L’ombre du doute
1Sans nul doute, l’ambition de L’Atelier du doute. Des sceptiques à Valéry, dernier ouvrage d’Arnaud Tripet, professeur émérite de littérature française et italienne à Chicago et à Lausanne, est-elle importante – ne serait-ce que par son titre. Car cette sorte de petite anthologie du doute semble avoir pour but implicite de proposer un parcours de ce phénomène d’« incertitude en acte » et d’« antithèse du oui et du non » (p. 9) à travers l’histoire intellectuelle de l’Occident.
Une anthologie du doute
2S’il existe bien des douteurs idiots et comiques (que l’on pense au personnage du philosophe sceptique de Trouillogan chez Rabelais), A. Tripet voudrait plutôt s’attacher aux douteurs « rationnels » qui, volontairement ou non, ont été sujets à un « doute provisoire polarisé par l’univocité d’un choix nécessaire » (p. 11). Son sous-titre, Des sceptiques à Valéry, dissimule ainsi mal le caractère bigarré des occurrences de doute étudiées par cet ouvrage. Passant indistinctement de la philosophie à la littérature ou à la théologie (sans que cela ne soit jamais justifié), A. Tripet opère par coup de sonde dans l’histoire des idées, livrant d’intelligents chapitres non numérotés qui proposent des analyses de texte, le plus souvent monographiques, comme autant de portraits parallèles ordonnés selon une logique plus ou moins chronologique.
3Car si la table des matières de L’Atelier du doute présente un parcours de type diachronique (partant d’Adam, pour passer par les sceptiques grecs, la philosophie chrétienne et la Renaissance, avant de s’atteler à Rabelais, Érasme, Montaigne, Descartes, Pascal, puis les Lumières et Rousseau, le romantisme, Baudelaire, et finir sur un « âge indécis » [p. 237] constitué de Verlaine, Mallarmé et Valéry), cette approche historique qui part d’une « philosophie du doute » pour aller vers une « poétique du doute » (p. 225) n’est jamais clairement évoquée ou légitimée. Or il ne s’agit point là d’un simple problème de cosmétique, mais d’un réel impensé méthodologique. Du doute actif, philosophique et thérapeutique de Pyrrhon1 à celui, en partie subi, douloureux et angoissant d’un croyant comme Pascal, A. Tripet passe d’un état du phénomène à un autre, sans jamais se demander s’il s’agit bien de la même chose, et si le seul mot de « doute » suffit à légitimer la cohérence d’un propos souvent maladroitement référencé et sourcé2. S’il existe bien sûr des liens entre toutes ces facettes du doute, les différences entre ces diverses occurrences auraient certainement pu être théorisées ou du moins explicitement clarifiées.
4Dès son « Prélude », cet ouvrage laisse donc au lecteur le loisir de faire la part des choses entre de la simple incertitude, de la perplexité, de l’hésitation à l’égard de « deux désirs distincts » (p. 10) et une suspension volontaire du jugement, voire encore entre un doute utilisé comme méthode (philosophique, rhétorique ou poétique) ou un doute subi en tant que tourment de l’âme, mais aussi entre un doute permettant l’accès à la connaissance et un état de doute préliminaire à la foi. Cet état d’incertitude paraît ainsi être aux yeux mêmes de A. Tripet (voir p. 165) consubstantiel à l’humanité, la définissant tout autant que son éternel pendant, la raison – comme le souligne en effet la philosophe Jeanne Hersch, « savoir s’étonner, c’est le propre de l’homme »3. Entre « l’éblouissement de l’étonnement » et « l’avènement du jugement », il existerait donc un « moment intermédiaire » (p. 13) : celui du doute. Comme pour Valéry, et contrairement à Descartes, si l’homme doute tant qu’il existe, il n’existe pas pour autant parce qu’il doute. C’est que, contrairement à l’« hésitation animale » (p. 10) de l’âne de Buridan, le doute humain fait très vite entrer en jeu la « conscience » (p. 11).
Le doute & la foi
5L’essai de A. Tripet peut être divisé en plusieurs volets, nous le verrons, mais nous en rendrons compte malgré tout de manière linéaire, eu égard à la teneur diachronique du propos.
6L’Atelier du doute commence donc par l’évocation d’Adam, du péché originel et de la Bible. À travers ce premier texte, qui opère retour aux origines du doute dans la culture judéo-chrétienne, l’épisode de la faute originelle illustre en quelque sorte une nature humaine (implicitement définie par la faute même), nature qui serait autant faite d’une « curiosité fatale » que d’un doute « qui me ronge » (p. 22). Face à la question des limites de l’homme, une réponse transparaît néanmoins : « L’indécision et le doute qui sont notre lot, ne le sont plus absolument, car l’absolu divin en détient le secret. Du non-savoir ou du doute, l’homme sans pour autant savoir, cesse de souffrir, car il s’en remet à celui qui sait » (p. 22). Or le premier volet de L’Atelier du doute se voit par-là annoncé : « de l’ignorance troublée du fidéisme apaisé, le premier tronçon d’une longue route est ainsi tracé » (p. 22).
7S’inscrivant dans cette continuité, un deuxième essai, « Le Logos », analyse les différentes manières dont le christianisme (les quatre Évangélistes surtout, mais aussi saint Justin, Clément d’Alexandrie ou encore Lactance), a pu, dès le début, tenter de concilier dans ses discours (influencés par la philosophie païenne de Platon), et à travers « diverses postures » (p. 36), la raison et la foi. Dans cette rhétorique philosophico-religieuse, « le doute malheureux devient la phase première d’une vérité conçue comme un renversement. Un doute fécond se profile donc dans cette évocation d’un salut qui en dépend » (p. 38). De là, émerge une hypothèse : le « doute non accepté [est] un manque de foi », de sorte qu’il est nécessaire de « douter pour croire » (p. 39).
8Troisième texte, « La Vague sceptique » revient sur le rôle fondamental du doute dans la philosophie grecque, et plus spécifiquement dans la « philosophie du bonheur » (p. 41) de Pyrrhon et de ses successeurs (dont Sextus Empiricus). En effet, et la chose est connue, Pyrrhon « n’hésite pas à s’accommoder du contradictoire », ne retenant pas le « principe sacro-saint de la non-contradiction » (p. 42). Or, si « Pyrrhon s’attachait à penser le problème de la connaissance pour lui-même, c’était aussi, surtout, parce qu’il était mû par le souci de bien vivre, de vivre heureux » (p. 48). Des « sceptiques modérés (dits urbains) » aux « sceptiques dits sauvages » (p. 49), le doute résulte ainsi d’un choix rationnel et d’un acte philosophique visant l’absence de trouble. Que l’incertitude puisse être volontaire et stable, voilà qui diffère grandement du doute chrétien – car ce dernier est toujours pensé comme étape (positive ou négative) à surpasser.
9Après cette incartade, « La Scholastique », quatrième essai, revient justement sur l’usage et la présence du doute dans la tradition chrétienne. Dès l’essor politique de cette religion, à partir de 313 après J.-C., un dogme émerge. À cette occasion, de nombreux problèmes théologiques et des questions se trouvant dans les textes bibliques ont dû trouver réponse – la question de l’identité de Jésus par rapport à Dieu, par exemple. Toutefois, « le problème central qui hante le Moyen Âge est bien celui du rapport de la raison et de la foi » (p. 54). Eckhart, saint Bernard, Bérenger, Abélard, saint Anselme ou encore saint Augustin, Thomas d’Aquin et Occam, s’y frotteront tous pour prouver l’existence de Dieu. Dans la même veine, le cinquième texte de cet ouvrage porte sur Nicolas de Cues et la théologie négative.
10Vient ensuite un essai sur le rôle stimulant du paradoxe, qui légitimerait le doute chez Rabelais et Érasme. Or si le paradoxe constitue un procédé rhétorique et philosophique courant et attesté (chez les sceptiques, par exemple), il est regrettable que le lien entre paradoxe et doute ne soit pas mieux esquissé par A. Tripet. Tout au plus peut-on lire à la fin de ce texte que le paradoxe « comme le doute concern[e] deux versants hypothétiques de la réalité, qu’il est dualiste et partiellement suspendu » (p. 95). Sans pour autant satisfaire pleinement son lecteur, A. Tripet précise toutefois que « du doute, que le paradoxe héberge en son sein naît alors [...] la vérité et la foi » (p. 95).
Le doute & la connaissance
11Le deuxième volet de L’Atelier du doute commence inévitablement par un essai sur l’« intelligence critique » de Montaigne, qui coïncide « avec les prescriptions du scepticisme » (p. 97) grâce à la lecture des écrits de Pic de la Mirandole et, indirectement, de ceux de Sextus Empiricus. Ainsi, lorsque Montaigne traite, par exemple, de l’arbitraire des lois et des coutumes, le mérite du catholicisme dans son argumentation est de ne susciter « qu’une indifférence utile à l’égard des autres tendances » (p. 102). Plus que sur les fameux Essais, A. Tripet fait surtout porter son attention sur L’Apologie de Raimond Sebond, parce qu’elle lui semble plus déterminante pour traiter du doute. Selon lui, Montaigne opérerait à travers sa lecture de Sebond un « déplacement de l’intérêt d’une œuvre philosophico-théologique favorable à la raison au problème général de la connaissance humaine dans une série de rafales sceptiques », produisant ainsi un « long discours sceptique né étrangement de l’anti-scepticisme de Sebond » (p. 104). Avec ce texte, Montaigne ferait preuve d’un « doute actif », « mimé comme une mise à nu, réitéré, accentué » (p. 107). La finalité de ce texte, entre fidéisme et scepticisme, serait donc de « remettre à leur place dans une formidable dérive sceptique les intellectuels prétentieux qui contestent Sebond et finalement tous nos frères humains » (p. 107). Ainsi, le doute dans L’Apologie « concerne ce dont il serait bon de douter », notamment « les inventions doctrinales d’aujourd’hui » (p. 108). Toutefois, selon l’hypothèse de A. Tripet, Montaigne n’exclut pas que le scepticisme, somme toute assez classiquement, constitue un « préambule » (p. 109) à la foi – dans un « ajout clairement fidéiste au scepticisme massivement affiché » (p. 108).
12Sautant presque un demi-siècle, le texte suivant porte sur le Discours de la méthode et les Méditations métaphysiques de Descartes, penseur pour qui le « doute est d’abord rejet d’une ignorance inconsciente, rejet d’un savoir illusoire, ou même partiellement illusoire » (p. 116). Dans cette optique, « savoir rejeter ce qui doit l’être, avec une sorte de courage et de lucidité cela peut se définir comme savoir douter » (p. 116). Or, ce serait en effet, d’après Jeanne Hersch, de l’étonnement, en tant qu’aptitude fondamentale à interroger et à mettre en doute nos évidences, que serait née toute philosophie, des présocratiques à aujourd’hui4. Bref, la chose est bien connue, le doute cartésien (qu’il porte sur la fiabilité de nos sens comme dans la première des Méditations ou qu’il soit hyperbolique) n’a jamais le dernier mot, ce qui distingue notamment la démarche de Descartes de celle des sceptiques :
Descartes rattache le doute à une démarche sélective. On ne doit douter que de ce qui est douteux. Alors tout le travail du philosophe consistera à examiner les conditions qui font dire le contraire. Face à la machine du doute, il fait apparaître celle de la certitude. (p. 117)
13Grâce à cela, Descartes recourt le premier à un « doute systématique, général et somme toute hypothétique et provisoire » (p. 120), « heureux préalable de la connaissance » (p. 127). Le doute hyperbolique ne constitue pas chez lui qu’une simple prémisse rhétorico-théologique (un passage obligé pour venir à la foi), ni un état d’esprit stable et relativiste comme chez les sceptiques grecs. Au contraire, Descartes croit en la « fécondité du doute », outil rationnel qui fonde sa philosophie, puisqu’il « conduit à la certitude que je suis, certitude qui est fondatrice et inaugurale » (p. 121). C’est que « son doute méthodique est synonyme de pensée » (p. 121) et « demande à être dépassé [...] en direction de la raison et de l’évidence de la pensée » (p. 127). Pour Descartes, le doute mène donc toujours à un surplus de rationalité, non à la croyance, à la suspension du jugement ou au bonheur.
14Dans son chapitre consacré à Pascal, A. Tripet précise d’abord que tout chez lui découle d’un « désir évident de contredire ou d’éliminer de qu’on pourrait appeler une inconnaissance ou un doute premier » (p. 129), dans le domaine scientifique aussi bien que dans le domaine philosophique ou théologique. À la source de sa pensée, A. Tripet observe « la présence implicite d’un doute qu’il faut congédier en congédiant une erreur » (p. 130). Dans les Pensées, « le doute, l’angoisse qui envahissent l’esprit quand il pense à la situation et à la nature de l’homme, [Pascal] veut surtout qu’ils agissent comme un état propre à susciter une insatisfaction profonde » (p. 132). Lorsqu’il fait naître le doute chez son lecteur, contrairement à Montaigne, Pascal l’utilise afin que cela « débouche sur autre chose » (p. 132), puisque le doute peut conduire à la foi lorsqu’il est inscrit dans un discours incitatif comme le sien – le fragment du « pari » en atteste. Comme Descartes, Pascal croit aussi en la « fécondité » (p. 142) du doute, s’il est bien exploité, puisqu’il joue un rôle essentiel dans le dépassement de l’inconnaissance et représente une étape nécessaire pour amener le libertin à la foi. « De là à recommander un bon usage du doute il n’y a qu’un pas » (p. 142). Toutefois, A. Tripet ne tranche pas « la question de savoir si ce qui domine chez Pascal [est] une sorte de continuum du doute à la foi ou au contraire l’ide d’une négativité première qui est ensuite radicalement rejetée et surmontée » (p. 142). Car en fait,
la conception pascalienne est double à propos du doute. La première dérive de la conviction d’une pensée ou encore d’un esprit critique insuffisant. L’autre conception du doute est représentée par celui qui travaille à en sortir. Il « cherche » et ce faisant, il est un ami de Pascal. (p. 146)
15Grand sceptique, Pierre Bayle, sur qui porte l’essai suivant, partage plutôt la première conception pascalienne du doute, « celui de l’esprit critique » et scientifique qui « rencontre le doute dans la seule mesure où le faux le fait naître en un premier temps » (p. 152). « C’est le doute cartésien qui sans être systématique chez Bayle, n’en est pas moins, comme chez Descartes, provisoire parce que corrigible » (p. 152). Néanmoins, une « deuxième voie tend à le radicaliser » (p. 152), puisqu’il n’y aurait alors « pas de vérité absolue pour nous » (p. 153). Or, selon A. Tripet, cette deuxième conception du doute « émane d’un humanisme bienveillant », de sorte que l’on peut l’envisager comme « une entreprise de dédramatisation face aux limites de nos certitudes » (p. 153). Bien sûr, « chez Bayle l’enjeu majeur est religieux » (p. 158), et sa perplexité face aux limites de la connaissance et de la réflexion humaine s’achoppe finalement à la question de la foi. De sorte que, pour lui, « le contenu de la foi, la doctrine que notre lecture assidue tente de comprendre nécessite une intervention extérieure pour que ce contenu se détache surnaturellement de son obscurité » (p. 159). Ainsi, si « la raison n’est capable de produire que le doute », « comme Calvin, Bayle évoque cette lumière qui nous fait comprendre ce qui pourrait demeurer obscur » (p. 159). Il y aurait donc « deux mondes distincts, celui où l’examen des choses aboutit à un doute pour se refermer souvent sur lui-même, et celui de la foi » (p. 160). Et A. Tripet de conclure : « sensible au multiple, Bayle voit l’homme et la vie sous l’angle du mélange » (p. 163).
La modernité & le doute
16Le troisième volet de L’Atelier du doute s’ouvre sur un bref chapitre, intitulé « Les Lumières », qui prend acte du fait que, malgré le recul des questions de doctrines et la perte d’importance des institutions religieuses, « le doute ne meurt pas au xviie siècle », puisque « le dire signifierait que l’humanité n’est plus » (p. 165). Toutefois, selon A. Tripet, « on doute moins à l’intérieur du doctrinal, car le doute serait une manière de rester attaché à ce dont on veut se détacher » (p. 165). De fait, « bon nombre de ceux qui s’interrogent alors sur le problème religieux ne sont donc pas des penseurs tourmentés par le doute » (p. 165), ce qui aboutit entre autres au déisme de Locke. De là, comme chez Bayle, provient une conception des vertus du doute : « l’étonnement, surtout s’il est aimable, éveille ; le doute stimule la mise en question » (p. 172). C’est ainsi que « pour la plupart des représentants des Lumières, le doute n’est jamais que provisoire [...] un moyen rhétorique » (p. 172) – ce dont les Contes voltairiens attestent brillamment, comme l’œuvre de Diderot, pour qui « la conquête de la vérité se morcelle dans son déroulement en une infinité de retours et de réponses au doute » (p. 175). Les productions de cette période feraient de cette manière « passer le lecteur du sentiment que rien n’est décidable au sentiment légèrement grisant qu’il trouve dans la conscience aiguë, passionnée et somme toute poétique de cela même » (p. 177).
17A. Tripet poursuit en évoquant la « Troisième rêverie » et la Profession de foi du vicaire savoyard de Rousseau. Par son analyse de la réflexion rousseauiste, marquée par « les péripéties d’un doute remédiable » (p. 180), A. Tripet tente de faire le pont entre « Les Lumières » et le « Romantisme ». Avec Rousseau, « comme chez Descartes, on part du doute » (p. 182). Néanmoins, si « comme lui, il construit l’édifice de son savoir sur le terrain inhabité de l’inconnaissance », « il pressent le danger de s’y installer et de devenir intégralement sceptique » (p. 182). Rousseau sait donc « que les certitudes qu’il cherche à s’assurer nécessitent une orientation qui lui appartienne en propre » (p. 183), et désigne « comme cause du mouvement cosmique la volonté divine », s’inscrivant « dans un mouvement qui, partant d’un doute initial, a rejoint l’humain, puis le cosmos et le rejet d’un matérialisme inacceptable à la lumière d’une dépendance divine » (p. 184). Ainsi, « le Vicaire et son écho de la troisième Rêverie nous mettent en présence d’un refus catégorique de l’irréligieux », de sorte que l’on « peut douter, mais [que] ce dont on ne saurait douter c’est de cette “lumière intérieure” qui nous arrache au doute » (p. 190). De cette manière, Rousseau aurait mis à jour « les droits de l’intériorité », dès lors dotée d’un « pouvoir qu’il appelle la lumière intérieure ou encore la conscience » (p. 190).
18Or c’est bien à sa suite qu’avec le Romantisme « le temps du subjectivisme a sonné » (p. 191), comme l’expose A. Tripet en un nouveau chapitre. Avec le pessimisme, alors en plein essor, et « une crise de la croyance assez documentée » (p. 201) s’observe « comme une dualité qui ressemble à celle des gnostiques » (p. 192). Chahuté par « le sentiment ambigu que l’on se retrouve en présence d’une réalité bonne et d’une réalité mauvaise, ou encore de deux mondes », « le moi [partant] toujours prioritaire, ne se trouve plus affronté en une sorte de dialogue ou de duel avec le monde extérieur, mais il se sent en présence de deux mondes, l’un mauvais qui le menace et l’autre bon, qui le sauve » (p. 192-193). Il y aurait donc chez le sujet romantique « une conversion au moi qui renvoie celui-ci à sa faiblesse autant qu’à sa force et symétriquement une désintégration du lien avec la nature » (p. 193). La recherche d’un inaccessible « vrai » moi mène ainsi aux tourments du doute, préludant alors « à une sorte de vertige qui est celui-là même de l’infini » (p. 193). En effet, « le sujet est conduit à un état où sa substance particulière, intime et ennemie de l’extérieur, rejoint une sorte d’évanescence » (p. 194). Le moi n’étant plus qu’en perpétuel mouvement, évanescent et labile, « que suis-je, ou même suis-je encore ? » (p. 194). Voilà pourquoi, chez Chateaubriand, le doute « n’est pas celui de la raison [puisqu’il] présente tous les indices d’une existence affective voire pragmatique » (p. 196). A. Tripet évoque à ce propos un « désespoir contemporain » (p. 201) et « le malheur écœurant du doute, une traversée des limbes » (p. 200). De ce « malheur de douter », partagé par Musset, naîtrait donc « la révolte et le blasphème, un néant agressivement endossé » (p. 202). Chez Musset, toutefois, c’est « la perte de foi en l’amour [qui] correspond à une modalité majeure de la perte de foi tout court » (p. 202), « doute d’amoureux, doute de dévot » (p. 213) – mais la chose est bien connue et A. Tripet n’y ajoute rien de décisif, malgré une analyse riche et intéressante de son œuvre qui porte sur l’impossible authenticité du moi dans la relation amoureuse du fait de « toutes les hésitations et les revirements du doute » (p. 208).
Un âge indécis
19A. Tripet s’attaque ensuite à Baudelaire qui inaugure selon lui, plus qu’aucun autre, un nouveau volet, celui d’« une poétique du doute » (p. 225) dans laquelle s’inscriront aussi Verlaine, Mallarmé et Valéry, « chez lesquels on remarque en outre une certaine convergence dans le choix du terrain qu’ils explorent tous et qui se ramène entre autres à s’interroger sur la nature et la spécificité du message poétique, par rapport à ce que la prose est en mesure de proposer d’univoque et d’assertif » (p. 225). Tous partageraient (à l’instar du poète italien Leopardi un siècle plus tôt), la hantise « d’une réalité flottante et pour cela même attrayante » (p. 225) et « le sentiment aigu de la perplexité » (p. 227). Ainsi, « l’informe et le doute ne relâchent pas leur étreinte » (p. 227), ce que dénoterait par exemple « le thème très riche de la lumière et de sa valeur » dans la poésie baudelairienne qui, souvent, éclaire « un esprit dont on peut croire qu’il échappe ainsi à un mystère pesant et à un doute chronique » (p. 228). Chez Baudelaire, la conscience s’affronte ainsi toujours à une réalité équivoque et donc aux « affres du doute autant que du mal » (p. 230). L’activité poétique, pourtant, permettrait par sa générosité d’arracher le poète à sa tourmente, les mots n’étant « plus au seul service d’un mal de vivre ni au pouvoir d’un jugement ambigu » (p. 231), car si le malheur existe, cela tient « au [seul] fait que ce qui le constitue réside dans la douloureuse incertitude du doute » (p. 235).
20Émergeraient alors en cette fin de xixe, des œuvres caractérisées par « l’importance séminale de Baudelaire » et « poétiquement exceptionnelles les trente dernières années du siècle », un « Âge indécis », de sorte qu’on pourrait y observer comme un « climat » et « une certaine communauté de goûts » (p. 237). A. Tripet écrit que « le monde alors, non moins que l’âme, semble avoir passé un pacte avec une phénoménologie de l’indécis » (p. 238) qu’il se serait agi d’exploiter poétiquement :
Le doute chez lui [l’homo symbolicus] est à tel point assumé qu’il a abandonné presque complètement ce qui pourrait passer pour une impuissance intellectuelle, ou cela seulement. Ce serait bien plutôt une modalité des miroitements du monde dont on se garde bien de se détourner car on a l’impression d’être fait pour y participer et on en tire un enchantement certes fragile, et parfois mélancolique, mais riche dans la pauvreté même de son affirmation. (p. 238-239)
21 On pourrait toutefois se demander si l’état d’incertitude caractérisant cet « âge » est bien entièrement réductible au sentiment du doute, sujet de ce volume, même dans son versant positif. En effet, ce « passage du oui au non » dans lequel le doute se déclare parfois, introduit « une touche infernale » (p. 241) que l’incertitude semble pouvoir ne pas receler forcément. Quoi qu’il en soit, A. Tripet affirme que
[...] la poésie de cette fin de siècle adopterait, face au je-ne-sais-quoi de l’évanescent, au moins deux attitudes, une première qui serait sensible à la richesse, au charme et à la nouveauté de ce qui se dérobe sans disparaitre, mais sans écarter pour autant une nuance de tristesse dont ne saurait s’exempter ce qui est donné sans l’être. L’autre attitude accentuerait cette nuance de tristesse et rencontrerait l’évidence d’une incertitude inquiétante. L’ambiguïté des choses comporterait alors moins d’attrait que de menace pour ce qui dans notre esprit aime pouvoir nommer l’identité de ce qu’il rencontre. (p. 242)
22Or, justement, « l’ambiguïté, la surprise, la mobilité, l’incertitude de l’âme et des choses, toutes ces caractéristiques d’époque sont éminemment illustrées dans la poésie de Paul Verlaine », si ouverte « à l’indécis » (p. 245). Chez lui, la « perméabilité des choses entre elles et le flou recherché de leur identité » se transpose dans la « matérialité hésitante, musicale » (p. 246) des mots pour former « d’incontestables chefs-d’œuvre » (p. 245) qui participent d’une « inspection poétique du douteux » (p. 251). Ainsi, « l’évanescence des choses renvoie ensuite au sentiment de l’inaccessible et de là à un certain vide subjectif » qui fait que le moi « ne parvient pas à ressentir son existence sans en douter quelque peu » (p. 283). Rien de trop tragique pourtant puisque, le plus souvent, « le doute que la réalité extérieure pourrait susciter quant à sa cohérence est largement compensé par une mobilité bienvenue qui anime la curiosité » (p. 248). Il existe néanmoins chez Verlaine un pendant négatif à ce doute-là, qui est « pure négativité car l’incertitude a anéanti alors l’indispensable certitude de la confiance », et « c’est un doute sur soi et le résultat de toutes les défaillances qu’il nous rappelle » (p. 252). Seul le pardon peut alors vaincre cette « misère morale » (p. 252), comme l’illustrent les recueils « Sagesse » et « La Bonne Chanson ». Le doute, ainsi, par un langage proche d’une « musique indécise » (p. 253), peut malgré tout être surmonté et même aboutir à défendre « la légitimité de l’indécis » (p. 254).
23Dans le chapitre suivant, A. Tripet souligne l’importance du doute dans l’œuvre de Mallarmé par l’intermédiaire d’une analyse du riche thème de la rêverie, « état mental dans lequel domine la subjectivité » et qui donne « libre cours et s’invente une réalité conforme à ses vœux » (p. 257). Ce faisant, A. Tripet soutient que Mallarmé, très imprégné des vers de Baudelaire, accorde « un pouvoir fascinant à l’ineffable, au fuyant et à l’impalpable » (p. 257), bien que la rêverie, « synonyme du pouvoir créateur et aussi de l’incertitude d’être, le conduis[e] au sentiment éprouvant d’impuissance » (p. 262). Tout cela de sorte que, chez Mallarmé, « le texte se pense lui-même comme doute entre l’effectif qu’il honore et l’impossible qu’il déclare et qui somme toute le constitue dans sa substance même » (p. 261). De là l’importance d’un « doute actif » dans sa pensée, « sorte d’ambiguïté foncière » (p. 261) essentielle à son œuvre. Ainsi, conclut A. Tripet, « il n’est pas interdit de voir, dans les réflexions de Mallarmé sur la [sic] langage poétique, un désir de surmonter positivement, [...] les dérives assez négatives de la rêverie, tant créatrice que thématique avec notamment ses aspects funèbres et angoissants » (p. 265).
24Si Paul Valéry, dernier auteur abordé, « rencontre le doute, c’est avant tout en tant qu’intellectuel qui « cherche » » (p. 267). Toutefois, le doute transparaît tout au long de son travail poétique qui, de remise en question en remise en question, est assimilable selon A. Tripet à « un progrès de l’esprit » : « comme la poésie est pour lui un exercice de l’esprit au même titre ou presque que celui de la raison pure, une certaine homogénéité relierait l’art et la philosophie dans l’idée commune d’un effort tendu vers plus de clarté » (p. 269). Malgré tout, « Valéry, à l’instar de Mallarmé, n’entend pas donner les pleins pouvoirs aux incertitudes d’un monde qui ne serait qu’ambiguïté », car la liberté du poète « dérive du caractère créateur du langage » (p. 270) « contrecarré par un système formel qui lui refuse la suprématie absolue » (p. 271). Or, pour Valéry, « l’indécis de l’ambiguïté constitue [...] l’être de la poésie », ce qui implique que « la question de la vérité, du mensonge ou du doute [...] ne se pose pas » (p. 271). Ce serait donc par sa poétique que Valéry surmonterait un doute dès lors « pas réduit à un état plus ou moins contrariant et comme la conscience de notre impuissance ou de notre paresse. Il est [au contraire] une action qui affronte et refuse l’indécision » (p. 272). A. Tripet revient aussi sur la critique du cogito de Descartes par Valéry, soulignant qu’il existe chez ce dernier un « doute comme phénomène important du processus de la pensée, mais le désir aussi de ne pas accepter l’usage qui a pu en être fait par certains philosophes » (p. 273). Si « le doute a sa fécondité », il faudrait néanmoins « douter du doute » (p. 275). La réflexion de Valéry sur le paradoxe de Zénon d’Élée prolonge d’ailleurs son interrogation sur le doute « comme forme majeure de la conscience en acte », en mettant en lumière le fait que « nous sommes des victimes de la pensée » (p. 279). « Dès lors, vivre serait ne plus fléchir sous les atteintes de la pensée, de cette pensée qui venait d’être si intimement associée au fait d’être vivant » (p. 281).
25Dans son « Post Scriptum », A. Tripet revient notamment sur les trois derniers textes de son essai et constate qu’avec Verlaine, Mallarmé et Valéry, « la conscience est inévitablement doute dans sa vision du monde autant que dans ses conclusions » (p. 285). Pour lui, « cette phénoménologie de la conscience » constitue « la marque d’une malédiction glorieuse » (p. 285) qui différencierait, notamment, l’homme de l’animal. On comprend alors que l’étude des « riches modalités » (p. 285) du doute depuis Adam par A. Tripet revient à l’étude perspectiviste de l’une des composantes pérennes d’une « nature humaine ». Or, conclut A. Tripet, l’« attitude interrogative qui est le terrain sur lequel le doute a pu prendre naissance, est aussi celle de l’émerveillement qui est son quasi-synonyme », de sorte que si « les richesses du doute impliquent la rigueur, on ne peut que s’en féliciter avec Descartes et Valéry. Qu’elles n’oublient pas l’émerveillement, on ne peut que le souhaiter » (p. 286).
L’Atelier du doute
26Si pour un essayiste sceptique comme Emil Cioran « une civilisation débute par le mythe et finit dans le doute »5, Arnaud A. Tripet semble paradoxalement soutenir, par l’absence de prise en considération de l’historicité du phénomène, qu’il s’agit d’une constante propre à la condition humaine. Il ne tente donc pas de théoriser la multiplicité des occurrences de doute par lui rencontrées – ce que l’on peut regretter –, mais propose à la place une manière de phénoménologie du doute. Sous sa plume, le doute apparaît ainsi souvent sous la forme d’un étonnement répété de l’homme devant l’impossibilité de l’évidence. Ce qu’écrit A. Tripet de la relation entre la raison et le doute laisse pourtant son lecteur sur sa faim, car bien des liens, par exemple ceux de la mystique et du doute, eussent sans doute mérité davantage d’attention, surtout au vu de la collection « Perspectives comparatistes » dans laquelle L’Atelier du doute est paru. Ainsi, même s’il déclare que « rien ne mérite plus d’être mis en doute que les étiquettes [qui] résultent trop souvent d’un effort désespéré de comprendre le particulier par ses ressemblances avec le général, lui-même hypothétique » (p. 225), on peut, à la lecture, regretter que Arnaud Tripet n’ait malgré tout pas davantage orienté son propos sur ce qui pourrait lier les différents cas abordés. Il manque d’ailleurs à son livre une tentative claire de définition du doute qui permettrait de mieux cerner l’intérêt de ses analyses de texte, néanmoins toujours rondement menées.
27D’un abord agréable, L’Atelier du doute constitue donc un ouvrage intéressant pour l’histoire du doute en tant qu’il tente d’en dresser le portrait à grands traits, sans prendre pourtant sérieusement en compte ni le contexte ni la chronologie. De plus, on pourrait regretter qu’il s’arrête, avec Valéry, à l’aube du xxe siècle, ère du soupçon et du doute par excellence. Malgré tout, pour sa richesse et son érudition, l’ampleur de son propos, de ses analyses et de ses vues – chose rare en ce début de xxie siècle où chaque nouvelle parution semble de plus en plus spécialisée –, L’Atelier du doute est un livre à lire chapitre par chapitre, avec plaisir, et sans l’ombre d’un doute.