Introduction au dossier critique « Théorie des média »
1Le présent dossier critique a pour but d’engager la discussion autour de la théorie des média, un domaine de recherche qui s’est répandu aussi bien en Allemagne qu’aux États‑Unis dès les années quatre‑vingt à partir des travaux de Marshal McLuhan (1911‑1980) et de Friedrich Kittler (1943‑2011). Si la Medientheorie allemande est née en dialogue avec le poststructuralisme français, le mouvement inverse, c’est‑à‑dire la réception de la théorie des média allemande en France, n’a, jusqu’à très récemment, pas eu lieu. Les traductions françaises récentes sur lesquelles portent les comptes rendus rassemblés ici sont le produit d’un effort de réception important que nous tenons à saluer par ce dossier critique d’Acta Fabula. Ces traductions donnent désormais aux lectrices et lecteurs francophones un accès plus direct à l’un des courants théoriques les plus importants et les plus novateurs des 50 dernières années. Gageons qu’un accueil, même différé, dans le champ des sciences humaines francophones s’avèrera hautement productif, et viendra interroger les pratiques de recherche à l’université. C’est du moins ce qu’aussi bien Friedrich Kittler que plus récemment N. Katherine Hayles appellent de leurs vœux1.
2Comment peut‑on définir la théorie des média (Medientheorie ou Media Studies) ? En français, le terme de médium est d’usage peu fréquent et celui de média(s) est habituellement associé aux médias de masse tels que la télévision, les journaux ou internet. Or la théorie des média s’interroge sur la médiation dans un sens beaucoup plus général. Le médium ne désigne pas seulement ni toujours un appareillage technique de transmission, d’enregistrement et de diffusion de l’information, mais plus fondamentalement le milieu sensible dans lequel le sens ou l’information se trouvent matérialisés. Ainsi, pour des philosophes allemands des média tels que Sybille Krämer et Dieter Mersch, l’écriture, l’image et même la voix sont des média à part entière2.
3Si le signe renvoie à un référent dont il tient lieu, le médium ne fonctionne pas selon une structure de renvoi ; il est plutôt le lieu sensible dans lequel se présentifie un contenu (information ou sens)3. La perspective médiale exige par conséquent une attention portée moins à la signification qu’à la matérialité et à la technicité du médium dans lequel cette matérialisation se produit. Il faut souligner qu’il n’est pas de médium, aussi primaire soit-il, qui ne soit en même temps une technique culturelle (Kulturtechnik), autrement dit un ensemble de pratiques dont la forme et la fonction se transforment selon l’histoire et la culture4. L’intérêt porté au médium en sa matérialité et sa technicité ainsi qu’aux pratiques dans lesquelles il s’inscrit suppose de dépasser une approche herméneutique qui chercherait à révéler le contenu auquel renverrait un texte ou une image, pour interroger les conditions matérielles et techniques de production et de transmission d’un tel contenu.
4La prise en compte de la technicité et de la matérialité du médium implique donc dans la théorie des média des approches matérialistes. Ces matérialismes sont de plusieurs ordres : du déterminisme technologique de Kittler à la technogenèse de Hayles comme interaction entre l’humain et la technique, en passant par la conception merschienne d’une matérialité qui résisterait, dans son caractère d’événement, à toute construction discursive, sans oublier le matérialisme posthumaniste de Jussi Parikka ou encore la conception énergétique du médium de Fritz Heider. Au‑delà des différences, ces matérialismes résultent d’un même déplacement du regard, suspendant le privilège accordé au sens en son idéalité pour interroger les conditions médiales de sa matérialisation.
5L’approche médiale s’accompagne le plus souvent de l’attribution d’un caractère « agentique » au médium et à la technologie, autrement dit au non‑humain. Pour la théorie des média, la technologie est un agent au sens où elle détermine l’humain dans ses pratiques et dans la façon dont il se conçoit. Ce retournement du rapport de constitution entre l’humain et la technique5, rendu de façon polémique dans la célèbre formule de Kittler selon laquelle « les média déterminent notre situation6 », s’accompagne, par exemple chez Hayles ou Parikka, d’une perspective posthumaniste qui met en cause l’idée selon laquelle l’humain serait un sujet autonome se déterminant librement — conception que Hayles fait remonter au sujet humaniste‑libéral des Lumières7. Les implications de la transformation de la conception de l’humain sont d’importance pour la question du politique puisqu’elles conduisent à repenser le sens des concepts d’action et de praxis.
6Si la technologie nous détermine, en quel sens comprendre la décision comme moment proprement politique ? Pour Hayles, tout agent, qu’il soit humain ou non‑humain (c’est‑à‑dire animal ou machinique) prend des décisions au sens où il choisit une option plutôt qu’une autre à partir d’une interprétation de la situation. La décision se fait au sein des possibilités offertes selon le programme plus ou moins complexe qui détermine l’agent8. Mais peut‑on alors encore parler de décision, lorsque celle‑ci exclut le fond, risqué, d’indécidable ou d’incalculable9 ? C’est un fantasme algorithmique que celui de pouvoir calculer, prévoir les choix et les décisions, et ainsi prévenir voire d’éliminer le risque d’un événement imprévisible. Évidemment, ce fantasme ne cesse d’être démenti par les rencontres du réel. Reste à se demander pourquoi l’accent porté sur la perte de souveraineté humaine dans les approches posthumanistes qui semblent parfois confiner l’humain à l’impuissance, joue aujourd’hui un tel rôle dans la théorie10.
7Le posthumanisme trouve son sens, en particulier dans la perspective féministe d’auteures telles que Hayles11, dans la volonté de questionner la frontière nette entre l’humain — dont le référent est encore à ce jour (même si son hégémonie tremble quelque peu) l’homme blanc occidental se concevant comme le neutre — et ses autres (femmes, colonisés, animaux, machines). S’il faut souligner l’absolue nécessité critique d’un tel geste, il faut également s’interroger sur la nature exacte des agents non‑humains auxquels on ouvre la sphère politique de la décision et de l’action et sur la pertinence de les considérer de manière indifférenciée. Je pense en particulier aux algorithmes qui en effet déterminent aujourd’hui très concrètement notre situation. Ce qui échappe au regard théorique, c’est que des décisions humaines sont prises partout et constamment dans la Kulturtechnik de l’écriture de programmes. Il s’agit de décisions plus ou moins arbitraires (le poids à accorder à certains paramètres plutôt qu’à d’autres, le modèle retenu, le choix d’une base de données) qui ne sont jamais fondées en dernière instance. Ces décisions sont autant de micro‑événements qui rejouent des rapports de domination (la punition des pauvres dans l’attribution de crédits ou du taux des primes d’assurance)12, des conceptions racistes (en particulier dans le système judiciaire)13 et sexistes (voir par exemple les entrées suggérées lorsqu’on entame une recherche dans Google)14. Rien de bien nouveau, pourrait‑on penser, si ce n’est que les conditions humaines de production sont particulièrement susceptibles d’être masquées par l’apparente objectivité mathématique des algorithmes15 et leur fonctionnement autonome (une fois programmés, s’entend). Cette apparence d’objectivité sert en particulier les entreprises de hautes technologies ainsi que les États lorsqu’ils décident d’acheter les algorithmes et de confier à leur apparente objectivité des décisions affectant des destins humains16.
8Dans le prolongement des livres sur lesquels porte ce dossier critique, la tâche nous semble consister à concevoir certes le médium comme « agentique », mais sans pour autant oublier que celui-ci est le produit de transformations technologiques qui n’ont pas lieu en terrain neutre. Toute technologie — comme condensé de travail humain impliquant à chaque étape une division du travail et des prises de décisions — est de portée politique. Pour cette raison, s’il est nécessaire de critiquer le statut privilégié accordé à l’humain dans le cadre de la pensée humaniste, il s’agit en même temps d’analyser en détail les pratiques de prise de décision qui déterminent notre situation et qui sont localisées au moins autant dans les parlements que dans les entreprises de hautes technologies.
Note sur la graphie
9Nous avons décidé d’orthographier le vocabulaire du médium comme suit : médium (singulier) et média (pluriel) désignent le médium au sens large de milieu sensible, technologique ou non, de transmission de l’information ; média (singulier) et médias (pluriel) désignent quant à eux les médias de masse au sens étroit des médias télévisuels. Nous avons cependant respecté le choix des traductrices et traducteurs dans les citations.
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10Remerciements
11Je souhaiterais remercier les auteur·e·s des comptes rendus : Frédérique Vargoz, Antonin Wiser, Slaven Waelti et Pierre J. Pernuit pour leur participation à ce dossier spécial d’Acta Fabula, sans oublier l’équipe Fabula pour avoir rendu ce projet possible et en particulier Perrine Coudurier pour sa disponibilité et son aide précieuse. Merci à Antonin Wiser pour la relecture de cette introduction.