Action poétique autour de Char, Darwich et Lorca : quels pouvoirs ? Quels poèmes ? Quels sujets ?
« L’action est aveugle. C’est la poésie qui voit », René Char1.
1Le recueil d’études critiques édité par Marik Froidefond et Delphine Rumeau porte sur le corpus qui a fait l’objet de l’une des questions au programme de littérature générale et comparée des agrégations de Lettres Modernes 2017 et 2018 : « formes de l’action poétique ». Cependant, l’ouvrage demeure d’actualité et constitue une somme passionnante et importante pour interroger non seulement la relation de la poésie à l’engagement politique, autour des figures emblématiques de Char, Darwich et Lorca, mais aussi pour reconsidérer la question toujours vive de la portée éthique et politique d’une poétique. Il s’agit de rouvrir « la question de Hölderlin » (p. 5), elle‑même reprise de Heidegger (p. 87) : « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? » ; « À quoi bon des poètes en temps de détresse / de manque ? » Pour répondre à la question, on ne peut faire l’économie d’une interrogation sur les conceptions du poème. En effet, la question serait plutôt « quels poèmes en temps de détresse ? » ou bien encore quels sont les « pouvoirs du poème ? » (p. 77) C’est ce que demande Laurent Zimmerman dans l’article d’ouverture du livre lorsqu’il explique qu’il faut mettre en relation le refus de Char de publier pendant la guerre avec, précisément, l’inscription d’un geste poétique dans les Feuillets d’Hypnos qui « consiste à s’en prendre à la poésie, à une certaine idée de la poésie » (p. 22). S’il ne peut s’agir de « l’outrecuidance de celui qui a le front de faire état d’Auschwitz depuis la perspective du rossignol ou de la grive musicienne », comme le déclare Celan en 19672, pour répondre entre autres à Adorno, on peut se demander quelle est la nécessité qui pousse Char à déclarer que, certes, « il faut écrire des poèmes, tracer avec de l’encre silencieuse la fureur et les sanglots de notre humeur mortelle » même si « tout ne doit pas se borner là3 » ? C’est ce que les différents contributeurs s’efforcent de mettre à jour, par des approches littéraires, souvent thématiques, ou historiques, voire philosophiques.
Dépasser l’opposition verbe / action ?
2Dès leur avant‑propos les directeurs de la publication posent le paradoxe d’une nécessité néanmoins prégnante : « c’est lorsque la poésie peut apparaître comme dérisoire en regard de la violence et de la souffrance collective que s’impose sa nécessité, et que l’idée d’action poétique peut prendre son sens » (p. 5). La question de la légitimité du poème se trouve dès lors déplacée, lorsqu’un « engagement maximal » du texte devient de facto « dégagement maximal », comme promesse d’une validité, d’une vitalité pourrait‑on dire, durables au‑delà du contexte (p. 6), si le poème évite l’écueil de la « rhétorique creuse, l’univocité de son message et son asservissement aux circonstances fugaces » (p. 8). Le premier article fait un rappel important sur l’histoire du divorce entre Action et Verbe (les majuscules sont mises par l’auteur), qui prend sa source dans le retrait Mallarméen privilégiant « une parole essentielle » à « une parole dépourvue de consistance et d’intérêt » (p. 27), soit entre « “l’action restreinte” que permet la littérature (penser) » (p. 26) et l’universel reportage, le journal. Laurent Zimmermann rappelle que les lectures de la seconde moitié du xxe siècle ont contribué à ne plus considérer le positionnement de Mallarmé de manière schématique, mais que l’inculpation d’Aragon en 1932 pour propagande anarchiste dans son poème « Front rouge » est « l’occasion de la réaffirmation partielle d’une telle position dans le champ poétique » (p. 27). André Breton dénonce par exemple l’assimilation réalisée par la justice française entre « un langage courant » et « un langage tout particulier qui ne présente, avec celui‑ci, aucune sorte de commune mesure4 » (p. 29). De fait, deux possibilités prévalent encore dans le contexte de Fureur et Mystère quant au positionnement de la poésie par rapport à l’action : l’assimilation ou la séparation, le poème dans ce dernier cas étant vu comme autonome et non atteint « par les soubresauts du présent » et ne pouvant « qu’obéir à ses propres lois » (p. 31).
3Char semble s’en tenir à un « refus de toute prétention de la poésie à agir à proprement parler » (p. 31), et surtout à un « refus de l’éloquence », comme signalé dès 1945 par G. A. Laurent cité par Laure Michel (p. 233) dans son article sur la réception de Char et de la « jeune poésie » ou « poésie armée » ou « poésie civique » après‑guerre. C’est de cette rhétorique de la résistance qu’il se détache, c’est elle qu’il critique quand il écrit à Gilbert Lély en 1946 qu’il ne souhaite « rien du genre papier résistant, cocardier, récital et tout5 » (cité trois fois, p. 32, p. 63 et p. 245). Son Carnet d’Hypnos s’apparente plutôt selon lui‑même à « “une sorte de Marc‑Aurèle”, plus proche d’un manuel de stoïcisme que d’un écrit de circonstance » (p. 63). Pourtant il déclare également : « Je me fais violence pour conserver, malgré mon humeur, ma voix d’encre » (dans Fureur et Mystère6, cité p. 76). Ainsi, on ne peut dans son cas, ni sans doute pour aucun des trois auteurs du corpus, parler de « Stratosphère du Verbe », ni le situer du côté d’une « illusion de l’action par le poème » (p. 32), mais dans une troisième voie. De même, l’article de L. Michel établit que ce qui est perçu de la poésie de Char est un « dépassement de l’opposition entre “l’action” et “le rêve” », voire un « accomplissement de ce qui était resté insurmonté chez les surréalistes » (p. 240). De quoi serait donc faite cette troisième voie ?
4Selon L. Zimmermann, ce que Char offre à la poésie c’est « le pouvoir de toucher à cette face des événements que l’action concrète seule n’atteint pas, ce qu’elle engage de mémoire et de méditation, et de capacité à porter un avenir » (p. 32). Il s’agit donc d’un pouvoir agissant sur le temps, gardant « la mémoire non pas passive, mais active » de l’événement, pour un présent « toujours à recommencer » (p. 33). L’article d’Éric Marty confirme et prolonge cette attention portée à la relation événementielle au cœur de l’agir poétique, déclarant que tout, « dans Feuillets d’Hypnos, nous permet de mesurer l’enjeu unique de ces fragments qui est d’en faire le site d’une véritable pensée de l’Événement » (p. 56) et que le poète peut accueillir cet « Événement » dans son « essence monstrueuse » (p. 57). Char opérant une « déconstruction des universaux qui fondent le “politique” », et notamment du droit (n’acceptant pas, par exemple, le procès de Nuremberg), ne craint pas d’écrire que « Le mal, non dépravé, inspiré, fantasque est utile » (fragment 174 cité p. 56). L’engagement poétique semble ne pouvoir se faire qu’à partir « d’une conscience radicale de la puissance sans limite du Mal » (notons d’ailleurs que le poète écrit « mal » sans majuscule, comme pour ne pas, précisément, l’essentialiser, à la différence de l’auteur de l’article, p. 59). Au‑delà d’une volonté de maîtrise sur cet événement monstrueux, surgissement de l’innommable, par « une poétique de l’Agir qui en soit l’adversaire lucide » (p. 57), É. Marty montre bien que Char, faisant dialoguer « Verbe » et « Action », fait vivre la formule aux échos prophétiques de Rimbaud selon laquelle « La Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant » (p. 55). C’est ce à quoi Jean‑Patrice Courtois est lui‑même attentif, dans son article à ancrage philosophique, explorant les différences entre le faire et l’agir, poiesis et praxis, la poésie relevant davantage du faire que de l’agir selon l’acception aristotélicienne, l’action pouvant elle‑même être décomposée en plusieurs catégories. S’il existe une « action de la poésie », celle‑ci ne peut qu’être « déterminée par les actes dans la poésie » (p. 40), c’est‑à‑dire des actes qui « non seulement s’effectuent dans la langue, mais effectuent le langage qui en résulte » (p. 41). Il faut poser que « opérations physiques » et « opérations d’écriture » ne se font pas « sous le même nom » (p. 41). L’agir du poème est donc un agir de et par l’écriture, et il semble bien exister « un savoir de l’action dans les termes du poème » (p. 50). Mais pour être action, événement d’écriture, il faut que cette action soit un non savoir, quelque chose d’inouï qui soit « une complication du schéma classique de l’action : intention, volition, exécution ou mouvement » (p. 52) ou qui « pulvérise aussi le nouage intention / volition » (p. 51), comme dans le feuillet 207 cité p. 51 : « Certains de mes actes se frayent une voie dans ma nature comme le train parcourt la campagne, suivant la même involonté, avec le même art qui fuit ». Cette involonté est logée dans le corps, qui propulse le poème dans un décalage temporel où l’action poétique par le langage est toujours en avance sur l’intention même d’agir, ce que manifeste le fragment 218 :
Dans ton corps conscient, la réalité est en avance de quelques minutes d’imagination. Ce temps jamais rattrapé est un gouffre étranger aux actes de ce monde. Il n’est jamais une ombre simple malgré son odeur de clémence nocturne, de survie religieuse, d’enfance incorruptible.
5On ne peut que penser au « Tu as bien fait de partir, Arthur Rimbaud » de Char, qui confirme que cet « élan absurde du corps et de l’âme, ce boulet de canon qui atteint sa cible en la faisant éclater, oui, c’est bien là la vie d’un homme7 ! » La propension à faire éclater, à renverser les figures et relations établies, voici un des autres pouvoirs du poème que les articles explorent.
Nommer, renverser le réel, ou le créer ?
6Plusieurs contributions soulignent la part de transformation et de retournement qu’opère le poème. Selon Olivier Belin, le poème en prose de Fureur et mystère est « le lieu d’une transformation active, régi par une ouverture, un renversement ou un franchissement » (p. 69), porté par l’anaphore et « une progression temporelle orientée vers un à‑venir » et « des procédés de continuité thématique et de dynamisation temporelle » qui en font « une histoire chargée de contrer l’Histoire » (p. 73). É. Marty et D. Rumeau s’attachent au fragment 141, « la contre‑terreur c’est ce vallon que peu à peu le brouillard comble… ». É. Marty y lit un « retournement de l’hypnose morbide » dans « son contraire le “feu” » (p. 60), qui est aussi « retournement de l’angoisse en liberté » (toujours p. 60). D. Rumeau rapproche à partir de ce fragment Char et Darwich, ce dernier affirmant la puissance du poème dont la « fragilité crie, afin de nommer8 ». Si les vieilles catégories du verbe et de l’action parviennent à être dépassées comme une transformation des « vieux ennemis en loyaux adversaires » (fragment 6 cité p. 55), ce sont aussi les figures de l’ennemi selon Ève de Dampièrre‑Noiray qui, dans l’œuvre de Darwich, sont libérées de toute assignation et permettent « la remise en cause d’une identité ontologique » (p. 228). On assiste alors à « une incessante réévaluation de l’identité » de l’adversaire (p. 226) et à un perpétuel « changement de distribution que demande la parole du poétique » (p. 228).
7On pourrait d’ailleurs se demander si la force du poème n’est pas tant dans « la recherche du mot le plus juste pour désigner la situation pourtant qualifiée d’innommable » (p. 78), avec « exactitude » (p. 80), que de faire événement en créant du langage. Cela nous conduirait dès lors à repenser la proposition de D. Rumeau, selon qui « la poésie moderne » se définit par « un lien très resserré au langage, comme une cristallisation de la langue exigeante », qui « échappe aux mots ordinaires ou usés » (p. 76), qui nous fait peut‑être courir le risque de retomber dans l’ancienne dichotomie mallarméenne. Si l’auteure s’appuie avec intérêt sur Heaney lisant Mandelstam et louant sa liberté de « laisser les poèmes se constituer en langage en lui, comme des cristaux se forment dans une solution chimique » (p. 82), il faut néanmoins prendre en compte les propos de Mandelstam lui‑même, qui nous met en garde contre les rapports entre les mots et les choses quand définis de manière trop concrète : « N’exigez pas de la poésie trop de chosification, de concrétude, de matérialité […] pourquoi identifier le mot avec la chose, avec l’herbe, avec l’objet qu’il désigne 9? ». C’est que le « mot vivant ne désigne pas l’objet, mais choisit librement comme pour y habiter telle ou telle signification concrète, telle matérialité, tel corps bien‑aimé. Et autour de la chose le mot erre librement comme l’âme autour du corps abandonné mais non pas oublié10 ». Rapport d’errance, d’inconnu et d’élan : « Le plus étonnant dans la glossolalie est que celui qui parle ne connaît pas la langue qu’il parle. C’est une langue tout à fait inconnue ». Où l’on retrouve l’élan rimbaldien : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène » (Lettre du voyant). C’est cette implication de l’élan et cet en‑avant de l’inconnu du langage que nous rappelle de manière déterminante l’article incontournable de Dominique Rabaté : « Le poème vise ce langage action qu’annonçait Rimbaud » (p. 100). Il est une création du monde, un découpage du monde, selon l’écoute d’un rythme en train d’advenir et qui fait advenir une forme :
La découpe que le poème opère dans le monde est dictée par la découpe rythmique, qui n’obéit plus forcément dans la modernité à la versification traditionnelle, mais continue de dépendre essentiellement de la cadence ou du patron mélodique qui fait venir les mots du poème (p. 101).
8N’est‑ce pas ce qu’évoque Mandelstam lui‑même quand il dit que :
le poème vit d’une image intérieure, ce moule sonore de la forme qui anticipe sur le poème écrit. Il n’y a encore aucun mot, mais le poème vibre déjà. C’est l’image intérieure qui vibre, c’est elle que tâte l’ouïe du poète. Et seul est doux l’instant de la reconnaissance11 ?
9Les mots ne viennent donc pas tant d’une réalité, qui plus est innommable, que d’un rythme qui est déjà une écoute du monde et non plus (ou pas encore ?) le monde tout à fait lui‑même. En ce sens, il n’y a pas tant poésie de l’événement que poésie comme événement.
Cristallisations ou mutations ?
10De fait, plusieurs contributions orientent vers des lectures non référentielles du corpus, soulignant que le poème crée sa propre réalité plutôt qu’il ne désigne. Ainsi, Sandrine Montin insiste‑t‑elle sur la démultiplication de « La peine noire » dans le Romancero gitano de Lorca en plusieurs figures, changeantes, mouvantes, miroitantes. Il ne s’agit plus du cristal des mots mais bien de « cristal des eaux » et des « nuages mobiles », de « dilution des formes » donnant lieu à une « songerie sur la mutabilité de toute chose » (p. 147), puisque, d’après Lorca lui‑même, le duende gitan « hante “les lieux où les formes se fondent dans un élan qui dépasse leur expression visible” » (Théorie et jeu du duende12, cité p. 148). Le chant fait et défait un monde au‑delà du pittoresque, du folklorique, du flamenco, le motif omniprésent de la forge devenant « métaphore des métamorphoses du monde » (p. 150). On regrette que le rythme de ce poème duende ne soit pas envisagé comme tel, avec quelques exemples qui le donneraient à entendre pour des lecteurs non hispanophones, au‑delà d’une analyse des motifs qui certes, est convaincante. C’est aussi comme métaphore, voire comme paradigme, et non comme référence, que É. Picherot aborde l’ancrage andalou dans l’œuvre de Lorca, l’Andalousie servant d’ailleurs « de référence à de nombreux auteurs arabes afin de mieux représenter les phénomènes de colonisation et de décolonisation (d’après Pedro Martínez Montàvez, cité p. 115), parmi lesquels Darwich, pour qui elle est « porteuse d’une leçon historique qu’il lie de manière étroite à l’expérience palestinienne » (p. 115). L’article étudie comment le paradigme s’est construit à travers une suite d’actualisations (p. 112), en partant d’un corpus ancien, à travers les œuvres de Lope de Vega ou Góngora par exemple. On aurait aimé là aussi qu’au‑delà du phénomène de l’intertextualité, on nous fasse entendre, à partir des longues citations bilingues qui font une des grandes richesses de l’article, comment les motifs donnent à entendre à chaque fois un rythme propre, d’autant que l’auteure attire notre attention sur le fait que les « toponymes changent, la langue elle‑même s’exile ou disparaît. C’est alors que la poésie, par la force de la seule profération, fait exister ce qui a disparu » (p. 125). Thomas Le Colleter insiste également sur le travail de Lorca qui consiste à « fuir le réalisme vériste » et « atténuer la référentialité » (p. 135), par un jeu d’images qui priment sur la narration et ouvrent « à l’universalité d’un questionnement sur la destinée humaine dans son ensemble et élargit de fait sa valeur à l’humanité entière » (p. 139). L’évacuation de « l’anecdotique » semble là aussi se faire au profit de « la matérialisation de la “Pena” dans le chant », un chant qui « rend présent, met sous les yeux un universel » (p. 139). C’est que ce cante jondo, est « plus profond que le cœur même qui le crée et que la voix qui le chante, car il est presque infini […]. Il vient de la première larme et du premier baiser » (Lorca13, cité p. 139). Même chose chez Darwich, pour qui extraire « l’expérience palestinienne de sa contingence est une manière, toute poétique, de la hisser à l’universel », selon Carole Boidin (p. 216), le poète souhaitant « inscrire son rapport à la Palestine dans le cadre plus large d’une appartenance à la langue arabe, première étape vers une définition plus universelle de l’identité et des fonctions de la poésie » (p. 217).
11Il semble en fait que tous ces dégagements affirmés de la référentialité et du réel en tant que tel appellent la question du sujet du poème et une problématisation du concept de voix, que l’on ne voit, semble‑t‑il, pas réellement abordées. La plupart des articles oscillent entre une approche tendant soit vers la lecture du mythe, de la métaphysique, voire d’une ontologie, soit vers l’identification d’un sujet écrivant, tout en avouant qu’il faut en détacher le sujet du poème.
Quel sujet de l’action poétique ?
12D. Rabaté pose pourtant de manière très claire le problème :
Mettre directement l’accent sur les « gestes » au lieu d’inscrire d’emblée un sujet, c’est tenter de désubstantialiser le sujet poétique, de faire entendre qu’il y a toujours accompagnant le procès de subjectivation un mouvement connexe de désubjectivation auquel il faut rester attentif (p. 99).
13La notion de geste, ou de « vie gestuelle » (expression empruntée à Michaux cité toujours p. 99), conduit à « un agrandissement ou un dépassement du Moi ». On pourrait dire que c’est la perspective dans laquelle semblent s’engager d’autres contributions, mais elle n’apparaît pas toujours aussi clairement. Par exemple, Inès Horchani guette dans l’œuvre de Darwich les signes d’une involontaire « démultiplication de la personne et de la parole du poète, sa diffraction en personne et parole collectives » (p. 168), ou une « césure identitaire » (p. 170). C. Boidin, s’attachant au travail sur la métaphore épistolaire dans la poésie de Darwich, pointe qu’y est à l’œuvre « une vision nouvelle de l’identité collective » (p. 213) d’où le locuteur lui‑même s’absente, comme dans « Je suis le locuteur absent » de La Terre nous est étroite, cité p. 211 : l’expression associe « la désignation arabe des première et troisième personnes du singulier, « anâ al‑mutakallim al‑ghâ’ib ». Darwich cite d’ailleurs Lorca en exergue de Ne t’excuse pas : « Désormais ni moi, ne suis moi / Ni la maison, ma maison » (cité p. 170), vers de Lorca qui intéressent S. Montin p. 155 : « Pero yo ya no soy yo. / Ni mi casa es ya mi casa », mais qui laissent l’auteure dans une position d’indécidabilité quant à l’identité de l’instance énonciatrice (p. 155). Et pour cause. Il semble en effet que ces approches paraissent toujours plutôt à la recherche d’un sujet préexistant au poème, voire même d’un sujet biographique (I. Horchani p. 168 ou S. Montin se demandant s’il faut identifier « le sujet écrivant » au « poète et sujet historique » p. 156), alors que l’orientation de D. Rabaté nous permet de sortir de ce qui semble bien un écueil. En effet, il voit dans le texte lyrique non « l’expression romantique de soi » (p. 98) mais « l’efficace d’une parole qui produit son propre régime d’existence, qui fait advenir son sujet » (p. 99), efficace qui n’est jamais étrangère à « l’efficacité du langage », puisque « la phrase accomplit rythmiquement et verbalement l’union d’une pensée avec ce qu’elle décrit » (p. 100).
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14C’est bien, en creux, autour de cette idée que la plupart des contributions semblent tourner et souvent se rejoindre, même si de manière inégalement affirmée. Il y aurait un ultime pouvoir agissant du poème, à se dégager de l’unité et de la définition du sujet biographique, une force véritablement motrice, un élan faisant advenir un sujet libre, toujours inconnu, qui s’invente à l’intérieur d’un langage nouveau. L’ouvrage constitue donc un ensemble dont la diversité des approches assure la richesse des apports, tous considérablement documentés et étayés.