Profession flibustier : la vie comme un roman
1De Zee-Roovers : tel est le mot principal du titre de la première édition (1678) du livre des souvenirs, choses vécues ou entendues par Alexandre Olivier Exquemelin au cours de ses lointaines flibustes — extraordinaire témoignage sur la vie de marins sanguinaires et souvent hors-la-loi des Mers du Sud. Ce mot hollandais — la première édition fut bien hollandaise, imprimée à Amsterdam — signifie tout à la fois : pirates, corsaires, forbans, flibustiers. Le Néerlandais a le don de simplifier les choses : l'ouvrage dont on va dire un mot nous montre que les faits et personnages multiplient les acceptions et le vocabulaire français en ce domaine apparaît très vite comme bien limité…
2Ces mémoires d’Exquemelin furet, dès leur parution, traduit (donc trahi), amputé de pans entiers de leur texte, complété de détails étrangers à l’auteur (du piratage des idées reçues…), ce qui exige, pour le lire aujourd’hui, des références aux multiples éditions du temps. Réal Ouellet et Patrick Villiers nous donnent ici, en même temps que le texte d'Exquemelin, toutes les approches possibles des mots, des expressions, des lieux, des occupations (souvent pendables) des marins hors-la-loi de ce dix-septième siècle peu économe du sang versé. Les auteurs ont étudié l'ouvrage pendant de longues années avant de nous en livrer une remarquable exégèse. Il s'agit donc ici et pour la première fois d'une édition authentiquement critique de ces mémoires d'un homme de l'extrême.
3Si le titre donné à cette édition ne reprend pas exactement celui de la première version en langue française, la structure même de l’ouvrage témoigne de la scrupuleuse volonté des auteurs de nous faire partager le fruit de leur étude : 37 pages d’introduction, 937 notes de bas de pages, 69 pages d’appendices, 14 de biographie, 28 de lexique, 20 de bibliographie… le texte d’Exquemelin, dont l’orthographe, la ponctuation et l'accentuation du texte primitif ont été modernisées, occupant pour sa part 384 pages.
4On indiquera ici les premières lignes seulement du texte : « Les voyageurs aiment naturellement à parler de ce qui leur est arrivé, surtout lorsqu'ils sont hors de danger et qu'ils croient que ce qui leur est arrivé mérite d'être su. » Récit de voyage donc. Mais la vie d’Exquemelin (par lui édulcorée ou farcie de faits parfois imaginés, augmentée d'exagérations notoires, etc.) est un catalogue d'actes, découvertes, sentiments forts et étrangers à nos sens actuels. Les éditeurs de l'ouvrage nous donnent l'occasion d'une lecture particulièrement riche, qui parvient à nous faire oublier les images toutes faites issues de nos précédentes lectures bien souvent romanesques sur la flibuste (histoires d'enfance, Le Roi des pirates de Daniel Defoë (1713), films américains…). Le XVIIe siècle, familiarisé avec les cruautés, brutalités, combats inutiles et dévastations horribles, ne parvenait manifestement pas à oublier ces "Iles" lointaines, ces Caraïbes, ces Amériques riches, insolantes de richesses même. On découvre ici que les luttes majeures, les batailles incessantes presque qui se déroulaient sur la terre de France trouvaient des reflets sordides et cruels de l'autre côté de l'Atlantique… L’introduction vient nous le rappeler : les mésententes et guerres d'ici gouvernent amplement les destins de là-bas. Nous comprenons mieux, en entrant dans le texte du narrateur, et en parcourant aussi la multitude de notes des bas de pages, comment et pourquoi des hommes devinrent ces marins fous et avides, audacieux et violents qui recherchèrent à travers des péripéties sanglantes, et presque impensables (encore qu'on se soit depuis « habitués » à pire…), le statut qu'ils avaient perdu ou ne pouvaient trouver en Europe ! Une partie conséquente de l'écrit de l'aventurier nous fait entrer en outre dans la biographie d’un certain Morgan qui, après des actes insensés et sauvages, fait fortune et se voit comblé d'honneurs, avec le titre de Sous-Gouverneur de l'Ile de Jamaïque.. Le destin d’Exquemelin n’est pas si différent : au terme d’une vie toujours difficile et rude, ponctuée d'actes barbares, mais aussi de découvertes, il s'enrichit et parvient à s’offrir un diplôme de médecine…
5Texte tissé de contradictions et d’exagérations, peut-être, mais texte riche aussi d’authentiques surprises pour le lecteur dûment informé par les éditeurs : on découvre ainsi, par exemple, que ces loups des mers consacraient presque davantage de temps à combattre à pied que sur leurs bateaux. Question de sécurité … et de survie, sans doute : les gros navires armés par les puissances navales devaient avoir trop de répondant pour les bateaux plus frêles et plus petits des flibustiers : « Lors donc qu'on découvre quelque vaisseau, s'il est espagnol, aussitôt on fait la prière, comme dans la plus juste guerre du monde … ». La foi, le fusil et la cruauté ! Mais on s’attaque surtout aux bases terrestres, riches d'argent et d'esclaves. Sitôt la période de vie de bandit des mers terminée (quand elle se terminait heureusement), il fallait s'installer comme colon ou homme de la terre, d'où l'importance d'acquérir une main-d'œuvre bon marché : l'esclave — pour profiter au mieux d'une existence plus douce, acquise par des exactions sans nom qui laissent le lecteur d'aujourd'hui sans voix.
6Seul regret peut-être que puisse formuler un lecteur de la présente édition : qu’une chronologie simplifiée des moments et événements principaux relatés ou rappelés ne soit pas ici délivrée sous la forme d’une « ligne de temps », pour nous aider à nous repérer dans cette litanie de traités, guerres, aventures, amoncelés en l'espace de vingt ans seulement… , s'amonceler de manière accablante, comme en ces temps troublés.
7On doit donc rendre grâce aux deux éditeurs de nous avoir rendu dans son intégralité un texte que l’on ne pouvait connaître que par extraits, ou dans la version numérique de la BNF — à moins de courir les ventes publiques où la première édition de 1686 se retrouve parfois : mais il faut alors débourser de 5000 à 6000 € pour l'acquérir…