Desiderio desideravi. Bossuet & le désir du grand désir
1Assuré qu’il existe en l’homme « un désir avide de l’éternité » (« Sermon sur l’ambition », Carême du Louvre, 1662), Bossuet ménage assurément une place à une authentique spiritualité de l’aspiration que les études classiques ont encore peu explorée (en‑dehors de l’analyse du mouvement d’espérance qui se trouve au cœur de la querelle du quiétisme). C’est à cette tâche que se consacre le livre très érudit d’Agnès Lachaume, à rebours de tout ce qui a pu sembler lier l’orateur sacré à la pastorale de la peur dans les études historiques. Si le mot même de « désir » a changé de sens au cours du temps, il connaît en effet au xviie siècle un mouvement de bascule décisif dont Bossuet, sans bien en avoir l’air, tient le plus grand compte :
L’antique soumission de l’homme à un ordre transcendant qui lui préexiste donnait comme raisonnable de désirer se conformer à la place qui lui était déjà assignée. […] L’idée moderne du désir de bonheur, à l’inverse, requiert un accomplissement individuel, une invention et une nouveauté continuelles dont chaque personne est le moteur, se fiant à son intérêt propre et accordant une attention constante à ses désirs » (p. 10‑11).
Rhétorique & théologie
2S’il aurait certes été paradoxal que le christianisme se trouve ébranlé par une notion que l’écriture biblique a pourtant contribué à expliciter — pensons à Jésus‑Christ désirant d’un grand désir [desiderio desideravi] cette Pâque qu’il partagera avec tous les hommes (Luc 22, 15) —, l’orateur sacré a fort justement compris, en un siècle assez troublé par les controverses religieuses en tous genres, que Jésus‑Christ réconcilie en effet les deux compréhensions du désir en se soumettant à la transcendance de la résolution intra‑trinitaire et amoureuse de la Pâque et en s’accomplissant dans son incarnation par cette auto‑donation qui constitue justement son aspiration personnelle la plus profonde. De là l’utilisation massive du corpus augustinien pour réconcilier désir spirituel et désir temporel, au risque d’un léger anachronisme au point de vue patristique mais en une visée sincère de conversion de la parole au point de vue classique. Bossuet ne croit effectivement pas au changement contemporain de la passion de la métaphysique en la métaphysique de la passion, ou plutôt en prend tellement acte qu’il en subvertit le mouvement pour mieux le convertir — si « ce n’est plus de la bonté de la chose désirée […] que découle la moralité du désir » mais qu’« un objet devient bon parce qu’on y tend par […] le désir » (p. 12), il suffit d’éviter l’amour‑propre (et non toute forme d’amour qui ne laissera plus aucune possibilité d’élan) pour que le désir prenne toute sa valeur (et puisse en réalité mener au divin) ou, pour le dire autrement, que l’orgueilleuse concupiscentia ne recouvre pas la généreuse caritas afin que le désir, qui n’est pas un mal, demeure une dynamique vers le bien. L’orateur est ainsi moins moraliste que spirituel :
Le thème du désir dans l’œuvre de Bossuet est donc bifrons […] : la condamnation par le prélat de tout ce qui favorise les [desseins] coupables, y compris les plaisirs du théâtre, va en effet de pair avec l’affirmation forte que le désir de vivre, de connaître et d’expérimenter, peut mener la créature droit vers Dieu. (p. 12‑13)
3Bon connaisseur du monde de la cour qui fait de l’intérêt personnel son principal étendard, l’orateur sait parfaitement que réprimer tout désir serait une chimère. Or le propos d’Agnès Lachaume est, plus radicalement, de montrer qu’il n’est pas question, chez lui, d’acceptation du désir par impossibilité de faire autrement. Il y est de fait question, en sa parole, de désir du désir par certitude de trouver enfin une vraie voie de salut pour tous :
Capital dans ses textes et dans sa réflexion, le désir de laisser Dieu souverain (héritage de l’ordre ancien) coïncide constamment avec le désir d’accomplir son propre bonheur (cette satisfaction psychique que recherchent expressément ses contemporains). […] En cela, il est même soutenu par Rome, dans la querelle qui l’oppose à Fénelon, partisan d’un amour pur de tout intérêt propre. (p. 13)
4L’histoire excédée par la querelle quiétiste a certes oublié cette question du désir de Dieu (qui ne reviendra sur le devant de la scène qu’avec la publication des écrits de Thérèse de Lisieux). Il n’en reste pas moins que l’on se trouve là face à une donnée tout à fait essentielle pour comprendre l’écriture de Bossuet. Le désir peut bien marquer un manque — de‑siderarium —, il initie également un élan — et définit en cela la nature humaine —, indépendamment de tout jugement moral. L’amour humain, s’il est épuré, élance ainsi l’être vers l’amour divin. Mais l’orateur sacré ne convoque pas seulement Augustin ou les Pères ; il a intégré les acquis modernes de Descartes, au prix de très réels efforts ; tout cela dans un unique souci pastoral dénué de toute ambition personnelle — cas rare dans le sacerdoce. Il fascinera donc toute l’école de la iiie République, puis Claudel, Green, Gide, Mauriac, Gainsbourg, Delacomptée. Ses images du désir sont si variées que le présent ouvrage a le louable souci d’en présenter de précieux index permettant comparaisons avec les auteurs contemporains et analyses de sept ensembles de lieux — désir et passion ; concupiscence, convoitise, souhait, aspiration et tendance ; inclination, caprice, penchant, envie, besoin et ardeur ; affection, appétit, goût, émotion, attrait et attirance ; amour, charité et intérêt ; plaisir, jouissance, délectation, délice et ravissement ; espérance, espoir, volonté et attache (p. 637‑681). C’est là un vaste projet et une vraie thèse de rhétorique. Le livre d’Agnès Lachaume y réussit parfaitement :
Si désirer c’est chercher à voir, l’image, porteuse d’absence et de présence, peut être offerte au désir comme un terme intermédiaire, qui comble partiellement cette ouverture à la vision et invite à chercher encore plus loin. Anne Régent‑Susini a analysé l’image comme soutien rhétorique de l’autorité, dans le cadre d’une ‘rhétorique des peintures’ ; pour notre part, nous avons insisté sur la dimension figurale des similitudes bossuétistes. […] La conversion de l’imagination participe à la réorientation du désir. (p. 19)
5On passe alors d’une pastorale de la peur à une pastorale de la communion, en une langue magnifique et à la richesse incroyable qui rêve d’une écriture du ravissement en régime post‑tridentin — « cette simplicité est le fruit de retouches précises témoignant d’un art consommé des rythmes, des sonorités et du souffle » (p. 20) ; « dans cet usage des images rhétoriques, Bossuet adopte volontiers un fonctionnement figural, c’est‑à‑dire vecteur de désir » (p. 22) ; « poésie et eschatologie peuvent alors conjuguer leurs forces » (p. 22). Au moment même où les moralistes comme La Rochefoucauld semblent ne plus croire aux vertus et où les tragédiens comme Racine semblent ne plus pouvoir traiter que de la passion, Bossuet se fait ainsi le chantre d’un désir indispensable à tout élan vers Dieu, si tant est que ce désir est aimanté par l’unum necessarium et une fois admis que le désir est la marque même du chrétien. Tout fonctionne alors selon le paradigme proprement biblique de l’analogie :
Un parallèle peut être établi entre son goût pour des images littérales, déployées progressivement, avec plusieurs niveaux de réalités, et le système figuratif biblique que ses travaux exégétiques mettent en valeur. Ce qui se déploie dans le rapprochement entre la figure et la réalité, c’est le désir, entre absence et présence, qui se précise avec le temps. C’est ainsi que le prédicateur sollicite constamment des images de la nature pour parler des vraies réalités spirituelles. (p. 630)
Rhétorique & iconologie
6Avec une grande clarté, Agnès Lachaume choisit de développer son étude en un plan dialectique : si l’élan vers Dieu entre en analogie avec la passion pour les choses sensibles, l’imaginaire doit cependant toujours se mettre au service du désir spirituel, puisque la dynamique de la parole de Bossuet est de fait une essentielle écoute en laquelle résonne la silencieuse ardeur du Verbe. Il y a là, au point de vue méthodologique, un « mouvement d’incarnation progressive », allant « de l’intelligence au sensible, depuis des considérations philosophiques et théologiques, à travers les images et les sons, jusqu’aux portes du silence et au mouvement du corps », et constituant « la logique interne aux textes de Bossuet sur le désir » (p. 630). L’ouvrage entend par là restituer, au plus juste, le mouvement de la pensée de Bossuet : « il canalise ainsi la pente, naturelle depuis la Chute, du désir vers le sensible » ; « dans une perspective métalinguistique, la musicalité de sa langue métaphorise dès lors, peut‑être malgré lui, que tous les désirs sensibles sont appelés à s’harmoniser pour servir la quête de Dieu » (p. 631). Mais il y a là aussi, au point de vue analytique, un minutieux et remarquable parcours au sein d’études sémantiques (p. 29‑76), contextuelles et génétiques (p. 77‑210), imaginatives (p. 213‑303), poétiques (p. 305‑449), rhétoriques et théologiques (p. 453‑625). Apparaît dès lors une dramatisation de l’écriture dont l’ouvrage sait adéquatement rendre compte. La modélisation, vive au xviie siècle (songeons à Descartes), permet au demeurant de justes traits : le désir, légitimé par la passibilité christique, peut bien être aspiration plus ou moins confuse de Dieu (et il faut alors suivre authentiquement le fil du désir pour le christianiser véritablement) ; le désir du salut est lui‑même une passion (légitimement) intéressée ; le désir humain est une réponse au désir divin pour la créature, puisque cette dernière est faite à l’image de son chef (et seule la concupiscence est donc à combattre de vive force). On dira par conséquent que Dieu désire notre désir et que Bossuet, lecteur attentif du Cantique des cantiques (contrairement à Pascal ou à Lemaistre de Sacy), nous donne les mots pour mettre notre désir en paroles et en louanges, in via, avant les affections silencieuses de la béatitude à venir, in patria. Que d’images, en effet, aussi simples que belles, se déploient dans sa prose — ici dans les Élévations sur les Mystères :
La roue agitée par le cours d’une rivière va toujours, mais elle n’emporte que les eaux qu’elle trouve en son chemin : si elles sont pures, elle ne portera rien que de pur ; mais si elles sont impures, tout le contraire arrivera. Ainsi, si notre mémoire se remplit de pures idées, la circonvolution, pour ainsi dire, de notre imagination agitée ne puisera que dans ce fond et ne nous ramènera que des pensées saintes.
7C’est la poétique des psaumes — sollicitant le sensible et aimant l’anamorphose — qui est alors approfondie par l’orateur sacré, en une démarche que Claudel retrouvera d’ailleurs avec brio. On peut même aller jusqu’à observer une certaine psychologisation des personnages bibliques s’animant dès lors sous nos yeux — ici dans L’Amour de Madeleine :
Une lumière soudaine et pénétrante brille aux yeux de Madeleine : une flamme toute pure et toute céleste commence à s’allumer dans son cœur ; une voix s’élève au fond de son âme, qui l’appelle, par plusieurs cris redoublés, aux larmes, aux regrets, à la pénitence. Elle est troublée et inquiète…
8C’est pourtant musicalement que Bossuet est sans doute le plus génial — lui qui ne goûtait cependant guère l’univers de la musique (mais peut‑être cela n’est‑il paradoxal qu’en apparence, tant il est vrai qu’on ne peut être brillant en littérature que si l’on considère toute chose en‑dehors de la littérature comme du temps — songeons à Proust) :
« Il deviendra [4], dit Tertullien [4], un je ne sais quoi [5] qui n’a plus de nom [5] dans aucune langue [5] ; tant il est vrai [4] que tout meurt en nous [5] jusqu’à ces termes funèbres [7] par lesquels on désignait [7] ses malheureux restes [5] » (« Sermon sur la mort », Carême du Louvre, 1662).
9Agnès Lachaume analyse minutieusement ces effets (le tableau de quelques premières phrases du sermonnaire, à la page 481, ou celui des mesures périodiques dans le " sermon du mauvais riche ", à la page 517, sont à cet égard tout‑à‑fait bienvenus), en l’associant au travail de l’allitération mis en rapport, admirablement, avec les originaux de la Vulgate (« Marthe, Marthe, dit‑il, tu es empressée et tu te troubles dans la multitude » — nous renvoyons le lecteur aux formidables pages 487 à 503, propres à ravir le rhétoricien comme le spirituel, ou les deux en même temps), et en notant joliment que « le latin ecclésial et l’hymnologie traditionnelle colorent musicalement la parole prédicative de Bossuet » (p. 486). Si rhétorique de l’impetus et dynamisme du désir sont bel et bien indissolubles, on peut voir s’animer ici le grand style tel que le xviie siècle classique l’a imaginé.