Visages de l’altérité. Figures de femmes étrangères en Suisse romande au tournant du XIXe siècle
1Dans D’Hélène à Lilith. Figures de femmes étrangères en Suisse romande(1890-1914) — un essai issu d’un mémoire de Master soutenu à l’Université de Lausanne sous la direction de Daniel Maggetti qui en signe la postface — Océane Guillemin propose une étude des statuts et rôles poétiques des personnages féminins d’origine étrangère dans la littérature Suisse romande au tournant du siècle. S’appuyant sur une connaissance très précise du contexte historique, idéologique, et esthétique dans lequel les œuvres qu’elle étudie s’inscrivent, et sur une méthodologie rigoureuse, elle invite le lecteur, par l’analyse fine de trois romans d’Édouard Rod, William Ritter et C. F. Ramuz, à un exposé des grands enjeux qui président à ces mises en scène.
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2En se fondant sur les théories du fantasme en littérature — dont la convocation aurait pu bénéficier de davantage d’approfondissement —, O. Guillemin avance l’idée selon laquelle
les figures de la Femme d’une part, et de l’Étranger d’autre part, deviennent […] des réceptacles d’anxiétés collectives face à ce qui est ressenti comme une perte de maîtrise et un dangereux affaiblissement des repères ancestraux. La femme étrangère revêt une importance particulière dans ce contexte, car elle cristallise les angoisses suscitées tant par le spectre de l’émancipation féminine que par celui de l’altérité étrangère. (p. 7)
3Face à l’idéal de la femme helvétique, douce, docile, se dresserait des figures de femmes étrangères, menaçantes, support des fantasmes et des angoisses masculines en réaction aux changements politiques et économiques qui agitent la Suisse romande au tournant du siècle : « Pour préserver l’espace helvétique, les peurs et les fantasmes des auteurs se reportent dès lors sur une figure externe à l’univers romand — une femme étrangère. » (p. 7-8) En effet, le fort développement économique et l’intensification de l’immigration, conjugués au maintien d’une rhétorique coloniale dans l’espace public, fige les discours sur l’étranger comme autre menaçant « l’hygiène de la race1 ». En parallèle, on assiste à de profonds bouleversements relatifs à la condition féminine : leur émancipation paraît également une menace pour les milieux conservateurs — d’où la multiplication d’écrits et d’images misogynes à l’époque —, et l’intérêt scientifique grandissant pour le corps brise certes le tabou propre aux organes sexuels féminins, mais fige les femmes comme corps et comme êtres sexuels – les écrits d’Otto Weininger, convoqués par O. Guillemin, sont un document particulièrement probant attestant de ces mutations représentationnelles. Dans ce contexte, la fin-de-siècle en Suisse romande est en crise économique, idéologique et politique. Les courants radicaux, et notamment celui porté par Gonzague Reynold, disent la nécessité d’une renaissance nationale. Mais deux obstacles semblent se dresser, selon les sympathisants de droite, contre cette remise en ordre de la société : la révolte des femmes et les étrangers. Et si la littérature suisse romande, prise dans le souffle d’une édification d’une nouvelle société, propose dans une très large mesure des romans à visée didactique et moralisante, empreinte de nationalisme cherchant à éduquer le peuple dans les valeurs bourgeoises et la cohésion nationale, plusieurs écrivains se dressent contre ces romans « gnan gnan », selon l’expression d’O. Guillemin (p. 23). « Édouard Rod, William Ritter, et C. F. Ramuz interagissent tous, chacun à sa manière, avec ce nouveau mouvement de droite qui se déploie au tournant du xxe siècle. Leurs romans, si différents soient-ils entre eux, évoquent un monde bouleversé par le désordre, désordre qui se présente sous les traits charmeurs d’une étrangère investie de la nuisibilité attribuée aux figures antimariales, forcément externes au cadre de référence romand. » (p. 22) Néanmoins, il serait réducteur de ne pas voir l’ambiguïté forte qui régit leur écriture :
Somme toute, Édouard Rod, William Ritter et C. F. Ramuz prennent tous trois part — bien que très différemment — au mouvement contestataire qui agite les lettres romandes au début du xxe siècle. Progressistes en matière d’art, ils se montrent plutôt conservateurs en politique ; si aucun d’entre eux n’est assimilable à une figure d’écrivain militant, leurs œuvres sont traversées par une idéologie teintée de conservatisme et de misogynie, et sont opposées aux bouleversements socioculturels dont ils sont les témoins. (p. 41)
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4O. Guillemin propose trois œuvres, qui à la fois partagent ces problématiques communes, mais les déclinent d’une manière propre à chaque auteur : Ægyptiacque de William Ritter (1891), Les Circonstances de la vie de C. F. Ramuz (1906), et Luisita d’Édouard Rod (1903). Ces romans mettent en scène respectivement Ægyptiacque, une excentrique princesse polonaise, Frieda, une femme allemande, et Luisita, l’Espagnole : trois étrangères qui feront le malheur des hommes qui se trouveront sur leur passage. Ægyptiacque est la femme bestiale, Sirène ambiguë dont l’hybridité est l’indice d’une indétermination entre nature et culture. « Incohérente et discontinue, brouillant les champs du masculin et du féminin autant par son attitude que par son physique, Ægyptiacque est l’émanation de la femme que l’émancipation a sortie du cadre rassurant des repères ancestraux » (p. 59)
5Si le roman de William Ritter abonde dans les références aux mythes associés au féminin fatal (O. Guillemin présente ces différents topoi littéraires que sont celui de la femme-vampire, de l’Amazone, de la Sirène, de la Kundry du Parsifal de Wagner, etc.), l’œuvre de C. F. Ramuz est d’une autre stature. En effet, Ramuz ayant souhaité faire un roman bourgeois, c’est davantage les jeux antagonistes qui structurent le texte qui sont mis en valeur : la petite ville d’Arsens, vieux canton roman, caractérisé par l’ordre et porté par l’helvète mais fade Hélène, s’oppose à Lausanne, nouveau canton cosmopolite, source de désordre, et à Frieda l’Alémanique. Mais la particularité de ce roman est aussi de refuser toute idéalisation de son personnage féminin fatal, fondant Frieda dans un univers médiocre : celle-ci ne peut pas devenir la Lorelei qui semble lui servir de modèle, elle demeure une figure profondément duplice et calculatrice, mais sans la brillance que la femme fatale peut parfois revêtir : « Frieda (sexe) et Lambert (argent) — fléaux de la société d’un point de vue conservateur, comme on le constate au moins depuis Balzac— sont, dans l’intrigue ramuzienne, dépourvus de prestige : elle est plus désirable que belle, et lui, hôte d’une modeste pension de famille, n’est pas si riche qu’il le prétend. Entre ces deux personnages médiocres, faits pour s’entendre, s’établit d’emblée un pacte érotico-économico-vampirique. » (p. 95) Et parce que ni Hélène ni Frieda n’ont de brillant, les deux femmes, l’une romande et l’autre étrangère, semblent se fondre dans un refus de la femme comme étant l’altérité radicale, au-delà même de sa provenance géographique :
Aussi le texte des Circonstances de la vie offre-t-il une peinture passablement noire de la femme, le personnage de Frieda n’étant racheté par aucune figure féminine positive ; car, bien qu’étant à certains égards son antithèse, la fade et morne Hélène est loin d’incarner un modèle de féminité idéale. L’une feu et l’autre glace, toutes deux ont fait le malheur d’Émile, et cette absence de demi-mesures semble conférer au féminin dévastateur qui anime l’Alémanique une portée généralisante. (p. 98)
6Enfin, la Luisita d’Édouard Rod, dans le roman éponyme, est surnommée « L’Espagnole », d’où une mise à distance liée à l’incertitude de sa provenance. L’altérité de cette figure étrangère n’en est alors que renforcée. Comme le montre O. Guillemin, les multiples discours sur le féminin au xixe siècle participent à redéfinir cette figure de l’Espagnole, qui n’est plus le personnage positif et fondateur d’harmonie qu’était la Sarrasine médiévale, mais une créature hybride, parfois gitane ou créole, comme Luisita, dont l’attribut principal est l’éclat de ses yeux foudroyants et ses attraits diaboliques. L’Espagnole devient rapidement, par le jeu des métaphores, sorcière, porteuse de mort. Néanmoins, il est une particularité dans ce roman : Luisita est à moitié vaudoise, elle est donc à la fois le semblable et l’étranger. Comme Hélène de Troie, elle n’est que « coupable d’être là » (p. 110), dans son ambivalence même : « La jeune étrangère se rapproche sensiblement de l’idéal romand, puisqu’elle est soumise, innocente, pleine de bonne volonté, sensible, charitable, discrète – qualités en adéquation avec l’horizon d’attente féminin helvétique. » Mais sa présence même est mortifère et l’on pourrait schématiser son personnage « en une équation simple : /beauté + altérité = danger/. » (p. 111)
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7O. Guillemin parvient, tout en indiquant les spécificités propres à chaque œuvre, et celles à la littérature suisse romande du tournant du siècle, à mettre en perspective les grands mythes associés au féminin dans la littérature fin-de-siècle européenne, en prenant appui sur les grandes références théoriques associées à ce corpus. Mario Praz dans La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe siècle, Mireille Dottin-Orsini dans Cette femme qu'ils disent fatale, ou les chercheurs invités à nourrir le Dictionnaire des mythes féminins dirigé par Pierre Brunel, entre autres, permettent à l’auteur de séquencer les apports mythiques, et d’analyser de manière précise les grands topoi convoqués par Édouard Rod, William Ritter et C. F. Ramuz : la femme-vampire, la femme fatale, l’Espagnole, la Lorelei, la Valkyrie, l’Amazone, la Femme éternelle, etc. Vénus, Circé, Lilith :
Pour dessiner l’altérité de leurs protagonistes — “autres” tant par leur origine géographique et culturelle que, d’un point de vue masculin, par leur sexe —, Rod, Ritter et Ramuz font appel à une série de figures relevant du mythe dont les attributs, plus ou moins mis en valeur, enrichissent les œuvres et révèlent l’essence même des personnages dépeints. Ces échos mythiques sont variés et expriment différentes angoisses ; toutefois, ils coïncident en un point : tous sont associés à la figure de la femme fatale. (p. 43)
8C’est ainsi que, comme l’indique Daniel Maggetti, directeur du Centre d’Études de la Littérature romande, dans la postface qu’il donne à l’ouvrage, O. Guillemin parvient à « dessiner des lignes de convergence » (p. 127) dans l’étude d’une littérature à la fois foisonnante, prolifique, et éminemment complexe, au vu des circonstances historiques et idéologiques qui la traversent. « Son choix de corpus, fort judicieux, lui a permis de mettre en évidence, au sein d’une production aussi foisonnante que répétitive, les spécificités et l’originalité des textes qu’elle a étudiés » (p. 127). Et c’est en cela que D’Hélène à Lilith offre des outils d’analyse et d’interprétation des figures féminines dans d’autres contextes, mais également des problématiques plus générales de mise en scène de l’altérité en fiction. Ceci constitue sans doute la grande force de cet ouvrage : proposer une explicitation très fine des enjeux propres à chacun des romans choisis, mais également des conclusions susceptibles d’interroger d’autres textes et d’autres contextes littéraires. Par exemple, l’analyse des figures féminines au regard des théories narratives de Paul Larivaille et Jean-Michel Adam, analyse selon laquelle les figures féminines dans la littérature suisse romande fin-de-siècle, pour constituer des éléments dynamiques au sein de la mise en intrigue, doivent être disruptives, est extrêmement intéressante : « le prototype de la femme romande — dont les écrivains s’évertuent à glorifier la soumission et l’esprit de paix — offre peu de ressources » et est condamné à demeurer une femme sans histoire ; « le cas de l’étrangère est tout autre. Sa féminité échappe à l’horizon d’attente auquel la femme romande est sommée de se conformer ; son altérité autorise les écrivains à la doter d’un profil décalé, voire déviant, qui provoquera les soubresauts nécessaires au développement de l’intrigue » (p. 119). Cette proposition théorique, ainsi que plusieurs autres dans l’ouvrage, peuvent ouvrir des perspectives herméneutiques dans d’autres contextes.
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9On regrettera néanmoins que les remarques conclusives et l’exposé de ces « lignes de convergence » ne représentent que peu, quantitativement, de l’ouvrage. Certains fils auraient mérité d’être tirés, comme par exemple les ambiguïtés et multiplicités des imaginaires liés à l’étrangère, et les différences fondamentales qui peuvent par exemple opposer Ægyptiacque, étrangère, et Luisita, mi-vaudoise. Par ailleurs, certains présupposés et assises théoriques auraient mérité davantage d’explicitation et de contextualisation — les écrits de Judith Butler dans Trouble dans le genre, par exemple, ont sans doute fait l’objet d’un traitement un peu superficiel. C’est également le cas du postulat de base qui est celui des investissements fantasmatiques — ici, les anxiétés d’une société suisse romande essentiellement organisée autour d’un discours masculin — comme l’une des sources majeures de l’imaginaire esthétique — l’élaboration de figures féminines en littérature. Le dispositif méthodologique aurait mérité d’être précisé davantage, dans l’exposé du contexte qui préside à la formation de la littérature suisse romande au tournant du siècle, faisant intervenir ou récusant les propositions théoriques qui lui sont associées (l’hypothèse d’un inconscient collectif, les théories de la mise en représentation, etc.). Il aurait pu être pertinent de préciser les mécanismes précis qui organisent cette reconfiguration esthétique des fantasmes, et de distinguer ceux d’une génération masculine dans le contexte dont il est question, et ceux propres aux auteurs, peut-être en convoquant des outils d’interprétation comme ceux que la psychanalyse peut offrir, par exemple autour des écrits de Jean Bellemin-Noël. Mais auraient pu être affinés également les questionnements autour de la distinction entre « femme » et « féminin », afin d’éviter tout risque d’essentialisation que ces approches analytiques genrées peuvent constituer en littérature. Enfin, si l’introduction contextuelle indique avec une grande précision l’hégémonie du discours masculin dans l’espace public, qui dès lors s’organise autour de schèmes qui lui sont propres, il aurait pu être intéressant de tisser un comparatisme et d’interroger, y compris de manière périphérique, les réponses d’auteures femmes à la mise en place de ces grands mythes du féminin étranger et dangereux. Ceci aurait pu participer à renforcer les thèses et hypothèses interprétatives soulevées, mais aussi à complexifier le présupposé central de l’œuvre, à savoir l’organisation des reconfigurations esthétiques des grands mythes autour des angoisses masculines des auteurs.
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10O. Guillemin aura eu toutefois le mérite de proposer un ouvrage d’une grande rigueur dans l’analyse des textes qu’elle convoque, permettant de rendre aux figures féminines qu’elle invite tout l’éclat qu’elles méritent. Elle écrit :
Alors que chez Flaubert, Emma Bovary, vaincue, s’éteint faute de pouvoir donner corps à ses aspirations, les héroïnes que nous avons étudiées échappent à l’état de sujétion imposé à leur sexe et prennent possession du monde qui les entoure. En cela, ces œuvres exhibent le triomphe d’une féminité hégémonique et quasi despotique, qui, dans une logique de préservation de l’espace de référence romand, doit nécessairement être l’apanage d’une figure extérieure – une femme étrangère joignant la menace du féminin à celle de l’ailleurs. Ægyptiacque de William Ritter, Les Circonstances de la vie de C. F. Ramuz et Luisita d’Édouard Rod véhiculent l’aveu d’une défaite masculine cuisante, miroir de l’échec d’Adam face à Lilith.
11Et Océane Guillemin conclut : cette femme étrangère et autre, « elle est venue, elle a vu – et elle a vaincu. »