L’intraitable concrétude de l’imaginaire d’Édouard Glissant
1En 2018, François Noudelmann met à l’honneur Édouard Glissant. Le philosophe, ancien producteur à France Culture, fait paraître dans le même temps les entretiens qu’il a eus avec Édouard Glissant et une biographie de l’écrivain martiniquais. L’Entretien du monde, recueil de conversations et d’articles, accompagne donc la publication de Édouard Glissant. L’identité généreuse. dans la collection « Grandes biographies » des éditions Flammarion. Comme il est dit à la fin de la biographie, les entretiens ont constitué des sources importantes pour composer le récit de vie d’Édouard Glissant et c’est sans doute ce qui a conduit Fr. Noudelmann à les faire publier1. Cependant, L’Entretien du monde ne consiste pas uniquement en une retranscription des conversations entre le philosophe de la métropole et le poète martiniquais puisque celles-ci sont suivies de sept articles récents de Fr. Noudelmann. Si les entretiens témoignent de la belle lucidité du regard de Glissant sur le monde contemporain, les articles de Fr. Noudelmann offrent un intérêt plus relatif. En voulant mettre en perspective les discussions avec Édouard Glissant, ils courent le risque de la répétition, voire de la déformation.
Entretiens & articles en archipel : le recueil des détours
2L’article « La Traite, La Shoah... » de Fr. Noudelmann qui clôt l’ouvrage semble révélateur de la triple démarche qui est la sienne. D’une part, il s’agit de proposer une réflexion philosophique personnelle, nourrie de la pensée d’Édouard Glissant. Dans son article, Fr. Noudelmann analyse en effet l’importance de la mémoire chez Glissant en insistant sur le détour2parl’histoirejuiveque ce dernier auraitopéré au début du Discours antillais3. Cet éloge du détour est fructueux, même s’il s’agit d’une lecture extrapolée qui peut être nuancée car tout l’argumentaire de Fr. Noudelmann est fondé sur une comparaison entre la Diaspora juive et la Traite des Nègres que Glissant esquisse au fil de quelques 17 pages d’un ouvrage qui n’en contient pas moins de 830.
3D’autre part donc, l’intention de Fr. Noudelmann est aussi de mettre en valeur ses gloses de la pensée d’Édouard Glissant et ses articles proposent des lectures de la pensée glissantienne, l’infléchissant parfois. Ainsi, par exemple, dans un autre article intitulé « La trame et le tourbillon » et écrit en 2013, Fr. Noudelmann propose de rapprocher les monades de Leibniz et « l’être relationnel au monde » de Glissant alors même ce dernier avait refusé la comparaison en 2003, dans l’un des entretiens, expliquant très clairement que « la monade est fermée sur elle-même tandis que la Relation est relation entre ceci et tout le reste4 ».
4Enfin, l’article « La Traite, La Shoah... » expose l’angle critique principal de L’Entretien du monde : d’après Fr. Noudelmann, la pensée post-coloniale d’Édouard Glissant, critique à l’égard de l’afrocentrisme, s’est développée à rebours des études afro-américaines et n’a donc suscité qu’un intérêt tardif. Selon lui par exemple, la comparaison entre les déportations Juives et Africaines permet à Glissant de « contester les mythes du retour qui hantent les mouvements noirs, sans les attaquer de front5 ». Comme dans la biographie6, Fr. Noudelmann rappelle le succès récent de la philosophie de la Relation, après « les exils et les solitudes7 ». Il soutient que la pensée de Glissant a été mal comprise aux États-Unis et en France, jusqu’au colloque qui le met à l’honneur à la Sorbonne en 1998. Cette date coïncide également avec le début des « dialogues personnels et publics8 » que Fr. Noudelmann a eus avec Glissant, en 1999, comme il l’explique à la fin de sa biographie. De fait, Fr. Noudelmann offre dans L’Entretien du monde une vision très claire du caractère inouï de la pensée glissantienne en la replaçant dans le contexte des années 1970, ce qui constitue éclairage très utile sur les raisons de la mécompréhension de la pensée de Glissant. L’écrivain a souvent été mal compris en raison du regard distancié qu’il porte sur la négritude ou sur l’identité noire, ainsi que son refus d’une mémoire généalogique de la Traite. Aussi les entretiens permettent-ils de clarifier la pensée du poète-philosophe, à l’aube de ses 80 ans.
5Au fil des six échanges entre Édouard Glissant et Fr. Noudelmann, les (anti-)concepts9 du penseur martiniquais sont donc sans cesse convoqués pour être clarifiés à nouveau, au risque de se répéter. Comme l’archipel qui « expose une trame géologique de l’infiltration10 », les discussions entre les deux philosophes s’irriguent les unes les autres. À la lumière des détours que prend L’Entretien du monde, suivant que les conversations s’engagent sur des terres philosophiques, politiques, historiques ou poétiques, on parcourt à plusieurs reprises l’archipel glissantien. Alors, même si la répétition se donne comme un effort de rendre limpide une pensée opaque11, l’impression de ressassement se fait sentir.
6Malgré tout, on prend réellement plaisir à suivre l’esprit de Glissant, véritable pédagogue toujours inventif et jamais catégorique. Fr. Noudelmann invite l’écrivain martiniquais à s’exprimer sur des sujets d’actualité concrets pour mettre sa philosophie de la Relation à l’épreuve du monde tel qu’il est : la mondialisation, la démocratie, l’identité nationale et l’intégration, ou encore la mémoire du système esclavagiste, autant de questions d’une brûlante actualité au début du xxie siècle. Aussi le recueil propose-t-il de plonger dans l’isidan12 de la pensée glissantienne, appliquée au Tout-Monde. Depuis la lunette créole, géologique plutôt que géométrique13, les entretiens développent une compréhension toute glissantienne de notre temps présent, dont la valeur est inestimable. Archipel, créolisation, digenèse, mondialité et Relation sont autant d’images philosophiques et poétiques glissantiennes en perpétuelle évolution, depuis Soleil de la conscience14, en 1956, jusqu’à Philosophie de la Relation15, en 2009.Ainsi L’Entretien du monde se donne-t-il d’éclairer la pensée glissantienne pour éviter les risques de malentendus. Car il s’agit véritablement d’entretenir cette pensée du Tout-Monde : de l’écouter et de l’interroger sans relâche, mais aussi d’en prendre soin.
Converser avec le Tout-monde comme il va : sentir la mondialité
7« L’entrée en monde, c’est l’entrée dans la multiplicité16 », conclut Édouard Glissant dans son dernier entretien avec Fr. Noudelmann. Le monde tel qu’il le décrit n’est ni un ensemble abstrait, ni une juxtaposition de cas particuliers : sa vision prend à bras-le-corps le monde comme « un système rhizomique de relations17 » qu’il s’efforce de décrire, afin d’offrir une assise de réflexion réaliste et lucide.
8Ce monde, c’est celui de la mondialisation économique qui conduit à l’ « uniformisation des sensibilités » et poursuit « l’exploitation des peuples faibles »18. Édouard Glissant part de l’idée qu’il faut lutter contre cette mondialisation, mais il propose un combat moins stérile que le replis identitaire ou l’enfermement dans un refus total du monde, consistant comme il le dit à cultiver ses pommes de terre dans son village et refuser d’entendre parler du Coca-Cola. Ce combat, c’est celui la mondialité : la prise de conscience que nous avons deux lieux, le Tout-monde et le lieu où l’on est, qui n’existent que parce qu’on fait le lien de l’un à l’autre. La mondialité est un « sentiment imaginaire19 », peu de chose en somme, mais pour Glissant c’est le seul point tangible qu’il nous reste dans ce monde inextricable qui échappe totalement à notre compréhension. La force de l’imaginaire glissantien, c’est donc sa concrétude20. Elle devient même force de frappe puisqu’ « on ne peut combattre les effets pervers de la mondialisation que par une poétique de la mondialité21 » : chez Glissant, l’imaginaire est performatif.
9D’ailleurs, l’efficacité de la mondialité réside dans sa capacité à irradier chaque composant du Tout-Monde. Elle rend ainsi possible la prise de conscience progressive qu’il est nécessaire de résister à la globalisation, sans se couper du monde :
la responsabilité poétique s’élargit. Elle ne se tient plus au poète. Une paysanne en conduisant son tracteur peut réciter des poèmes et vivre dans le Tout-Monde...22
10Telles sont les modalités du combat que propose le poète martiniquais. À quatre reprises au cours des entretiens, il fait sienne la formule d’une multinationale, qu’il a trouvée traduite en créole sur un mur en torchis de Port-au-Prince : « Agir localement, penser globalement23 ». À ce sujet, il prend comme contre-exemple l’Internationale communiste qui, d’après lui, a commis l’erreur de vouloir agir universellement, en niant la réalité de la multiplicité des existences du Tout-Monde. Car la mondialité est intransitive, tout est relié à tout, et Glissant le traduit très concrètement :
ce qui est utile pour ma famille maintenant, si c’est nocif pour mon voisin, à long terme cela deviendra nuisible à ma famille24.
11La nature rhizomique de la Relation glissantienne, sans centre ni périphérie, annule toute distance et rend ainsi possible les passages du local au global.
Cultiver « l’universel singulier25 » contre l’identité nationale
12Dans ce monde que Glissant perçoit comme un « univers rhizomatique26 », l’identité nationale pose problème à l’écrivain si elle est brandie en absolu par les États-nations républicains27. Glissant reprend l’image du rhizome à Deleuze et Guattari28, pour l’appliquer à l’identité en Relation. Il se méfie en effet du principe d’intégration républicaine et aime mieux faire l’éloge de l’étranger :
L’étranger, c’est celui dont j’ai besoin pour changer en échangeant, tout en restant moi-même. À partir du moment où on dit ça […], on s’aperçoit que la notion d’étranger perd son sens d’extranéité absolue29.
13À la question de Fr. Noudelmann sur la façon dont il faut penser l’hospitalité dans la mondialité, la réponse de Glissant est sans appel : l’assimilation, l’intégration, « le moule républicain » ou « la conception du citoyen » sont des « formes d’amputations »30. L’intégration n’est pas généreuse car elle refuse tout ce que l’étranger apporte, c’est pourquoi le penseur martiniquais l’affirme sans relâche : « je peux changer en échangeant avec l’autre sans me perdre ni me dénaturer31 ». À ce sujet, Glissant fait en 2009 une hypothèse lumineuse : si 50.000 Soudanais venait en France, elle n’en perdrait pas tout à coup son identité mais elle pourrait s’enrichir de leur conception du monde. L’étranger est donc riche de tout ce qu’il apporte, il permet d’élargir les perceptions du monde afin qu’elles coïncident davantage avec sa réalité. De fait, l’étranger garantit la mondialité contre la standardisation de la mondialisation. Cette idée conduit Glissant à faire l’éloge de la frontière, ce qui semblerait paradoxal si elle n’était pas devenue un simple signe de passage dans la « saveur de la différence32 », au sein du Tout-Monde qu’il appelle de ses vœux.
14Dans les entretiens sur l’esthétique, sur la politique et sur la philosophie de la Relation, Édouard Glissant et Fr. Noudelmann réfléchissent à l’identité sous deux aspects : lorsqu’elle est républicaine, intégrée à l’idéal occidental de la démocratie, et lorsqu’elle est nationale, c’est-à-dire liée au territoire d’un État-nation. Au fil des échanges entre les deux philosophes, on comprend que pour Édouard Glissant, ces deux conceptions identitaires conduisent à la négation de l’étranger. D’après lui, la démocratie, ne coïncide pas avec la réalité du monde : elle est une idée occidentale universalisante. À ce titre, « elle n’est pas suffisante pour couvrir la réalité de la totalité du monde33 ». Édouard Glissant ne se veut pas antidémocratique34 mais il préfère parler de démocratie directe en petite communauté35 ou de « liberté diffractée36 » plutôt que centralisée. Il prend l’exemple des Zoulous qui, en Afrique du Sud, ont des chefs et conservent leur liberté. Aussi, le fait de considérer que l’alternative à la tyrannie est la démocratie relève, d’après lui, d’un « européocentrisme37 ». Au cours d’une dispute avec Fr. Noudelmann sur les étiquettes politiques occidentales de gauche et de droite, Glissant se montre obstiné : le combat anticapitaliste en Amérique latine n’est pas un combat de gauche, Chavez n’est pas un homme de gauche, il n’est pas non plus marxiste, ce sont là des catégories européocentrées. D’ailleurs, il dit refuser de voter pour des débats européens qui ne concernent pas les Antilles, se révélant peut-être en contradiction avec sa conception du Tout-Monde où tout est relié à tout.
15L’idée de démocratie gêne surtout Glissant parce qu’elle « a complètement raté […] l’imaginaire de l’autre38 ». On est alors en 2007 et il en veut pour preuve les démocrates américains qui tuent les Irakiens. Ce contre-exemple extrême lui permet d’exprimer une attente39 :
Il faut un exercice d’un autre imaginaire. Et cela nous amènerait à ne pas exiger de quelqu’un qui est sur le même territoire qu’il soit semblable à nous40.
16C’est en effet par ce prisme qu’il analyse les violences atroces liées aux résurgences des identités nationales en Europe, en Croatie et en Serbie par exemple, et dans le monde, comme en Afrique du Sud. Cependant, il ne s’attache pas au phénomène des revendications identitaires car c’est pour lui un faux problème. Il préfère y voir un symptôme, celui de « la difficulté pour ces identités nationales à trouver un cadre d’existence41 ». Ce fait, cette inadéquation entre identité et territoire renforce la nécessité de vivre en Relation. Changer les imaginaires pour accepter la réalité de la Relation et ainsi réellement « entrer en monde42 » : telle est la façon concrète d’entretenir le monde que propose Édouard Glissant.
Nourrir une « re-présentation43 » des mémoires du monde
17Glissant refuse la mémoire par l’identification généalogique des descendants d’esclave. On l’a dit, Fr. Noudelmann insiste sur le fait que cette conception glissantienne de la mémoire a provoqué des incompréhensions : l’un des angles critiques de Fr. Noudelmann est que « la pensée du métissage a pu passer pour un déni [des] racines ancestrales44 », notamment lors de la parution du Discours antillais en 1981. D’après Fr. Noudelmann, le passage par « l’historicité transversale45 » était nécessaire dans le milieu intellectuel afro-américain des années 1970 : dans son article « La Traite, la Shoah... », il se focalise donc sur le détour par la Méditerranée et la question juive. À l’opposé de la mémoire généalogique non partageable, il soutient que Glissant « donne alors un nouveau sens à la mémoire46 », celle qui peut se partager sans se trahir.
18Cependant, à l’aune du Discours antillais, il est nécessaire de préciser que Glissant ne cite en exemple l’histoire Juive qu’à deux reprises, pour différencier un peuple déporté « qui maintient l’Être, et une population qui se change ailleurs en un autre peuple47 » :
cette population-ci n’a pas emporté avec elle ni continué collectivement les techniques d’existence ou de survie matérielles et spirituelles qu’elle avait pratiquées avant son transbord. C’est ce qui différencie, outre la persécution d’une part et l’esclavage de l’autre, la Diaspora juive de la Traite des Nègres48.
19La fuite des Juifs hors de la terre d’Égypte fut collective ; ils avaient maintenu leur judéité, ils ne s’étaient pas changés en autre chose. Que penser du sort de ces gens qui reviennent en Afrique, aidés et poussés par la philanthropie calculatrice de leurs maîtres, et qui ne sont plus des Africains49 ?
20De manière assez large, la Diaspora juive désigne pour Glissant la dispersion du peuple Juif à travers le monde, depuis la déportation en Babylonie par Nabuchodonosor II en 586 av. J.C.50 jusqu’au Génocide de la Seconde Guerre mondiale. Glissant n’utilise pas le terme de Shoah et préfère parler, on le voit ici, de diaspora et de fuite. La référence explicite à l’extermination des Juifs d’Europe par les nazis est donc surtout du fait de Fr. Noudelmann, dans le but de proposer une lecture qui prolonge « la comparaison entre l’histoire des Juifs et l’histoire des Noirs51 » esquissée par Glissant. Car ce dernier ne fait référence aux « exils juifs » que de manière ténue, dans une perspective générale, afin de les distinguer de « la pensée de l’errance [dont] le dit est celui de Relation »52.
21La thèse de Glissant consiste surtout à « désengager la filiation53 », en refusant la mémoire généalogique. Dans le cas de la Traite par exemple, Glissant considère que les fixations autour de la mémoire des descendants d’esclaves sont stériles : « Qu’est-ce que tu peux bâtir sur ça ? Rien.54 ». Dans l’entretien sur la politique55, il affirme au contraire qu’il existe une solidarité mémorielle des oppresseurs et des opprimés, tous prisonniers d’une histoire qu’ils s’efforcent d’oublier. Car la question de la mémoire n’est pas d’ordre historique puisqu’on connaît les faits : le problème est celui de l’absence de mémoire, symptôme de la résistance à ce qu’on ne veut pas savoir. D’après Glissant, on refuse d’accepter qu’il existe des rapports entre des réalités que l’on s’efforce de maintenir séparées. Il milite donc pour un « entrecroisement des mémoires56 » : leur mise en relation permet de rendre le prisme oppresseur/opprimé inutile, en partageant la responsabilité. La crispation autour de la mémoire de la Traite ou de la colonisation peut ainsi être dépassée « en disant qu’il n’y a pas de responsable actuels57 ». La responsabilité, libérée du poids du passé, peut désormais s’exercer au présent. Autrement dit, pour Glissant, la mémoire « ne te rend pas responsable de ce qui s’est passé avant, mais de ce qui se passe maintenant58 ».
22La question de la mémoire chez Glissant prend place dans son refus de la filiation en général. Dans le cas de la Traite qui « a été un immense raturage59 », la revendication de la filiation par le nom lui paraît très hasardeuse. Il explique que les noms avaient été changés sous l’esclavage et que les listes des bateaux négriers n’étaient pas fiables puisqu’ils trichaient sur le nombre d’esclaves embarqués à bord pour payer moins de taxes, ou sur leur origine afin de les vendre plus chers, suivant les réputations des tribus. À l’opposé de la notion de filiation, Glissant préfère d’ailleurs l’idée de digenèse, valorisant une origine multiple qui autorise l’errance et rend inutile toute recherche d’une stabilité ontologique ou philosophique. Là encore, l’image qui permet à Glissant de penser cela, c’est la cale du bateau négrier. En annulant toute généalogie, elle lui permet de remettre le paradigme en cause et de forger la notion de créolisation.
Prendre soin de l’imprévisibilité du Tout-Monde
23Dans la pensée de Glissant, la créolisation a remplacé la notion de métissage, encore trop empreinte de génétique, qu’il convoquait dans le Soleil de la conscience en 1956. La créolisation participe pleinement de la philosophie de la Relation glissantienne car, à l’instar du jazz et de l’élection d’Obama que Glissant aime prendre comme exemple dans les différents entretiens, elle est « le métissage avec l’imprévisible comme résultante60 ». Pour Glissant, l’élection d’Obama incarne cette mirabilia, nouveauté inouïe et merveilleuse, qui résulte de la « réunion d’éléments culturels absolument hétérogènes les uns par rapport aux autres sans domination61 ». En 2009 en effet, lors de l’entretien avec Fr. Noudelmann sur la Relation, Obama concrétise la créolisation pour Glissant, un avènement dont il a pris toute la mesure en écrivant L’Intraitable beauté du monde62avec Patrick Chamoiseau. Encore une fois, la notion de créolisation illustre la perception concrète d’un monde non systématique, non universalisant et imprédictible. Et surtout, elle le fait advenir.
24La créolisation glissantienne ne se donne pas à lire comme une morale. Description plutôt que prescription, elle montre combien le sentiment de la mondialité coïncide avec la réalité du Tout-Monde. Aussi, Glissant n’impose pas sa perception du monde mais il accueille la réalité imprévisible du Tout-Monde et la fait sienne :
aujourd’hui nous savons que le monde tremble. C’est-à-dire qu’il se dérobe sans cesse à nos plan et à nos planifications, et la meilleure manière de toucher le monde, d’être en contact avec le monde, et par conséquent, non pas d’essayer de deviner, ni de trouver ce qu’est le monde, mais de vivre avec la vie du monde, c’est cette pensée du tremblement qui refuse les routes bien aplanies63.
25De ce fait, Glissant l’affirme : nul besoin de morale ni de religion, la réalité parle d’elle-même. Ni la vision universaliste abstraite qui sublime le particulier dans un désir de domination, ni le regard relativiste devant la disparité ne lui sont utiles. Car « aujourd’hui le monde est là64 » dans sa multiplicité, et rien ne sert de l’ignorer. Aussi la Relation est-elle « la seule transcendance possible à l’heure actuelle65 », elle qui est « la quantité réalisée de toutes les différences66 ». Libérée de l’inquiétude téléologique et du poids de la généalogie, la Relation glissantienne invite à une présence lucide et concrète au monde : elle est la seule manière engageante67 d’exister.
26Dans l’entretien de 2008 sur la politique, Glissant soutient par exemple que l’engagement écologique est une manifestation concrète de la poétique Relation. En effet, le souci de l’écologie permet de penser que l’homme et la nature sont solidaires puisqu’ils font partie du même rhizome. Dans ce cas, la « pensée écologique dérive[e] du substrat poétique qui est le substrat de la participation du tout au tout68 ». C’est pourquoi Glissant ne pense pas en philosophe mais en poète.
Entre-tenir le monde par l’imaginaire
27C’est en effet par la poésie que le poète martiniquais s’attache à la concrétude du monde. Car, à l’inverse de la philosophie qui s’intéresse à l’universel, la poésie est matérielle plutôt que spirituelle. Pour Glissant, la poésie est une recherche des relations qui résident dans le cosmos, elle retrouve sa mission de dévoilement. Elle s’intéresse aux relations des « profonds », c’est-à-dire à « la concrétude de la profondeur, ce qu’il y a réellement, concrètement, en dessous de l’apparence »69. La poésie révèle, elle n’impose rien et c’est précisément pour cela que, tremblante, elle peut se relier au monde et « co-être70 » avec lui. Pour Glissant, la poésie est l’imaginaire de la Relation qui manque au Tout-Monde pour le faire advenir.
28L’imaginaire pour Glissant se perçoit dans le langage71, et on comprend là encore combien sa poésie prend une dimension performative. En poète créole, il porte une attention toute particulière aux langues, ces « interfaces des imaginaires de l’humanité » si contraires au « code universel »72. Les langues, en tant qu’interfaces, relient toutes les facettes du monde. Cette idée est d’ailleurs matérialisée par un monument des langues, érigé en 2003 au Canada, qui porte sur ses pierres une phrase de Glissant traduite et répétée dans toutes les langues amérindiennes, « on ne sauvera pas une langue en laissant périr les autres73 ». Attentif aux bruissements du monde, Glissant inspire de nombreuses performances artistiques, comme le montre l’entretien sur l’esthétique qui fait entendre les voix de deux artistes, Bruno Peinado, plasticien, et Yann Toma. L’œuvre de ce dernier consiste à s’emparer de lieux symbolisant l’économie capitaliste mondialisée, une usine par exemple, pour réaliser des projets artistiques visant à retisser des liens, notamment par le langage lumineux. Les pratiques de ces deux artistes sont présentées comme des performances glissantiennes: elles se donnent d’incarner la pensée de Glissant, en introduisant de la mondialité dans la mondialisation économique pour lui résister.
L’entretien du monde en ritournelle, un art poétique
29En prenant le risque de la répétition, la forme des entretiens successifs et des articles en série dans le recueil rend également possible la mise en relation des idées glissantiennes que l’on suit au gré des conversations. Les échanges entre Fr. Noudelmann et Édouard Glissant engagent le lecteur à suivre une trace erratique prenant une « allure poétique, à sauts et à gambades74 », à l’instar de Glissant qui se dit montaignien75. La structure du recueil adopte une « progression tourbillonnaire », où rien n’est pyramidale ni mimétique, « ce qui nous permet de concevoir toutes les valeurs, non pas comme semblables mais comme équivalentes »76. Ainsi les notions de Glissant sont-elles convoquées à plusieurs reprises, pour être réadaptées dans des discussions qui se suivent et se ressemblent un peu.
30En fait, la répétition fait partie intégrante de la poétique glissantienne car le poète affirme qu’il « croi[t] aux vertus et à la force de la répétition77 », et ce pour deux raisons. D’une part, la répétition est performative, elle est un exercice nécessaire pour changer les imaginaires. À propos de l’intégration républicaine par exemple, Glissant concède que la coexistence et l’échange avec l’autre sans vouloir le changer ni l’assimiler est un imaginaire difficile à mettre en œuvre, c’est pourquoi il faut s’efforcer de le pratiquer comme « un exercice perpétuel78 ». D’autre part, la répétition est le mode de pensée de la Relation. En oeuvrant pour appliquer les (anti-)concepts de Glissant aux interrogations du xxie siècle, L’Entretien du monde montre bien qu’ils sont tous étroitement reliés. Enfin, cette démarche répétitive permet d’introduire des nuances nécessaires pour lutter contre les simplifications : « il faut dire que si on pense cela de manière claire c’est qu’on ne le pense pas79 » affirme Glissant qui se méfie des raisonnements définitifs. Aussi choisit-il l’image du tourbillon pour illustrer son cheminement de pensée erratique, et il le concède :
le tourbillon est répétitif d’accord, mais à chaque cercle, ou phase de cette répétition, il y a une variante infime […], il y a quelque chose qui avance quand même80.
31Dans L’Entretien du monde, on relève par exemple ces variantes infimes dans une formule que Glissant aime répéter : « agir localement, penser globalement ». Il l’emploie telle quelle à deux reprises à propos du lieu81 puis de la créolisation82. Par la suite, elle devient « agis dans ton lieu, pense avec le monde83 », au moment où Glissant explique comment agir en faveur de son prochain au sein du rhizome. Enfin, l’expression se prolonge lorsqu’elle est appliquée à la question de l’engagement dans le Tout-Monde : « agis dans ton lieu, pense avec le monde, n’agis pas dans le monde parce que tu agis à la place de l’autre84 ». Le slogan d’une multinationale, découvert de façon imprévisible par Glissant lors d’une errance à Port-au-Prince, est ainsi devenu une expression glissantienne adressée : le poète supprime l’infinitif au profit de la deuxième personne, remplace la notion de global par l’idée de monde et précise pourquoi l’imaginaire de la Relation demande d’agir avec précaution. En échangeant avec la formule, le poète la fait changer sans la dénaturer, et c’est à juste titre que Fr. Noudelmann parle d’« une écriture en ritournelle85 ». Finalement, L’Entretien du monde se donne aussi à lire comme un art poétique.