Danser sur la « page langue monde ». La poésie de Dominique Fourcade.
1Née dans les années 1960 avec quatre livres écrits sous l'influence de René Char, l’œuvre de Dominique Fourcade s'est interrompue pendant une décennie pour renaître dans les années 1980 sous le signe d'un regard particulièrement aigu sur le contemporain, et même l'extrême contemporain — qui ne se superpose pas à la modernité, comme le rappelle en particulier le rapport à la fois admiratif et distancié du poète à Mallarmé.
2Depuis, Dominique Fourcade ne cesse d'attirer la sympathie des poètes et l'attention des philosophes et des critiques, et non des moindres : Claude Royet‑Journoud, François Fédier, Jean‑Claude Pinson, Benoît Conort, Jean‑Michel Maulpoix, Jean‑Marie Gleize ou Emmanuel Laugier l'ont, parmi beaucoup d'autres, interrogé sur sa poésie ou ont proposé des lectures fines et sensibles de sa poétique. Mais toutes ces approches se limitaient à des cadres nécessairement fort restreints : articles, chapitres d'ouvrages, communications de colloque, entretiens. Le mérite de Silvia Riva, professeure de littérature française et francophone à l'université de Milan, est de proposer la première monographie consacrée à l’œuvre — encore en train de s'écrire – de ce poète majeur. Une telle tentative n'est pas aisée, tant parce que cette œuvre est déjà considérable par son ampleur, que parce qu'elle élabore une poétique singulière et dense, inventant volontiers ses propres concepts. Le recours, toujours pensé et justifié, à des néologismes expliqués par S. Riva, tels que l' « endeçàstrophe » (p. 64), l'écriture « toutarrivesque » (p. 26) ou la « poémogonie » (p. 14), en témoigne. Le parcours proposé pour quadriller cette œuvre, fruit de « presque dix ans » de lectures et de travail, comme le rappelle l'auteure elle‑même (p. 11), apparaît fort convaincant et repose sur quatre chapitres brefs mais pertinents.
Pensée, légèreté
3La poétique fourcadienne est saisie à travers les quatre dimensions de son déploiement. Le premier chapitre ouvre d'abord l’œuvre dans sa profondeur. Examinant trois réflexions critiques qui offrent, aux yeux de l'auteure, les plus riches perspectives d'interprétation — à savoir celles de François Fédier (qui pose dès 1985 la question du rapport de cette poésie au monde, au réel), de Jérôme Game (qui propose de la lire sous l'angle, d'inspiration deleuzienne, du rhizome) et de Jean‑Claude Pinson (qui y perçoit un rare équilibre entre sentimentalité et naïveté, c'est‑à‑dire, dans une perspective issue de Schiller, entre spéculation et sensibilité) — ce chapitre montre à quel point la poésie de D. Fourcade se définit, dès le livre fondateur de sa deuxième manière, Le Ciel pas d'angle (1983), comme une poésie pensante. La preuve en est ensuite donnée par la lecture, fine et ferme à la fois, de longs passages extraits de divers recueils relativement récents (en laisse et sans lasso et sans flash, 2005) qui, mettant au jour le rapport complexe du poème à l'image (la peinture de Simon Hantaï, une photographie de la guerre d'Irak), souligne l'effort de pensée qui informe l'écriture poétique, sans l'enfermer dans une spéculation purement abstraite, puisque la condition des hommes demeure pour le poète « quand même le grand sujet » (expression de D. Fourcade, citée p. 10).
4Le deuxième chapitre, le plus développé de l'ouvrage, se situe sous le signe de l'espace, qui, chez D. Fourcade, est inséparable d'une pensée de la danse, qui invente dans son mouvement et dans ses improvisations une pratique de l'espace qui n'est pas sans rapport avec la pensée de l'écriture sur la page. Le regard porté par le poète sur la danse y est confronté aux intuitions et observations de Mallarmé sur l'art chorégraphique, que Silvia Riva, suivant en cela les analyses d'Alain Badiou (dans « La danse comme métaphore de la pensée », texte repris dans Petit manuel d'inesthétique, 1998), réduit à six principes. Cette confrontation permet de mieux comprendre l'importance de la danse dans l’œuvre du poète contemporain, dont la pensée rejoint souvent par confluence (plus que par influence) celle de l'auteur de Divagations. Elle fait aussi entendre son originalité puisqu’elle prend également ses distances vis‑à‑vis de Mallarmé par l'adjonction d'un septième principe, « l'improvisation‑réalisation » (p. 43). Propre à D. Fourcade, ce principe éclaire en particulier le livre MW (2001), fruit d'une « collaboration non fusionnelle » (p. 33) avec la photographe Isabelle Waternaux et avec la chorégraphe et danseuse Mathilde Monnier. Huit pages sont consacrées à une étude serrée de ce livre (p. 45‑53), qui illustre parfaitement la façon dont les trois arts « échangent […] leurs pertinences » (p. 50) dans une démarche singulière.
Image, mot, présence du passé
5Le chapitre suivant approfondit le rapport à l'image déjà abordé à la fin du premier chapitre. C'est alors non seulement l’œuvre poétique qui est interrogée, mais également la critique d'art, D. Fourcade étant un spécialiste reconnu de l'art contemporain (Simon Hantaï, David Smith, etc.). S. Riva montre la profonde cohérence entre les commentaires d'art de D. Fourcade et sa démarche poétique, dont elle évoque à cette occasion les liens avec les poètes objectivistes américains, Zukofsky et Williams en tête. Le refus de faire image en poésie, le privilège donné à l' « infraphore » (néologisme apparaissant dans un entretien avec J‑M. Maulpoix et cité p. 56) sur la métaphore, s'expliquent en effet en partie par la manière dont le poète commente les artistes contemporains. Comme Claude Royet‑Journoud, D. Fourcade pourrait écrire : « l'image n'arrive plus jusqu'ici / la voix restitue le mouvement » (Le Renversement, Paris : Gallimard, 1972, p. 16). Plusieurs notions essentielles viennent éclairer cette vue d'ensemble : la « réduction éidétique » de l'image (notion empruntée à Husserl, p. 57), la surface et la doublure (p. 58), les « rétroviseurs » (figure du rapport fourcadien de l'extrême contemporain au passé qui doit nous être présent, p. 58), le « mot‑contact de la mort » (expression extraite de Pour Simon Hantaï, commentée p. 65). On s'en doute, les deux dernières notions ici énumérées amènent S. Riva à embrayer ses analyses sur le genre élégiaque que plusieurs livres du poète mettent en œuvre, et qui font l'objet du dernier chapitre.
6Ce dernier est placé sous le signe du temps : il commente l'ancrage particulier de D. Fourcade dans le champ élégiaque, situé expressément dans le champ de l'extrême contemporain comme l'indique le poème Élégie L apostrophe E. C., publié à part puis devenu la première partie d'Outrance utterance et autres élégies (1990). Cet extrême contemporain est caractérisé avant tout, selon l'auteure, par « un nouveau sentiment de l'expérience du temps et de l'espace dans le soi-disant âge de la reproductibilité numérique et de la fin d'une vision téléologique de l'Histoire » (p. 71). S'inspirant de Paul Virilio (La Vitesse de libération, 1995) et surtout de la notion de jetztzeit avancée par Walter Benjamin (« Sur le concept d'histoire »), S. Riva lit à nouveaux frais les élégies de D. Fourcade, d'Outrance utterance (1990) à eux deux fées (2009), et montre comment le sentiment élégiaque est chez lui inséparable de la notion de contemporain. Non assimilable à l'élégie inverse propre à Emmanuel Hocquard dont elle pourrait par certains aspects paraître assez proche, l'élégie selon D. Fourcade s'en écarte par l'idée d'une « responsabilité de la langue de la poésie », qui est « obligation morale » (p. 81).
7La conclusion engage alors un bilan de ce riche parcours dans la poétique d'une « page langue monde » (expression tirée de Est‑ce que j'peux placer un mot ?, 2011) et en souligne, avec pertinence quoique trop brièvement, les conséquences stylistiques principales.
Pas chassés & grands jetés
8L'ouvrage, bien que constitué à partir de contributions rassemblées et remaniées, convainc à la fois par sa structure d'ensemble, que l'on vient de décrire et qui offre des entrées efficaces et variées dans l’œuvre, et par les judicieux effets d'échos et de reprises entre les chapitres, certaines notions étant retravaillées à différents moments du livre (le contemporain, le mouvement, la constellation de mots, etc.) ; les relations de cette poésie à l'image, au mot, à l'Histoire sont abordées sous différents angles. C'est ainsi une progression en pas chassés — pour reprendre le thème chorégraphique qui domine le livre — qui, de page en page, amène le lecteur vers les points névralgiques de cette poésie pensante.
9On ne saurait donc nier les qualités, nombreuses, de ce travail de recherche particulièrement bienvenu dans le domaine de la poésie contemporaine. Pourtant, sans vouloir lui reprocher un manque d'exhaustivité à laquelle il ne prétend nullement, on regrettera peut‑être qu'au sein de recueils majeurs ne soit parfois retenu qu'un seul texte. Ainsi, par exemple, parmi l'ensemble des textes rassemblés dans Outrance utterance et autres élégies, seul le premier, « Élégie L apostrophe E. C. » (publié à part en 1986), est commenté ; or les autres poèmes auraient pu tout aussi bien amener à élucider certains aspects de la poétique de D. Fourcade, le métadiscours s'y inscrivant en des formules parfois essentielles, comme dans « Élégie à contre‑jour » : « Dans chaque métier existe une logique du matériau propre, qu'il faut comprendre et ne jamais forcer. […] Pour un écrivain, la logique à mettre en œuvre est celle des mots. La matière du mot est la lumière, il faut donc se mettre au diapason de la logique de la lumière, qui est radicale, mouvante et inédite à chaque instant de son processus » (Outrance utterance et autres élégies, Paris : P. O. L. , 1990, p. 46). Par ailleurs, procédant par grands jetés d'un texte majeur à l'autre, l'ouvrage de Silvia Riva choisit certes de façon sûre ses points d'appui, mais néglige également de repenser la manière dont les textes majeurs dialoguent avec des poèmes parus de façon plus discrète. Or, S. Riva a bien décrit la démarche éditoriale originale de D. Fourcade au détour d'une note :
« [Le poète] a signé une sorte de pacte d'amitié avec les Éditions Chandeigne, qui publient immédiatement les poèmes que Fourcade rédige […]. Normalement, l'auteur recueille ensuite deux ou trois de ces livrets, les réorganise et les fait sortir chez son autre éditeur d'élection, Paul Otchakovsky‑Laurens, fondateur de la maison d'édition P. O. L » (p. 43, note 140).
10Mais il y aurait sans doute à penser cette réorganisation en recueils, qui, mêlant des textes parus en livrets ou en revues, de longueur et de statut différents, élabore des perspectives nouvelles sur les objets de pensée du poète. Outrance utterance et autres élégies ressaisit par le rassemblement de textes épars et parfois de circonstance le genre élégiaque avec une cohérence qui n'apparaît vraiment qu'à travers ce geste de constitution d'un recueil. De même, les textes d'abord indépendants de deuil se répondent plus nettement lorsqu'ils ont été rassemblés dans manque en 2012. Le poète suggère lui‑même, d'ailleurs, que la mise en recueil entraîne une certaine métamorphose des textes : « L'acte de réunir ces élégies en un livre vise à transformer ce temps en espace, où aucun nom propre ne viendrait couper les trajectoires » (manque, Paris : P.O.L., 2012, p. 113). Cet angle d'analyse n'est malheureusement guère exploré par l'ouvrage de S. Riva ; faisons le pari qu'il ouvrirait de nouvelles pistes fertiles dans l'appréhension globale de l’œuvre du poète.
11On regrettera enfin, dans la facture matérielle du livre, un certain nombre de coquilles (par exemple, p. 9, note 4 : « dell' [de l'] extrême contemporain » ; p. 16 : « Cel [Ciel] pas d'angle » ; p. 20 : « se musure [mesure] » ; p. 31 : « come [comme] la marelle » ; p. 61 : « pas [par]sa diction », etc.) et l'usage de citations un peu redondantes puisque les citations données au fil du texte sont restituées quasi systématiquement dans leur contexte large en notes.
12L'ouvrage, majeur et novateur, profitera à l'évidence à tous les chercheurs qui s'intéressent à l’œuvre de D. Fourcade, qu'il éclaire magistralement, avec un sens de l'analyse comme de la synthèse (voir le beau et utile résumé des « révolutions amorcées dans Le ciel pas d'angle » tant au niveau de la pensée que du style, p. 19‑20) remarquable. Mais il faut souhaiter qu'il ouvre des perspectives plutôt qu'il ne soit lu comme un bilan, certes efficace et approfondi à la fois, de la poésie fourcadienne parue à ce jour ; car il s'agit bien d'un ouvrage suggestif, conçu pour amorcer des lectures critiques plus amples, que Silvia Riva proposera peut‑être elle‑même, on peut l'espérer.