Le médium & son milieu : une théorie élémentaire des média
1La récente traduction chez Vrin, dans la collection « Matière étrangère » del’essai Chose et Médium de Fritz Heider par Emmanuel Alloa permet enfin la lecture en français d’un des textes canoniques de la théorie des média anglo‑saxonne. Ce petit volume — initialement un article publié en 1926 — s’inscrit dans un mouvement plus large de traductions et publications de cette théorie des média allemande que la sphère francophone a trop longtemps ignorée.
2Si, jusqu’à ce jour, l’attention a été principalement centrée autour de la théorie déterministe et matérialiste de Friedrich Kittler, la publication de Chose et Médium vient ouvrir le champ francophone à une théorie plus « élémentaire » des média que le philosophe américain John Durham Peters1 appelait récemment de ses vœux, à l’heure où des notions telles que l’écologie médiale deviennent communes. Si le lien du médium à la nature et l’ouverture du champ des média à des considérations plus « environnementales » peuvent paraître une nouveauté2, l’étymologie complexe du terme « médium » nous prouve le contraire. Les travaux récents d’Antonio Somaini sur l’usage de cette notion chez Walter Benjamin révèlent une tendance théorique, celle d’une acceptation moins « technologique » de ce concept ; le médium est alors synonyme du « milieu3 ».
3La préface d’E. Alloa souligne le caractère fondateur de Chose et Médium pour la théorie des média. Son propos introductif nous met cependant en garde contre un « généalogisme stérile » qui ferait de ce texte une anticipation des théories de Marshall McLuhan. E. Alloa y précise le contexte philosophique contemporain de Chose et Médium, celui du débat opposant Alexius Meinong à Hermann von Helmholtz, une querelle portant sur la primauté des qualités sensorielles ou des objets réels dans le processus perceptif. Poursuivant les réflexions de son mentor Meinong, Heider prend parti contre Helmholtz et défend l’idée que l’objet est la cause principale de la perception. Contre une conception « psychique » défendue par Helmholtz, Heider en vient à considérer un élément tiers : le médium.
D’une théorie de la perception à une théorie globale du sens
4Ce qui conditionne le mécanisme de la perception, ce sont les propriétés physiques du médium, la nature du milieu dans lequel se trouve la chose perçue. Lorsque je vois un objet, entre cette chose et mon regard se déploie une chaîne causale ininterrompue. Dans l’exemple de la perception d’un crayon éclairé par une lampe, entre cet objet et mon regard, un médium traversé de lumière et d’ondes détermine la perception de ce crayon. Mais comment différencier la chose de son médium ? Heider tente une distinction qui occupe la première partie de son article. La chose — dans l’exemple ci‑dessus, le crayon — est un phénomène unitaire qui connaît un certain nombre d’évènements ; des « auto‑vibrations ». Ainsi la chose n’est pas inerte, elle vibre, mais ces vibrations demeurent limitées aux frontières physiques de l’objet. À l’inverse, le médium subit des vibrations multiples dites « imposées » ; il n’a d’existence que par son rôle de transmission.
5C’est à partir de cette distinction qu’Heider dégage un concept : l’insignifiance du médium (Unwichtigkeit). Malgré sa fonction essentielle de transmission, le médium est imperceptible, tout comme le poisson de McLuhan ignore son environnement4, tout comme nous n’avons pas conscience de l’air qui nous entoure. L’offuscation du médium est le négatif du concept d’insignifiance. Sans lumière, privé de son caractère transitif, le milieu est révélé, comme l’air qui nous entoure est révélé par la quasi‑matérialité, par la densité du brouillard.
6Les courts passages qu’Heider consacre à la photographie et au cinéma sont logiquement une application de cette théorie causale de la perception aux média technologiques. Pour Heider, l’empreinte héliographique n’est que la fixation des transmissions multiples qui agitent le médium. La photographie fige l’ordre latent du médium. Dans le cas du cinéma et du phonographe, cette fixation respecte le caractère temporel de ces vibrations et les agence en des coordonnées spatiales. L’art temporel devient inscription dans l’espace, sur la bobine filmique ou sur le disque phonographique. Mais pour Heider, ce parallèle entre le médium technologique et la perception semble limité. Car la perception a cela d’unique qu’elle ramène la multiplicité des points — des évènements qui traversent le médium — en une unité qui seule est intelligible. Percevoir, c’est faire acte de synthèse, à partir d’un médium commun donné. Les média technologiques sont incapables de faire cette synthèse, ils ne peuvent que traduire un point particulier du médium. Ils produisent ce qu’Heider nomme des « fausses unités », à savoir des imitations technologiques de la synthèse du médium environnemental que seule l’être humain est capable de réaliser.
7C’est probablement dans l’ultime partie de son article qu’Heider semble le plus proche des réflexions de la théorie des média contemporaine. Une fois de plus, par une extension du cadre théorique de cette « perception médiatisée », Heider considère le corps humain — et par extension les outils et les machines — comme les média de l’intellect. La main agit comme le médium environnemental. Elle n’a de valeur que dans sa capacité à transmettre une information, à se faire le véhicule d’un message émanant du cerveau, elle est insignifiante. Ce que suggère Heider ici, c’est que les concepts employés dans son essai pour décrire le médium environnemental sont opérants à d’autres niveaux de médiation. C’est sur cette réversibilité conceptuelle, sur ce rapprochement entre les médiations naturelles, physiologiques et technologiques que repose la théorie globale de la médiation d’Heider.
8La médiation de la perception détermine à son tour l’action humaine ; informé sur la chose par la synthèse des ondes qui traversent le médium, l’individu agit en retour. Cette pensée est à nouveau médiatisée par son corps, ses outils et ses machines. C’est ainsi qu’on comprendra l’ultime phrase de Chose et Médium : « tout processus organique est pris entre deux unités, au niveau de la perception et au niveau de l’action ».
Enjeux historiques & contemporains d’une théorie élémentaire des média
9Chose et médium apparaît être une référence essentielle pour le tournant « élémentaire » de la théorie des média. S’il faut en effet insister sur le contexte intellectuel originel de cet ouvrage, il reste néanmoins qu’à l’heure du cloud, penser le rapport des média à la nature semble relever de l’urgence. Comme l’a récemment souligné John Durham Peters, si la fonction des média est de communiquer un contenu, alors la théorie des média se doit d’étudier la nature, en tant qu’elle est l’espace premier de la création du sens5. Penser la médiation sur le modèle d’une chaîne causale implique bien de revenir à la cause première, à ce que l’on nomme ici les « média élémentaires ». On ne s’étonnera donc pas que les approches critiques contemporaines des environnements médiatiques voient en Chose et Médium une référence incontournable.
10Mais Chose et Médium a également une valeur historique, notamment pour les archéologues des média. Cette pensée, dans laquelle les différentes acceptions du terme « médium » nous semblent rétrospectivement dialoguer, permet un dépassement de la fonction communicationnelle des média. La modélisation d’une théorie des média sur le modèle d’une perception baignée dans un milieu agité de fréquences et d’ondes n’est pas sans rappeler le concept de modernisme vibratoire6 utilisé pour définir un certain tropisme dans l’histoire des média et de l’art au tournant des xixe et xxe siècles.
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11Heider fournit un cadre théorique pour le passage de la nature aux nouveaux média, transition sur laquelle les imaginaires artistiques de ces mêmes média ont beaucoup travaillé. L’idée d’un médium lumière, présent chez de nombreux artistes de la première moitié du xxe siècle, trouve en Chose et Médium une théorie des média étendue qui lui est contemporaine.