Dumas n’a jamais « accédé aux plus hautes consécrations du champ littéraire2 », il a toujours joui d’immense popularité auprès du grand public. Répondant toujours aux goûts changeants de ces lecteurs, Dumas a non seulement fasciné ses contemporains (d’après Henri d’Alméras, « la France entière de 1844 était “mousquetairisée3” »), mais aussi les générations futures : les personnages d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sont gravés dans la mémoire collective française. Aussi le rêve de Dumas s’est-il réalisé, comme l’indique Julie Anselmini : « Dumas rêve que son récit atteigne à l’existence pérenne de la tradition : répétée, crue, amplifiée, elle devient une partie de notre patrimoine imaginaire et une parcelle de la “réalité4” ».

Entre la sociocritique & la mythocritique

2Dans Alexandre Dumas mythographe et mythologue. L’Aventure extérieure, Maxime Prévost invite le lecteur à réfléchir à l’emprise de Dumas sur l’imaginaire social de son époque et sur son impact sur l’imaginaire collectif à plus long terme. Dans la première partie de son ouvrage « Alexandre Dumas mythographe », M. Prévost étudie donc les années 1844‑1846 pendant lesquelles Dumas, « le roi du roman-feuilleton » (p. 39), crée « des mythologies modernes qui parleront tant à ces contemporains qu’aux générations futures » (p. 38). Mobilisant un riche outillage théorique à propos de la notion du mythe (moderne), M. Prévost propose de définir un mythe moderne comme

en premier lieu, un personnage (ou parfois un lieu — comme l’île au trésor — ou encore une donnée d’intrigue — le tour du monde en quatre-vingts jours) dont la célébrité et le rayonnement transcendent ceux de leur créateur, lequel peut rapidement en venir à se sentir dépossédé de sa création, voire menacé par elle. Pour « authentifier » un mythe moderne, il faut ensuite tenir compte de sa longévité : les mythologies modernes s’inscrivent dans la durée, en venant à caractériser l’imaginaire de plusieurs générations. […] Troisième aspect essentiel du mythe moderne : il participe d’un scenario initiatique. (p. 30)

3Ayant pénétré l’imaginaire de façon immédiate et durable, le cycle des Mousquetaires et Le Comte de Monte-Cristo sont deux fictions qui ont accédé au statut de mythe. En effet, ces deux romans d’aventures5 contiennent des personnages (des mythes modernes) qui ont établi la célébrité de Dumas, mais se sont aussi détachés de leur créateur, pour ensuite atteindre une forme d’intemporalité. S’appuyant entre autres sur les théories de Hans Blumenberg et Ernst Cassirer, M. Prévost tente dès lors de comprendre en quoi ces deux ouvrages apportent des éléments de réponses « à des questionnements [renouvelables], sociaux, latents mais historiquement déterminés » (p. 55), à des « questionnements implicites […] tant provisoires […] que durables » (p. 56). En d’autres mots, M. Prévost essaie de comprendre « en quoi ils sont révélateurs d’inquiétudes, d’aspirations et de préoccupations collectives, hier comme aujourd’hui » (p. 9). Pour ce faire, l’auteur propose une lecture de Dumas qui réunit socio- et mythocritique : la sociocritique permet d’étudier l’impact immédiat sur l’imaginaire social, la mythocritique aide à comprendre « comment, pourquoi et à quelles conditions une fiction donnée a pu s’affranchir de son cadre historique » (p. 12‑13).

4S’arrêtant d’emblée sur la notion de roman d’aventures (« roman qui met de l’avant les actions […] reléguant l’analyse psychologique au second plan », p. 14) et puis sur le pouvoir subversif du roman-feuilleton, l’auteur montre que Dumas a publié Le Comte de Monte-Cristo et le cycle des Mousquetaires au moment où « le roman a exercé sa plus forte emprise sur l’imaginaire social » (p. 16). Avant qu’il se soit effacé au profit de l’aventure intérieure, le roman du mi-siècle, « théâtre de l’aventure extérieure » (p. 17) était l’espace tout désigné pour influer sur les mentalités de l’époque : « Il [i.e. le roman] avait alors, effectivement, “le pouvoir de changer la vie”, ou du moins la perception que tout un chacun se faisait de la réalité » (p. 16). Dumas, lui, pouvait dès lors imposer sa propre conception de la réalité à ses contemporains : il était, comme l’écrit M. Prévost, « l’un de ces élus du public qui se seraient octroyé le mandat […] de déterminer quels éléments devaient constituer la matière première de l’imaginaire social » (p. 229). En ce sens, Dumas était capable de transfigurer les aspirations les plus intimes du lectorat de la Monarchie de Juillet en mythologies modernes. M. Prévost voit, par exemple, dans l’alcoolisme des mousquetaires un idéal de dépense qui suggère aux lecteurs du mi-siècle que la richesse ne constitue pas « un attribut de la noblesse véritable » (p. 130). La réponse qu’apporte ici Les Trois Mousquetaires à une question implicite de son lectorat (« Est-ce que la noblesse, la noblesse véritable, a partie liée avec avec la propriété, l’argent, le pouvoir financier ? », p. 130) était très significative à une époque dominée par « le paradigme bourgeois de l’épargne » (p. 12), par le « enrichissez-vous » du gouvernement Guizot.

5Mais M. Prévost s’intéresse aussi à la façon dont Dumas infléchit l’imaginaire social sur le long terme : qu’est-ce que disent Le Comte de Monte-Cristo et le cycle des Mousquetaires aux lecteurs contemporains ? Question assez complexe, certainement, si l’on songe au fait que l’œuvre hybride de Dumas prête à plusieurs interprétations. Selon M. Prévost, Le Comte de Monte-Cristo pourrait par exemple apporter une réponse à la question « Une vie après la mort est-elle possible ici-bas ? » (p. 86) ou « Est-il possible de se réinventer ? » (p. 86). Le cycle des Mousquetaires, par ailleurs, proposerait des réponses aux questions « L’héroïsme existe-t-il ? » (p. 120) ou « L’amitié existe-elle ? » (p. 146). On se demande si la survie du cycle des Mousquetaires ne tient pas aussi au fait que Dumas propose, au-delà de l’unité des quatre mousquetaires (« Un pour tous, tous pour un »), toute une idée de l’identité nationale française (« L’identité française existe-t-elle ? ») : le cycle des Mousquetaires réunit toutes les contradictions sociales (les trois états incarnés par les trois mousquetaires), politiques (la monarchie et l’idéal républicain), géographiques (Paris-Province) dans un goût pour l’histoire et un passé partagé6, dans un élan, un savoir-vivre et un nouveau « panache » qui n’est plus celui du seul roi Henri IV, mais de toute la France, et qui constitue un véritable « plébiscite » et fonde « un désir de vivre ensemble ». Cela dit, la force de l’étude de M. Prévost réside dans le fait qu’elle n’impose pas une lecture unilatérale : elle offre, bien au contraire, des outils de réflexions, un éventail de raisons pour lesquelles les livres de Dumas ont été avalisés par la collectivité.

« Son heure de gloire passée »

6Or Alexandre Dumas ne sera pas toute sa vie un mythographe. Dans la deuxième partie du livre « Alexandre Dumas mythologue », M. Prévost s’intéresse aux années où Dumas « comprend que son heure de gloire est passée » (p. 38). Après son échec politique en 1848 (il ne parvient pas à se faire élire député) l’écrivain a dû constater que « la popularité de ses fictions ne se convertit aucunement en capital politique » (p. 190). Les écrits fantastiques (1849) de Dumas reflètent non seulement cette crise politique, mais témoignent aussi « d’une crise liée à l’imaginaire de l’écriture » (p. 189) : Dumas comprend que « ses personnages parlent et agissent d’abord en son nom, puis tout à fait indépendamment de lui » (p. 11). Simultanément, Dumas constate que quelques romans en lesquels il croyait n’ont pas atteint le succès espéré. M. Prévost étudie dans son livre les raisons de l’échec de Joseph Balsamo (succès éphémère, voir p. 155‑180) et d’Isaac Laquedem (échec immédiat, voir p. 197‑207). M. Prévost attribue l’échec de ce dernier roman avant tout à des travers esthétiques, mais il faudrait probablement aussi se poser la question de la fonction libératrice du mythe du juif errant. Ce récit augmente l’angoisse métaphysique du lecteur : si le personnage du juif errant illustre par ces traits prométhéens l’auto-libération de l’homme7, il montre également que l’homme moderne est condamné à une errance sans fin.

7En dépit de ces échecs, il faut l’imaginer « en mythologue heureux ». Dans les derniers chapitres de son livre, M. Prévost montre admirablement que l’autonomie de ses personnages sera pour Dumas une véritable consolation. Même si Dumas utilisera plusieurs stratégies d’autopromotion8 pour rappeler ses lecteurs ce qu’il a été, il sait bien que « le passé et l’avenir appartiennent au romancier, c’est-à-dire au mythographe » (p. 245). Aussi l’écrivain entreprend-il de nouvelles missions : il deviendra ainsi non seulement le gardien des mythes (Isaac Laquedem), mais mettra aussi sa plume au service d’un mythe vivant, à savoir Garibaldi (Une odyssée en 1860).

Une lecture fascinante

8Il faut le souligner, l’auteur d’Alexandre Dumas mythologue et mythologue. L’aventure extérieure, est un lecteur attentif. Travaillant à partir d’un corpus assez restreint (en comparaison, par exemple, avec la monographie de Julie Anselmini9), l’auteur est capable de surmonter une difficulté bien connue de tout chercheur dumasien : l’impossibilité de lire et de relire toute la production d’Alexandre Dumas. Bellour dit à ce sujet : « Comment le raconter, simplement le citer ? Comment gérer cette matière qui n’en finit pas de se déborder elle-même ? […] C’est peut-être une des raisons qui explique que Dumas ait jusque-là presque échappé à la tentation moderne des “relectures10” ». Se concentrant ainsi particulièrement sur le cycle des Mousquetaires et Le Comte de Monte-Cristo, M. Prévost propose des analyses perspicaces de ces deux ouvrages célèbres. On lira par exemple les pertinentes remarques de M. Prévost à propos du journalisme dans Le Comte de Monte-Cristo (p. 60‑66). Si le critique a souvent lu Le Comte de Monte-Cristo comme une charge contre les grandes institutions de la Monarchie de Juillet, M. Prévost s’attarde en particulier sur un personnage secondaire qui échappe à ses représentations négatives : le journaliste Beauchamp. D’après M. Prévost, ce personnage montre qu’une carrière de journaliste s’avère encore une voie « noble de promotion sociale » (p. 65) dans une société où le mérite et la distinction ont pour une grande partie perdu leur valeur. En somme, Le Comte de Monte-Cristo suggère à la jeunesse française qu’une carrière de journalisme est plus propice à l’ascension sociale qu’une carrière dans les armes.

9Mais M. Prévost présente aussi des analyses fascinantes d’œuvres moins célèbres de Dumas (tels que Isaac Laquedem, Causeries familières ou bien encore Une Odyssée en 1860). Par ailleurs, ses réflexions sur la foi chancelante de Dumas à partir de Sur Gérard de Nerval. Nouveaux mémoires ou bien encore sur les somnambules à partir de deux lettres de Dumas publiées dans La Presse méritent tous les éloges. Aussi M. Prévost expose-t-il dans son livre des idées qui sont à la fois très nuancées (l’auteur présente par exemple une image beaucoup plus nuancée de la religion dans Le Comte de Monte-Cristo que François Bluche11) et stimulantes (les digressions sur la révolution romanesque). Le plaisir de la lecture tient non seulement à la découverte de ces lectures et de ces interprétations, mais aussi à la façon dont M. Prévost présente sa recherche : l’auteur étaie ses arguments par des exemples bien choisis et clairs, et les soutient aussi par un cadre théorique à la fois complexe et accessible. On déplore néanmoins le fait que le livre contient beaucoup de répétitions : plusieurs phrases ont été reprises de façon explicite (voir par exemple les pages 12 et 96).

10On se demande enfin si M. Prévost ne sous-estime pas le rôle de la femme dans l’œuvre de Dumas. Selon lui, « Dumas peut être considéré comme l’un des pionniers de ce qu’on pourrait appeler “l’écriture masculine”, c’est-à-dire de cette littérature qui, à partir de la seconde partie du xixe siècle, développe résolument un éthos masculin, et non plus universel » (p. 264). Certes, un roman comme les Trois Mousquetaires semble illustrer que « l’homme, par ses actions et ses préoccupations, se distingue de sa compagne » (p. 264). Or un ouvrage (certes, tardif) tel que Création et rédemption permettrait de montrer l’inverse : Jacques Merey se bonifie avec le temps grâce à l’amour d’Ève. Par ailleurs, plusieurs personnages féminins, tels que Rosa (La Tulipe Noire), Esther (L’Île de feu) ou Mariette (Conscience L’Innocent) sont loin d’être des Milady : Cornelis Van Baerle, Eusèbe Van den Beek et Conscience cherchent activement leur compagnie. Peut-être même le Dumas (de la maturité) s’est-il embarqué dans la route de l’aventure intérieure… On voit où je veux en venir et ce que je tiens pour essentiel : le livre Alexandre Dumas mythologue et mythologue. L’aventure extérieure est un excellent ouvrage qui s’adresse aussi bien à des chercheurs qu’aux lecteurs enthousiastes. Souhaitons que Maxime Prévost poursuive son investigation de la mythologie dans l’œuvre dumasienne : derrière les mythes modernes se cachent de nombreux mythes anciens.