Acta fabula
ISSN 2115-8037

2018
Novembre 2018 (volume 19, numéro 10)
titre article
Nessrine Naccach

Cartographie des écritures migrantes du genre en contextes comparés

Écritures migrantes du genre. Croiser les théories et les formes littéraires en contextes comparés, sous la direction de Mireille Calle‑Gruber, Sarah‑Anaïs Crevier Goulet et Christine Lorre‑Johnston, Paris : Honoré Champion, coll. « Colloques, congrès conférences. Littérature comparée », 2017, 270 p., EAN 9782745334398270.

1Écritures migrantes du genre. Croiser les théories et les formes littéraires en contextes comparés est un ouvrage issu de deux journées d’études organisées à la Sorbonne Nouvelle‑Paris 3, les 6 janvier et 21 février 2014, co‑dirigé par Mireille Calle‑Gruber, Sarah‑Anaïs Crevier Goulet et Christine Lorre‑Johnston, publié en 2017. Il réunit une quinzaine d’essais — attachés à plusieurs voix féminines et à plusieurs littératures —qui se propose de rapprocher le concept de « genre », désormais appellation administrative officielle, et le phénomène des « écritures migrantes », celles‑ci désignant depuis les années 1980 avec Régine Robin au Québec, une littérature des troubles, de bifurs et de l’introuvable identité1. L’objectif est de tâcher, par approches comparatives et croisées, de penser‑pratiquer une déconstruction du « genre ».

Du pas infranchissable, à franchir ou le seuil comme méthode

2Adossant la réflexion aux défis des littératures et des langues, les contributeurs de ce volume recroisent les lectures des écritures migrantes avec celles du genre de façon à sonder les territoires dits du seuil, ouverts par la littérature comme un « art d’inventer une analyse disloquante, douloureuse et féconde » (p. 8), comme par la langue, parce que toute écriture est exposée au double bind aporétique dont parle Derrida2. La méthodologie du seuil devrait permettre d’abord d’accueillir le « tremblement qui habite le pas de la pensée vers l’autre » (p. 10), et par la suite, de défaire le concept de genre de l’uniformisation et l’institutionnalisation où il s’établit. Si fragile et si tâtonnante, soit‑elle, cette méthode a le mérite d’engager un questionnement infini où importe non pas la réponse qui tend à fermer la parole sur elle‑même mais, la question de la question ; « comme s’il y avait un peu moins dans la réponse que dans la question3». De plus, la logique du seuil consiste à aborder toute chose par, avec, et auprès de son contraire sans pour autant tomber dans la confusion. C’est une pensée qui exprime « le rythme de l’être universel 4» et ose regarder toute présence comme fragmentaire. Ce que Maurice Blanchot présente en ces termes :

dispersion et rassemblement, ce serait la respiration de l’esprit, le double mouvement qui ne s’unifie pas, mais que l’intelligence tente de stabiliser pour éviter le vertige d’un approfondissement incessant5.

3On l’aura compris : le seuil en tant que méthode de questionnement infini serait une tentative de frayer des chemins vers l’autre, chemins ouvrés par l’indisciplinarité de l’œuvre.

Désappartenir, dénaître : pour déconstruire le genre

4Inspirée de Nicole Brossard, pour qui « se forcer pour vivre et parler normalement […], se forcer pour être normal‑e, c’est être colonisé‑e6 », la première partie, « Comment penser‑pratiquer une décolonisation de la pensée du genre ? », dessine d’emblée les enjeux et les lignes méthodologiques du volume.

5« …Les corps d’énergie que nous sommes » de Mireille Calle‑Gruber donne à la problématique du genre la forme d’une interrogation par le biais de l’écriture depoïèse. À travers la lecture croisée de textes de Nicole Brossard (La Lettre aérienne, 1985) Assia Djebar (Nulle part dans la maison de mon père, 2007), Monique Witting (Les Guerrillères, 1969 et Le Corps lesbien, 1973), elle considère à nouveaux frais les écritures migrantes du genre ainsi que les moyens et langages de les appréhender. M. Calle‑Gruber estime que les inscriptions du genre ne peuvent être étudiées qu’en explorant les abîmes des différences irréductibles que l’hégémonie de mot‑bloc, recouvre et risque d’oblitérer. M. Calle‑Gruber est d’avis que les différences sexuelles vont avec les différences textuelles, que la différence sexuelle n’est pas à voir mais à lire ; ce sont des mots ou des « traces à lire7 » et que, lisible, la différence sexuelle « reste à interpréter, à déchiffrer, à désencrytper8 ». Seule la création a le pouvoir de transformer les rapports de force en rapport de forme.

6Dans une perspective anthropologique, la contribution de Jean Bessière pose la question des études de genre et leur usage en littérature. Il y propose de partir de l’archéologie des études de genre comme référence critique pour une relecture « des grands romans européens de la masculinité9 » (p. 42), tout en explorant le « rapport à soi comme hors de soi10». D’abord, il pointe du doigt la dichotomie qui se dégage de l’archéologie des études de genre en France et peut être dite à partir de trois anecdotes. Luce Irigaray envoie son premier ouvrage Speculum. De l’autre femme (1974), à Simone de Beauvoir, mais elle ne reçoit aucune réponse, même pas « par solidarité féministe » (p. 32). Ensuite, quand Hélène Cixous examine tout ce que les femmes ont écrit en France sur la condition féminine, elle en arrive à constater « qu’il n’y a rien de significatif » (ibid.) Dans un mouvement inverse de celui d’H. Cixous, l’historienne Mona Ozouf souligne le contraire dans Les mots des femmes. Essai sur la singularité française, où elle dresse les portraits de femmes écrivains qui ont illustré, depuis le xviiisiècle, la conscience féminine. Par conséquent, il y a d’un côté l’obligée reconnaissance de la différence des femmes (Luce Irigaray et Hélène Cixous). De l’autre, l’absence de nécessité d’une telle reconnaissance (Mona Ozouf). Selon J. Bessière, si l’on lit simultanément et si l’on va au‑delà de ces thèses, qui s’opposent, on remarquera que la dichotomie ne porte pas en elle‑même une contradiction. Ce sont plutôt les manières dont on exprime les droits humains et leurs contextes qui peuvent la rendre contradictoire. Il rappelle, par ailleurs, que Simone de Beauvoir a défendu aussi bien la thèse de la spécificité des femmes que celle de l’universalité à laquelle se rattache la reconnaissance de cette spécificité. Sans récuser ou altérer ces thèses, l’article présente de nouvelles problématiques de l’identité et de nouveaux paradigmes qui impliquent l’abandon de l’accent mis, par les études de genre sur le geste performatif de l’assertion de l’identité de genre, c’est‑à‑dire l’abandon de toute une voie contemporaine de ces études11. Il suppose également le dépassement de la simple ambivalence des identités que notent les études queer. Ce qui permettrait de lire les romans européens de la masculinité et de contraster les paradoxes de la singularité universelle. J. Bessière appelle à une lecture porteuse de deux leçons : d’abord, le monde objectif ne peut se dire selon des catégories générales ou culturelles qui organisent la subjectivité. Ensuite, tout se joue sur la situation de l’auteur(e) sur ce que l’on prête au personnage, en une variation constante de la perspective, indissociable du rapport à soi comme hors de soi. Les études de genre reconstruites comme des opérateurs de lecture permettent de jouer sur différentes échelles de temps et de représentation et de lire les possibilités de la comparaison, de la combinaison des altérités mutuelles. Ce qui pourrait constituer une approche transversale des littératures qui abandonne les binarismes et les antinomies Orient/Occident, masculin/féminin, dominant/dominé, etc.

Des langues du dépanneur à la poétique de la désinstallation

7La deuxième et la troisième sections, respectivement intitulées « […] Quand l’Histoire et le politique sont saisis par la fiction » et « Exluance, survivance, migrance […] », sont consacrées à l’étude des perspectives ouvertes par la grammaire de la fiction, œuvrant à une poétique de désinstallation.

8Le genre est‑il une construction ? C’est à cette question que tente de répondre Karina Marques dans son article « […] Le genre en tant que construction du pouvoir chez Ilse Losa ». En se penchant sur Sob Céus Estranhos (1962) (Sous des cieux étranges) de Ilse Losa, elle réfléchit à l’intrication entre identité nationale et identité genrée. Partant de l’étude menée par Benedict Anderson dans L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme12 pour démontrer que « la nation est une communauté politique imaginaire » (p. 97), K. Marques se demande si le genre ne ferait‑il également partie de cet imaginaire collectif ? Sob Céus Estranhos raconte le parcours d’intégration de José, Juif‑Allemand, émigré pendant la Seconde Guerre mondiale et confronté à l’enfermement de son pays d’accueil : le Portugal. Dans ce livre, Ilse Losa déconstruit l’idée d’une temporalité univoque fondée sur un discours atavique, associée aussi bien à l’identité genrée qu’à l’identité nationale. K. Marquis rappelle d’ailleurs que la politique de l’État nouveau salazariste (1933‑1974) a formé un imaginaire national basé sur un lien profond entre le politique et le religieux, représenté dans la devise « Dieu, Patrie, Famille ». Sous cette optique, l’image sacralisée de la femme vouée à la maternité et confinée à l’espace domestique, est érigée comme un modèle authentique. Dans une Europe adhérant de plus en plus au capitalisme, le Portugal qui maintenait sa position enfermée  Fièrement seul » étant une deuxième devise de l’État Nouveau) conserve ses valeurs où la femme portugaise était protégée de la tentation d’émancipation que pouvait présenter le monde capitaliste. « Terre et mère se confondent dans ce projet identitaire autour de l’origine et de la race » (p. 99). Ceci dit, la présence des réfugiées juives au Portugal, dont Ilse Losa dessine le portrait dans son roman, remet en cause aussi bien l’enfermement du pays que le modèle de femme prôné par le régime salazariste. En ce sens, Giorgio Agamben affirme que « si le réfugié représente dans la structure de l’État‑nation un élément aussi inquiétant, c’est avant tout parce qu’en cassant l’identité entre homme et citoyen […] il met en crise la fiction originaire de la souveraineté13 ». La figure de la réfugiée représente bien l’écriture migrante de Ilse Losa, dans la mesure où la réfugiée incarne « cette mouvance contraignante et libertaire qui permet de multiplier les points de vue autour d’une question comme : qu’est-ce qu’être femme ? » (p. 99‑100). Renversant les paradigmes de genre comme de la nation, c’est José, un homme qui repense l’identité portugaise à travers l’expérience de la maternité de Teresa, sa femme portugaise :

José s’approcha du berceau […] Le petit respirait presque imperceptiblement, et sa tête brune ressortait sur le drap tout blanc. En Allemagne, on l’aurait trouvé exotique […] « Un enfant est la continuation. Ou l’arrivée ? […] L’amour pour d’autres êtres, la continuation dans d’autres êtres, l’illusion de sécurité et de stabilité ou seulement un stade intermédiaire dans la fuite éternelle de l’homme ? Je ne sais, je ne sais14».

9 José entame dès lors un processus d’incorporation à la société portugaise. Le fait que son enfant soit perçu comme exotique en Allemagne et fils d’un Allemand au Portugal, amène à une vision de « soi‑même comme un autre » (ou du rapport à soi comme hors de soi dont parle J. Bessière). K. Marques souligne que l’image de la maternité chez I. Losa, ne renvoie pas à l’idée salazariste de la rénovation de la race. L’image du fils « hybride » permet à José de faire l’expérience féminine du décentrage, de s’identifier à l’univers féminin et de proposer une nouvelle performativité du genre afin de construire une identité nouvelle apte à accueillir l’Autre.

10Cet appel à l’accueil, on le retrouve également dans la contribution de Maribel Peňalver Vicea sur « [La] mise en scène de "l’hos(ti)pitalité poétique" […] ». Depuis les années 1980, l’intérêt porté aux écritures migrantes ne cesse de croître. Plusieurs néologismes voient le jour et tentent de combler une « catégorie en devenir 15», un espace littéraire en perpétuel renouvellement. « Errance » pour Édouard Glissant, « pensée nomade » selon Gille Deleuze et Félix Guattari ou encore « enracinerrance plurielle », le terme que choisit Jean‑Claude Charles pour désigner ce que Jacques Chevrier appelle « migritude ». D’autres mots‑valises recoupent ce phénomène littéraire comme « nomadologie philosophique » (Rosi Braidotti), « écritures de la diaspora » (Stuart Hall) ou simplement « littératures de la migration ». Elle s’intéresse, en linguiste, à cette dérive dénominative métalinguistique qui signifie, outre une écriture en gestation, une écriture « d’arrivée [et]d’avenir 16». À partir du principe de l’hospitalité élaboré par Derrida17, elle explore les processus de déconstruction poé(li)tique des appartenances. L’hypothèse est que les femmes écrivains, émigrées, ont un rapport intranquille au langage dont l’article en dégage les différentes marques. Sera aussi étudiée la façon dont ces mots — que M. Peňalver Vicea appelle « mots migrants » — sont mis en scène, au sens de Jacqueline Authier‑Revuz18, à partir du mécanisme discursif de l’autonyme. L’auteur fait référence à la définition de l’autonymie proposée par Josette Rey‑Debove : « Prenez un signe, parlez‑en, et vous aurez un autonyme19 ». L’étude est fondée sur un corpus numérisé de 750 occurrences extraites de nouvelles autobiographiques d’écrivaines migrantes, venant des anciennes colonies françaises et qui écrivent toutes à partir d’un « écart géographique, [dans] une langue commune, le français et sous le français, le créole, l’arabe, le kabyle […]20 ». Les nouvelles en question sont recueillies par Leïla Sebbar dans quatre volumes : Une enfance algérienne (1999), Une enfance outremer (2001), C’était leur France. En Algérie avant l’Indépendance (2007) et Une enfance juive en Méditerranée musulmane (2007), auxquelles sera ajouté Ces voix qui m’assiègent (1999) d’Assia Djebar.

11M. Peňalver Vicea emprunte à Jacqueline Authier‑Revuz les exemples ci‑dessous, qu’elle appliquera par la suite à son corpus.

12Soit :

a) Il faudrait un peu de charité en cette occasion.
L’énoncé présente un dire simple : la nomination du référent s’y effectue directement et le signe ne s’opacifie pas.

b) Il faudrait un peu de charité en cette occasion.
Dans cet exemple, l’énonciateur focalise l’attention sur le mot charité par le biais de l’autonymie (l’italicisation).

c) Il faudrait un peu de charité, je dis bien charité, en cette occasion.
Cet exemple montre qu’au lieu de s’accomplir simplement l’énonciation se dédouble à travers la glose méta‑énonciative : « je dis bien charité » (p. 72).

13Exemple 1. Tiré de « Viridiana mon amour » d’Annie Cohen :

Pour distraire ma mère de ses obsessions médicales, pour casser son système de plaintes, […] pour rester encore la petite fille à sa mère, pauvres et malheureuses dans ce monde d’adultes et de méchants, pour régresser plus encore au‑delà de ce qui est permis et pour ne pas perdre la main, je lui disais donc au téléphone […] si ça continue comme ça dans cette France pourrie et dégradée […] je vais aller faire des ménages…ben oui…pourquoi pas…femme de ménage…chez les gros richards […]21.

14Dans cet extrait, l’énoncé présente un dire simple : la nomination des référents s’effectue directement et le signe, tel qu’on peut le lire, ne s’opacifie pas.

15Exemple 2. Leïla Sebbar, « Les jeunes filles de la colonie » :

Alors, je sais que je suis bigarrée et que c’est mal. C’est mal de ne pas dire que l’Algérie est française, / C’est mal de ne pas aller à la messe, / C’est mal de ne pas avoir une robe de communion, / C’est mal d’avoir un père arabe, / C’est mal qu’une Française épouse un arabe, / C’est mal de s’appeler Leïla SEBBAR, un prénom et un nom arabes, quand on a une mère française, même si elle est française de France…C’est de la haute trahison22.

16Comme on arrive à le voir, L. Sebbar recourt à l’autonymie (ici l’italicisation) pour mettre l’accent sur bigarrée et française de France : deux unités investies d’affect. Outre sa connotation péjorative dans ce contexte historique, l’adjectif « bigarrée » et les verbes qui l’entourent (« savoir » et « être » dans « je sais que je suis ») laissent imaginer que « bigarrée » relève du discours de l’ailleurs et de l’Autre qui appelait ainsi la narratrice, lors de son enfance. La charge émotionnelle dans « bigarrée » remonte à la mémoire de l’enfance marquée par la douleur des mots. Une impression qui trouve sa confirmation dans l’italicisation de « française de France » qui signifie, comme le dit la narratrice, de la haute trahison.

17Exemple 3. Christiane Chaulet‑Achour, « La France : brume au nord, violence au sud » :

13 mai 1958, une grande flambée nationaliste française s’empare des gens de « ma » communauté, comme on dit les déclarations d’appartenance à la France se multiplient23.

18Le discours des écrivaines migrantes est traversé de voix lointaines et étrangères ; « l’expérience du langage étant celle de son inappartenance foncière » (p. 79). Voilà ce que constate M. Peňalver Vicea en s’attardant sur l’affect concentré dans le possessif de « ma » communauté. Ce type d’arrêt‑sur‑mot démontre que l’énonciateur (ci‑haut C. Chaulet‑ Achour) établit des focalisations sur certaines unités de langage, non seulement pour interroger son rapport aux langues mais aussi pour mettre en scène l’hospitalité métalinguistique. Celle‑ci devrait permettre de convoquer l’autre, de l’accueillir dans le discours, tout en l’équipant de par les gloses, du mot adéquat.

19L’idée d’intranquillité est aussi au cœur de « Troubles afropolitains dans l’écriture du genre », de Xavier Garnier. Il y interroge la tension et le trouble « afropolitains24 » à partir du cas de l’écrivaine et dramaturge camerounaise Werewere Liking et de la sénégalaise Ken Bugul. Le but est de montrer que l’expérience migratoire peut déboucher sur un autre mode de construction de l’identité essentiellement attaché à un monde africain. En inscrivant le mouvement au cœur de leur écriture, Ken Bugul et Werewere Liking « performent » l’Afrique. Chacune de ces écrivaines procède à un travestissement généralisé, à une parade de masques et de postures, qui est une façon de semer le trouble dans les identités genrées en contexte postcolonial africain. Dès 1983, W. Liking pose la question du genre dans Elle sera jaspe et de corail (journal d’une misovire) oùla parole féminine rend compte d’une conversation entre Grozi et Babou (le traditionaliste contre le moderniste), deux hommes pleins de bonnes intentions pour l’évolution de l’Afrique. L’auteure y dénonce l’impossibilité de tenir une parole vive comme le principal mal qui ronge tout le continent. La « misovire » est en retrait de la discussion ; elle se situe dans l’entre‑deux des mots et « surfe sur la vague des paroles qui se déploient comme processus interminable » (p. 90). Le journal devient ainsi une forme mouvante susceptible de transformer les positionnements identitaires en rôles. Dans Riwan ou le chemin de sable de Ken Bugul, la narratrice, une intellectuelle qui a cherché sa voie en Europe jusqu’à sombrer dans la folie, retrouve la sérénité en tant 28ème épouse d’un marabout, dans un village au Sénégal. Suivre les traces du chemin esquissé par la narratrice dans sa quête d’une identité réconciliée avec elle‑même, permet de réfléchir à la condition des femmes africaines pour bousculer les clichés qu’elles traînent avec elles.

20De son côté, Sarah‑Anaïs Crevier Goulet engage une réflexion sur le mouvement de migrance poétique, affronté à l’immobilisme de la « plaie ouverte25 » qu’est le corps accidenté traumatisé26, dans l’œuvre autobiographique d’Anne‑Marie Alonzo. Écrivaine québécoise née en Alexandrie de parents palestiniens et syro‑maltais. L’analyse donne à lire les synergies entre la marginalité et le malaise dans l’existence, la syntaxe mutilée et les blessures de corps et de mémoire ainsi que les bouleversements : l’exil de l’Égypte, la perte de la langue, « le fait d’être lesbienne dans un monde hétéronormé » (p. 153). A‑M. Alonzo parvient à « rompre avec sa naissance de chair 27», pour se créer une naissance de papier, avec les mots qui ne guérissent pas autant qu’ils ne pansent. S‑A. Crevier‑Goulet relève certains traits stylistiques caractéristiques dans l’écriture d’Alonzo tels que la récurrence des verbes à l’infinitif (« Suis géante de mort inouïe géante d’avant vivre géante de mourir comme mourir peut‑être vaste et large sur terre ravagées28 »), la suppression des déterminants (« Ici pas ne laissent plus de traces sultanes chaises roulent29 ») ou encore l’omission des pronoms personnels (« n’ai pas trahi ni là vécu30 »). Les figures féminines traversent également son œuvre de manière récurrente à savoir la bien‑aimée, l’amie et la mère parce que chez Alonzo « l’amour entre les femmes est ce qui fait exister les êtres » (p. 150). Née à même les blessures, l’œuvre d’Alonzo invite à accueillir des corps autres, œuvre et ouvre à une poétique de la vulnérabilité.

« Dans l’intervalle, quelle co‑vivance ? »

21La dernière partie de ce volume s’emploie à déplier les ouvertures et les possibles formes interstitielles d’habitation.

22Sarah Carmo s’aventure dans les « Pratiques du hors lieu […] » à partir de As Luzes de Leonor (2012) (Les Lumières de Léonor), fiction biographique de Maria Teresea Horta. Dans ce texte hybride où s’entremêlent lettres, poèmes, journaux et documents d’archives, M. Teresea, retrace la vie de Leonor de Almeida, marquise d’Aorna, figure emblématique du xviiie siècle portugais. Au croisement de la grande et de la petite histoire, des voix et des cultures, S. Carmo recompose cette figure de poétesse et traductrice qui a parcouru l’Europe et dont les déplacements constituent « un symptôme de cette identité migrante qui refuse la fixité » (p. 213). L’analyse vise à comprendre le rapport à l’espace qui traverse tout le roman. Entre migrance, exil et isolement, Eleonor, toujours en mouvement, évolue dans une sorte d’un hors‑lieu parfois imposé, parfois choisi ; un hors‑lieu qui pilote la construction d’une identité mouvante, enracinée et aérienne afin de défaire les genres et proposer des rapprochements inopinés.

23Ce hors‑lieu insaisissable est déjà, à l’aube du xxe siècle, objet de la quête de Nouryé31 et sa sœur Zennour dont l’histoire est racontée par Alain Quella‑Villéger dans les Évadées du harem (2011). Seza Yilancioglu étudie le récit de la fuite de ces deux filles du secrétaire général du ministère des affaires étrangère de l’Empire ottoman, aidées par Pierre Loti qui était alors à Istanbul. Tout commence un jour où à la fin de la leçon religieuse, Nouryé reçoit l’injonction suivante :

Nouryé, vous avez douze ans, il vous faut vous voiler. Vous ne pouvez pas aller vos cheveux au vent, votre visage au soleil, vos yeux à la lumière. Je vous préviens du danger qu’il y a dorénavant à sortir libre. Nouryé, il faut mettre le voile […]32

24Se déclenche ainsi le questionnement sur la condition de la femme turque. Après avoir écrit à P. Loti, les deux sœur Nouryé et Zennour réussissent à fuir pour la France. En contextualisant le geste des deux évadées, annonciatrices des émancipations féminines au xxe et xxie siècles, S. Yilancioglu éclaircit aussi bien la démarche historique de la narration de la fuite que les difficultés à vivre et acter un certain transculturalisme.

 « Paroles d’ailleurs & d’à côté ». D’elles

25Différents passages littéraires scandent l’ouvrage et sont convoqués à la fin de chaque partie. Passages de passeuses de langues et de cultures qui retraversent plusieurs stades concomitants de l’émancipation féminine.

26Dans ses Retours sur un départ : de Meknès à Montréal, Yolande Cohen part de sa propre histoire de Juive née au Maroc éduquée à Paris aujourd’hui universitaire à Montréal, afin de « tisser un autre récit de l’histoire comparée des femmes […] et des identités de genre » (p. 231). Elle y évoque le contexte colonial et post‑colonial ainsi que les problématiques des rapports entre genre, ethnicité et religions. Quant à Régine Robin, elle raconte Toutes [s]es vies33 hantées par plusieurs villes (vies ?) Berlin‑Paris‑Montréal dans un texte marqué par une langue diasporique et dysphorique qui retrace les trajectoires de

la parole nomade, la parole migrante, celle de l’entre‑deux, celle de nulle part, celle d’ailleurs ou d’à côté, celle de ne pas tout à fait là. Paroles déplacées comme on parle de personnes déplacées, qui ont glissé, qui ont dévissé ; paroles insituables, non assignables, paroles qui parlent toutes les langues et qui se comprennent à travers les silences et les gestes (p. 174).

27À ces scansions s’ajoutent les transits de l’entretien littéraire. L’entrevue de Christine Lorre‑Johnston avec Ying Chen — née à Shanghai en 1961 où elle apprend le français à l’université Fudan de 1979 à 1983, et quitte sa ville natale en 1989 pour s’installer à Montréal —,est le fruit de leur échange du 21 février 2014 à la Maison de la recherche (Sorbonne Nouvelle), qu’elles ont poursuivi ensuite par courrier électronique en juin 2014. C‑L. Johnston accorde son attention à l’évolution de l’écriture chez Y. Chen pendant les dix dernières années. On apprend ainsi à partir de ses lettres à ses fils « Lettre d’Umbertide » (2004) et La lenteur des montagnes (2014), que pour Y. Chen, être une Chinoise au Canada est « un obstacle » vécu dans une douleur, qu’elle cherche à surpasser par le biais de l’écriture à la première et à la deuxième personne. Un choix qui permet extériorité, intimité et théâtralité. Quant à Myriam Suchet, elle se donne à un magnifique exercice de façonnage expérimental dans « Tradire de concert : discussion dégenrée et indisciplinaire » où elle dialogue avec Nathalie Stephens/Nathanaël à propos de sa prose poétique Excluant, ou la pluie. Leur conversation à propos du vertige de la traduction, de la photographie mais aussi du Romantisme, prend l’étrange forme d’un commentaire qui

n’est pas une simple opération d’addition ni de soustraction mais bien une surimposition, c’est‑à‑dire la production d’une hétérogénéité constitutive, un vertigineux jeu des possibles (p .60).

28Jeu des possibles qui tient surtout de l’impossible traduire et du composite (tra)dire citationnel : dire à travers et de travers, dans une « encontre qui [serait aussi] rencontre » (p. 65).