Peinture littéraire & image poétique
Les discours sur l’art, de la critique à la littérature
1Le sous-titre de cette thèse est quelque peu trompeur car il laisse croire à une énième réflexion sur la transposition d’art. Or ce n’est pas de cela qu’il s’agit puisque Laurence Brogniez renouvelle considérablement l’approche de ce qu’elle nomme « peinture littéraire » et « image poétique » en y appliquant une méthode proche de la sociologie des représentations. Elle ne traite donc pas tant des tableaux dans leur rapport à des œuvres littéraires que de la continuité entre la représentation critique des tableaux et les textes littéraires. Car partir du principe que des poèmes (des romans, des pièces de théâtre…) sont les équivalents textuels de certains tableaux, ou encore que ceux-ci seraient la traduction de ceux-là, reviendrait à prendre au mot les discours qui accompagnent la production et la réception de ces pratiques artistiques. Ce serait également reconduire la notion d’ « influence » et la méthode d’histoire de l’art qui se fonde sur elle. Or, plutôt que de reconstituer une chaîne d’influences, d’identifier des sources et de mesurer l’écart entre une œuvre et sa source, il s’agit ici d’analyser le fonctionnement des discours qui revendiquent des influences et attribuent des antécédents aux productions artistiques. Aussi les discours sur l’art (critiques et œuvres littéraires) ne sont-ils pas interrogés en tant qu’ils pourraient informer sur une pratique artistique mais en tant qu’ils donnent une forme à ces pratiques. Ainsi, Laurence Brogniez constate que « le symbolisme français semble avoir inventé le préraphaélisme, en le conformant à ses attentes, autant qu’il a pu être façonné par lui » (p. 16).
2La succession des mouvements artistiques n’est pas vue sur le modèle de la filiation ni même de la transformation mais de l’appropriation, voire du recyclage. Ce travail est donc résolument émancipé d’une conception positive de l’histoire de l’art et accorde aux discours esthétiques (critique, manifestes, poèmes, biographies, etc.) d’autant plus d’importance pragmatique qu’elle relativise leur pertinence objective. Ainsi, la critique des préraphaélites les ayant tantôt rapprochés des réalistes tantôt opposés à eux, il est patent que ces discours divergents ne répondent pas tant à des caractéristiques objectives des toiles qu’à des stratégies d’attribution de valeur. Et « l’analyse du tableau au miroir des discours qui ont été tenus à son propos permet de préciser les rapports que peuvent entretenir un artiste et ses critiques ainsi que les processus de constitution de la valeur accordée à un peintre ou à une œuvre ». (p. 14)
3Cette étude contourne ainsi l’écueil auquel achoppent de nombreux travaux en intersémiotique : les notions de transposition, d’adaptation, de traduction d’un medium dans un autre, toujours suggestives mais souvent réfutables, ont effectivement nourri et cautionné des pratiques esthétiques, mais elles constituaient en cela davantage des discours de légitimation que des éclairages objectifs.
4L. Brogniez soutient l’hypothèse forte d’une continuité entre les discours critiques (presse et monographies) et la production proprement littéraire des mouvements préraphaélite puis symboliste. L’idée est développée dans les deux plus importants chapitres du livre : « La critique des préraphaélites, laboratoire d’un nouveau roman (1880-1890) » et « La critique des préraphaélites, laboratoire d’une poétique nouvelle (1890-1895) ».
5L’auteur examine ainsi les discours qui accompagnent tant les productions picturales que les œuvres littéraires et « ce type d’analyse conduit à se poser la question de savoir s’il existe un métalangage commun aux discours critiques spécifiques à chaque art et si leurs terminologies respectives sont réciproquement convertibles ». (p. 16)
Vers une sociologie des représentations
6Elle met clairement en évidence l’imbrication des milieux de la littérature, de la critique d’art et de la peinture. Ainsi, une description du champ est brossée, des positions sont esquissées et des interactions suggérées, même si l’on peut regretter qu’elle n’utilise pas plus directement les outils de la modélisation sociologique (voir à ce sujet les indications bibliographiques, infra). Sur la base de cette solidarité sociologique de ceux qui peignent, de ceux qui décrivent les tableaux, puis de ceux qui écrivent « en marge » des tableaux, elle peut montrer efficacement que tel poète pratiquant l’allusion, l’ekphrasis, le name-dropping, ou utilisant l’iconographie du mouvement pictural revendique ipso facto les valeurs reconnues à une certaine peinture. Un certain type féminin, le cliché du lys, la référence à Botticelli, etc. deviennent des signes de reconnaissance « inter-arts ».
7L. Brogniez est ainsi amenée à étudier un certain nombre de parcours d’auteurs polygraphes en mettant en valeur le rôle de la référence picturale dans leur création. L’exemple de Paul Bourget s’avère particulièrement convaincant (à propos de L’irréparable) :
8Dans la constitution d’un nouveau mouvement esthétique, il importe en effet non seulement de s’opposer à d’autres, mais aussi de se trouver des cautions parmi les créateurs contemporains :
La frontière entre les arts (nouveaux avatars du Laocoon)
9Il n’en demeure pas moins que la manière des artistes semble rester irréductible à un autre médium ; et les critiques ne s’y trompent pas, qui ressentent un malaise pour contourner cette difficulté de la comparaison. La critique s’invente alors une forme poétique qui ne prétend plus décrire objectivement, ni même reconstituer l’anecdote (souvent hermétique), mais produire littérairement le même effet sur le lecteur que celui que produit la peinture sur le spectateur. Il n’en faut pas plus pour que l’écriture du critique devienne un exercice de style, ou plutôt une œuvre littéraire à part entière. C’est en cela une application du principe énoncé par Baudelaire dans le Salon de 1846 : « le meilleur compte rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie ». Le tour de passe-passe est alors accompli : la critique tire sa valeur de la puissance suggestive du tableau, le tableau est jugé à l’aune de la valeur littéraire de sa critique ; « [La critique d’art] renverse la dépendance qui l’asservissait à son objet au nom d’une visée descriptive en faisant de la peinture le prétexte d’une pratique littéraire autonome où la valeur de l’œuvre picturale se juge à la mesure du déploiement verbal qu’elle suscite… » (p. 214) (Sur la critique d’art de cette époque, voir M. Gispert dans la bibliographie.)
10Le critique n’a plus alors qu’à sauter le pas des « vrais » genres littéraires en écrivant poèmes, romans ou pièces de théâtre. Ce « saut », un peu sommaire et caricatural, est bien sûr décrit avec beaucoup plus de finesse et d’érudition historique par L. Brogniez. Une vertu importante de sa démarche est en effet de distinguer ce qui relève des expériences stylistiques de ce qui ressortit aux recherches de reconnaissance.
11L’analyse porte donc à la fois sur les deux plans des réalités sociales et des faits d’écriture, et les met en relation sans toutefois les confondre. Ainsi, l’analyse stylistique des discours prend une profondeur bien plus intéressante que si elle avait pris au sérieux le paradigme de la « transposition d’art ».
12Il faut noter par ailleurs que la relation des peintres et des écrivains n’est pas symétrique. Si les écrivains peuvent prétendre s’inventer une écriture « artiste », emprunter des décors stéréotypés, ou user de métaphores picturales dans leurs descriptions, les peintres, eux, empruntent peu aux écrivains : si leur peinture est dite « littéraire », c’est parce qu’elle se démarque plus par l’utilisation de symboles, voire par un retour à l’allégorie, que par une manière particulière. Le rattachement du mouvement de la peinture symboliste à la littérature du même nom est moins direct que le procédé de reprise d’une iconographie.
13Mais la relation d’échange de valeurs est une dynamique versatile et ambiguë. Ainsi, lorsque le mouvement préraphaélite s’essouffle et déçoit ses sectateurs, sa caractéristique littéraire, qui avait grandement participé à sa fortune initiale, lui est retournée sous forme de reproche. Il semble qu’on assiste au « krach » qui découle logiquement de la « spéculation » littéraire sur la valeur d’un peintre. Les derniers tableaux de Burne-Jones sont jugés froids et le symbolisme semble « un greffon littéraire menaçant l’autonomie de la pratique picturale ». (p. 58) Et l’on voit alors ressurgir la problématique vivace des limites entre les arts, suivant le principe du Laocoon de Lessing qui veut que la peinture n’empiète pas sur le domaine de la littérature et réciproquement.
Géopolitique des styles
14Un autre intérêt de cette étude est qu’elle ne se borne pas à un pays mais fait cas de la diversité des pratiques entre la France, l’Angleterre et la Belgique et problématise cette diversité en montrant d’une part qu’elle recouvre des mouvements de revendication identitaires, d’autre part que les valeurs esthétiques circulent d’un pays à l’autre selon des déterminations précises.
15Il est en effet intéressant (et aussi un peu consternant) de se souvenir que la critique d’art a souvent eu des implications nationalistes, voire racistes. Ainsi, le préraphaélisme a pu être décrié en France selon l’idée, historiquement déterminée, que certains se faisaient de l’ « esprit germanique » à tel point que le revanchard François Coppée a pu écrire : « Une brume germanique nous envahit et nous conquiert, et j’en suis désolé ». (p. 169) L. Brogniez étudie aussi l’importance de la théorie des climats de Taine pour la construction de l’idée d’un « tempérament » anglais, supposé incompatible avec le tempérament français. Mais ce type d’argument est aussi bien utilisé dans un sens positif :
16Car c’est là qu’apparaît le rôle original de la Belgique dans le jeu « géo-esthétique » : travaillée à la fois par la culture germanique et la culture romane, la Belgique apparaît comme l’idéale ère de mélange, de transaction, de liberté de choix parmi les influences à revendiquer et les reconnaissances à rechercher. « La (re)naissance des lettres belges réclamait en effet des signes identitaires forts pour s’affranchir des modèles français ». (p. 314) C’est ce qui explique qu’elle s’empare du mouvement artistique anglais, mais ne dispense pourtant pas les auteurs belges, en tant qu’écrivains d’expression française, d’être peu ou prou à la recherche de la reconnaissance parisienne. Dans ce jeu de représentations identitaires, l’adoption d’une esthétique a ceci d’ambigu qu’elle peut être perçue tantôt comme une affirmation de singularité tantôt comme une trahison au profit de l’étranger, pour ne pas dire de l’ennemi. Car tel est le discours inquiétant à l’horizon des représentations singularisantes, et on aurait pu attendre de Laurence Brogniez qu’elle insiste plus sur la continuité entre l’idée d’identité stylistique et son versant politique nationaliste.