Réda : retour et reconnaissance
1Contrairement à de nombreux poètes de sa génération (Yves Bonnefoy, Philippe Jaccottet, Michel Deguy, Bernard Noël, Claude Esteban, Jacques Roubaud…) dont les œuvres, servies par un lectorat fidèle et des commentaires remarquables, bénéficient d’un large appareil critique, Jacques Réda (né en 1929) n’a assurément pas la reconnaissance universitaire qu’il mérite.
2Si l’œuvre, moins de vingt ans après ses débuts dans la collection « Le Chemin » des éditions Gallimard, motive en 1986 un visionnaire « Poète d’aujourd’hui » chez Seghers signé par Jean-Michel Maulpoix (Jacques Réda, le désastre et la merveille), que suivront en 1994 deux collectifs de grande qualité (respectivement issus de colloques organisés en 1991 à l’Université de Pau par Yves-Alain Favre et Christine Van Rogger Andreucci et en 1992 à Lyon-II par Hervé Micolet1), il faudra attendre2 2002 et 2006, puis patienter encore une dizaine d’années (2015-2016) pour que de nouvelles monographies voient le jour3 qui tiennent compte, en même temps que de la trentaine puis de la quarantaine de livres parus depuis la tenue du colloque de 1992, de l’évolution d’une œuvre poétique majeure de notre temps.
3Pour autant, en dépit des thèses qui lui ont été consacrées depuis 1993 en France comme à l’étranger, d’études nombreuses en revues, quoique disséminées, qui lui sont dédiées et d’une importante audience critique, déjà ancienne, dans le monde anglo-saxon (dont témoignent ses nombreuses traductions en langue anglaise4), la réception de cette œuvre protéiforme semble ne pas être à la hauteur des enjeux esthétiques d’un parcours d’écriture qui, depuis la parution du recueil Amen chez Gallimard il y a tout juste cinquante ans, ne se sera formellement rien refusé – et surtout pas le mélange des genres : vers libre, vers de quatorze syllabes « mâché », vers régulier, verset, poème en prose, prosimètre, prose poétique, prose narrative (nouvelle, conte, récit, roman), prose critique (littérature/jazz), poème critique… C’est dire la méprise de ceux parmi ses non-lecteurs qui, se focalisant sur la part la moins stimulante de la poésie en vers réguliers, réduisent le poète à un versificateur en même temps qu’ils ignorent des pans entiers d’une œuvre à bien des égards remarquable, dont les ambitions (formelles, esthétiques, théoriques, voire existentielles) n’ont rien à envier à celles de ses contemporains.
Formes poétiques d’un devenir
4Cette relative confidentialité du discours critique à l’endroit de l’œuvre rédienne justifie par conséquent que l’on se réjouisse de la parution d’ouvrages tel celui, ambitieux, de Christine Dupouy, dans la belle et exigeante collection « Savoir Lettres » des éditions Hermann. Les travaux antérieurs de l’universitaire autour de la « question du lieu en poésie » ont tout naturellement conduit cette spécialiste des œuvres de René Char et André Dhôtel vers la sensibilité que l’on dira géopoétique de Jacques Réda : si son livre paru en 2006, La Question du lieu en poésie, du surréalisme jusqu’à nos jours (Rodopi), évoquait déjà un auteur incontournable pour son champ de recherche, l’universitaire reconnaît au seuil du récent ouvrage suivre le parcours d’écriture de l’écrivain depuis les années 1980-1990, décennie de lectures intenses tempérée, confie-t-elle avec honnêteté en introduction de son propos, par une période de recul au début des années 2000, au moment où le poète – dont la démarche a pu laisser perplexes certains de ses lecteurs – emprunte une voie narrative aboutissant à un rythme resserré aux récits, « contes » ou « romans » désopilants (pour certains particulièrement intéressants eu égard au développement de l’œuvre, à ce qu’on a pu appeler ailleurs la « fictionnalisation » de son matériau autobiographique comme à son métadiscours5) : Le Lit de la reine (2001), Aller au diable (2002), Les Fins Fonds (2002), Nouvelles aventures de Pelby (2003), L’Affaire du Ramsès III (2004), Cléona et autres contes de voyageurs solitaires (2005).
5Ces années pendant lesquelles la fiction narrative prend le pas sur la poésie lyrique et les proses déambulatoires autobiographico-réflexives (quoique Les Cinq points cardinaux et Europes, respectivement publiés chez Fata Morgana en 2003 et 2005, témoignent de ce que plusieurs écritures sont – et ont toujours été – simultanément pratiquées) seront suivies par le retour à une poésie en vers (qui n’avait cependant pas complètement disparu : en témoigne le bref opus Treize chansons de l’amour noir qui paraît chez Fata Morgana en 2002) : poésie parfois diablement inspirée (ainsi la longue « Fugue » ponctuant le recueil Démêlés de 2008, dont on regrette qu’un seul bref paragraphe la mentionne (p. 158) dans le chapitre V dédié aux questions formelles, « Entre prose et poésie ») ; parfois très belle (d’où le regret que l’on éprouve à ne pas voir mentionné Prose et rimes de l’amour menti, paru en 2013 chez Fata Morgana, et que les poèmes de Battues (2009), justement situés entre prose et poésie, ne motivent aucun commentaire) ; poésie en revanche bien moins convaincante lorsqu’elle s’assujettit au décompte métrique (comme l’heureusement mince Moana, paru chez Fata Morgana en 2011 – et l’on sait gré à C. Dupouy de la lucidité de ses jugements critiques…), bien éloignée des libertés formelles et du ton des trois premiers recueils (Amen, 1968 ; Récitatif, 1970 ; La Tourne, 1975) dont la critique souligne avec raison la puissance poétique (à notre sens inégalée depuis) dans son chapitre II, « L’accession à la maturité poétique ».
6Cette poésie « comptable » ne possède pas non plus la saveur des courtes proses autobiographiques de L’Herbe des talus à laquelle s’attachent de fines analyses du chapitre VIII, « Jalons autobiographiques » ; comme elle ne doit rien aux fulgurances des poèmes en prose des Ruines de Paris (1977), astucieusement comparés par C. Dupouy dans son chapitre III (un peu étrangement titré) « Ruines de Paris et pierre d’angle » à autant de cartes postales de la capitale (« Tel lieu, telle carte – texte », p. 91) – dont les déclinaisons picturales participent du reste à que l’on pourrait appeler une « poétique du feuilletage » , à laquelle puise abondamment l’œuvre qui se déploie à partir des années 1980.
Continuités, cohérences & évolutions
7Ré-apprivoisant en quelque sorte le Réda des dix dernières années à l’aune d’une réflexion globale sur le devenir de l’œuvre, le livre de 2018, Jacques Réda ou la généalogie d’une œuvre, met l’accent sur les continuités, les cohérences et les évolutions d’un parcours d’écriture de plus d’un demi-siècle6 (les aimantations thématiques, le travail formel, la part autobiographique, le versant réflexif, les « dilectures » – je reprends le mot à Guy Goffette –, le génie des lieux…), tout en insistant sur les attachements de la dernière décennie, notamment ceux relatifs à la poésie dite « scientifique » (sur laquelle se penche le chapitre VI), expérience que développe la « série » mi-tragique mi-comique « La Physique amusante », dont les quatre tomes parus à ce jour dans la collection « Blanche » des éditions Gallimard n’avaient pas encore fait l’objet d’une analyse d’ampleur – bien que C. Dupouy ne fasse pas référence au tome IV paru en 2016. L’on peut du reste considérer que cette poésie, qui s’inscrit dans la postérité de Lucrèce, aura été initiée par la « Lettre sur l’univers » dédiée à l’ami Lorand Gaspar, publiée dans la même collection au seuil du recueil éponyme de 1991, Lettre sur l’univers et autres discours en vers français (La Physique amusante), 2009 ; Lettre au physicien (La Physique amusante II), 2012 ; La Nébuleuse du songe suivi de Voies de contournement (La Physique amusante III), 2014 ; Le Tout, le Rien et le reste (La Physique amusante IV), 2016.
8Toutefois, on préférera peut-être, relativement aux ouvrages des dix dernières années, ceux que Réda consacre à la question du rythme, à notre sens magistraux et singulièrement inclassables, qui apprivoisent tout autrement que ne le fait « La Physique amusante » et par divers biais (poétique, historique, théorique, philosophique) le tragique de l’existence – à quoi on sait gré à l’écrivain de ne s’être jamais dérobé depuis le paradoxal poème liminaire « Mort d’un poète », quelles que soient les stratégies formelles dès lors adoptées pour composer avec lui : ainsi de Battement et Battues, simultanément parus chez Fata Morgana en 2009 ; de Le Grand Orchestre, en 2011, paru comme Aller aux mirabelles (1991) et Aller à Élisabethville (1993) (livres auxquels C. Dupouy consacre ses chapitres IX et X7) dans la regrettée collection « L’un et l’autre » des éditions Gallimard ; de Des écarts expérimentaux (Fata Morgana, 2015) ou encore de Pour une civilisation du rythme, publié par les éditions Buchet-Chastel en 2017, qui poursuit avec Le Grand Orchestre une « lecture du jazz » (pour reprendre le sous-titre de 1985) s’apparentant à une conversation ininterrompue avec soi depuis 1945 qu’auront initiée les deux volumes capitaux de L’Improviste en 1980 et 1985 (leur publication « doublant » en quelque façon le recueil poético-théorique Celle qui vient à pas légers (1985), dont C. Dupouy souligne à juste titre le caractère essentiel), lecture du jazz que complète simultanément l’Anthologie des musiciens de jazz (1981) et qu’entretiendront diversement au fil des ans « Steamin’ with Duke » (L’Herbe des talus, 1984), Beauté suburbaine (1985) l’édition revue et augmentée de L’Improviste pour la version de poche (1990), ou encore l’Autobiographie du jazz parue en 2002 chez Climats, revue et augmentée en 2011. Si C. Dupouy ne consacre pas un chapitre particulier à cette question fondamentale du rythme, ses analyses ne cessent de la croiser et, à juste titre, d’en souligner la fonction nodale.
9Il est un autre aspect de l’œuvre rédienne qu’analyse l’ouvrage paru chez Hermann, non encore abordé par les travaux antérieurs, que nous pourrions appeler « le précédent » : à savoir les publications antérieures à Amen, mises à l’écart par le poète, auquel s’attache le bien-nommé chapitre – forcément liminaire – « Réda avant Réda »8. C. Dupouy y mesure, micro-lectures à l’appui (et sans pour autant chercher à « lisser » les errements d’une trajectoire d’écriture naturellement rétive à la ligne droite – ce qui constitue un des grands mérites de son entreprise généalogique), ce qui, de l’œuvre en gestation, à la fois thématiquement et formellement s’y essaie pour ultérieurement s’y refuser, s’y prépare pour s’y poursuivre. Ce que l’universitaire sonde là, c’est au fond le « saut » – proprement – de l’autorisation, que matérialise sobrement l’ajout de l’initiale patronymique entre la pré-publication du poème « Naissance de Virgile » dans le numéro 390-391 des Cahiers du Sud en 1966 et sa publication en recueil dans Amen sous le titre « Naissance de Virgile R. », ainsi qu’on l’a par ailleurs montré9. Revenir sur la « fabrique » (en partie tue) de l’œuvre était essentiel à une entreprise critique nécessairement mémorielle, et l’on ne peut qu’être reconnaissant à C. Dupouy d’avoir rappelé, grâce à des citations commentées particulièrement bien choisies de textes non réédités qu’elle permet à un lectorat non averti de découvrir, que l’œuvre démarrée (pour parler avec Rimbaud) est antérieure de quelque quinze ans à la date « officielle » de 1968…
Lectures géodésiques
10L’on voit donc que, si elles se penchent lucidement sur les publications récentes d’une œuvre abondante et protéiforme, les analyses conduites dans Jacques Réda ou la généalogie d’une œuvre ont le mérite d’embrasser – sans jamais les caricaturer – les mouvements de fond d’une œuvre complexe et difficilement assignable, trop souvent méjugée par la critique qui a tendance à la réduire, d’un côté, à des vers de mirliton, de l’autre à des proses sympathiques de flâneur parisien attardé dans la postérité baudelairienne… L’attention que prête C. Dupouy aux mouvements « géodésiques » de la planète rédienne, aux différentes strates d’une écriture qui se plaît dès longtemps au mélange des genres (ainsi de la pratique du prosimètre, étudiée par Michel Sandras dans un article particulièrement stimulant de la revue Poétique en 200110, que prolongeront en 2006 les analyses de La Question du lieu en poésie) se matérialise dans le choix intelligent du plan de l’ouvrage : si elle ne saurait déroger à la dimension historique du parcours, concernant ses fondations notamment (ainsi le déroulé des trois premiers chapitres : « Réda avant Réda » ; « Amen, Récitatif, La Tourne : l’accession à la maturité poétique » ; « Ruines de Paris et pierre d’angle »), l’entreprise généalogique ne produit cependant pas un plan orienté par une analyse unidirectionnelle relisant et reliant le passé à l’aune d’un présent ordonnateur qui en expliquerait fatalement les choix, en récupérerait logiquement les détours, en justifierait à tous les coups les errements. Les trois derniers chapitres (XI, XII et XIII), qui s’attachent aux « Dialogues avec d’autres écrivains » (successivement « 1. Poésie », « 2. Proses » et « 3. Borges et Cingria ») rendent compte de ce que la logique temporelle que privilégie l’ouvrage relève davantage du temps vécu que de la chronologie des publications – reconnaissant ainsi que les méandres de la temporalité débordent fatalement la facticité des cristallisations chronologiques. Les livres que Réda consacre à Borges et Cingria comportent en effet des textes qui, pour la plupart, ont été écrits dans les années 1960 et 1970, de même que les deux premiers livres des reconnaissances ont été publiés en 1985 et 1992 (Fata Morgana) et La Sauvette en 1995 (Verdier). La place de ces trois chapitres conclusifs se justifie d’autant (outre le fait qu’elle invite à penser l’œuvre selon une logique de la spirale qui est à bien des égards la sienne) que la lecture des œuvres aimées reste l’affaire de toute une vie et se poursuit de facto jusqu’à aujourd’hui : Autoportraits paraît en 2010 (Fata Morgana), le Tiers livre des reconnaissances (Fata Morgana) comme le La Fontaine (Buchet-Chastel) en 2016. Quant au chapitre VI, qui relate « L’expérience de la poésie scientifique », il précède celui analysant « La tentation/tentative romanesque » alors même que le premier tome de « La Physique amusante » date de 2009 et que le chantier romanesque occupe les années 2001-2005, tandis que leur succèdent les chapitres VIII, IX et X qui se focalisent sur la dimension autobiographique de certains textes bien antérieurs à ceux-là (notamment L’Herbe des talus, 1984 ; Aller aux mirabelles, 1991 ; Aller à Élisabethville, 1993). Les chapitres IV (« Réda philosophe : une pensée en mouvement ») et V (« Entre prose et poésie ») réfléchissent quant à eux à des problématiques philosophiques et formelles qui préoccupent l’ensemble du parcours.
11C’est dire que C. Dupouy n’a pas opté pour un regard aveuglément chronologique qui, en la circonstance, eût été résolument inapproprié : l’œuvre rédienne, à l’image de la flânerie, ne cesse de faire tours et détours (cf. « [I]l y a dans la poésie ce mouvement, qui doit être très ferme, accomplissant en avant ou même en arrière de ce qu’on appelle ordre et désordre, un éclatant ou au contraire imperceptible et humble mais nécessaire détour11 . »), et l’assigner à un parcours critique en ligne droite eût été une hérésie. On apprécie en ce sens également que Jacques Réda ou la généalogie d’une œuvre fasse régulièrement référence à d’autres œuvres (celles de Char, Dhôtel, Jaccottet…, bien connues de l’auteur), qui montrent à la fois l’inscription de cette œuvre poétique majeure, « dont la démarche est [effectivement] unique » (p. 15), au sein du paysage poétique français contemporain, et la part considérable des innutritions rédiennes – Réda étant depuis toujours un immense lecteur.
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12Quelques regrets à la lecture de l’ouvrage, dont on ne contestera assurément pas l’efficacité pédagogique et qui témoignent avant tout de l’intérêt qu’on a pris à le lire et du souhait que se poursuive l’aventure critique : l’absence de véritables synthèses en fin des chapitres, de même qu’une conclusion très brève, qui laissent le lecteur quelque peu démuni face aux conclusions à tirer des analyses qui les précèdent et se terminent souvent abruptement (on pense aux lecteurs peu familiers de l’œuvre, qui ne possèdent pas de vue d’ensemble, susceptibles de se trouver perdus face à l’abondance des sources bibliographiques et la multiplicité des écritures du poète) ; un souci de la description qui fait parfois attendre l’analyse (par exemple les chapitres V et VI, plus descriptifs qu’analytiques) et une tendance à ne pas approfondir certaines propositions intéressantes qu’on aimerait voir déployées (ainsi les poèmes en prose des Ruines de Paris comparés à des cartes postales) ; le sentiment que sont par trop radicalement distinguées part autobiographique et part fictionnelle : il n’est pas noté, par exemple, qu’Aller au diable (roman) poursuit en la fictionnalisant l’entreprise autobiographique initiée par Aller aux mirabelles, poursuivie avec Aller à Élisabethville (il n’est que de comparer les titres de ce qui constitue bien une trilogie – à laquelle Le Grand Orchestre offre au demeurant une sorte d’addendum). Ce distinguo par trop manichéen entre fiction et non-fiction rejoint des propos parfois tranchés, dont on comprend qu’ils se mettent au service de l’efficacité du discours mais qui nous paraissent trahir les subtilités du parcours de vie et d’écriture : ainsi l’idée volontariste que le poète « optera pour la lumière » (p. 61) après les recueils des années 1970.
13Ces regrets s’effacent cependant quand on songe à la difficulté d’une telle entreprise généalogique et aux partis-pris judicieux opérés par Christine Dupouy, qui donne avec ce livre la juste et pleine mesure de l’œuvre majeure de Jacques Réda.