Empire & littérature : vers une pratique postcoloniale des études littéraires
1L’histoire des empires européens, des premières colonisations de l’Amérique du Sud, aux décolonisations du milieu du xxe siècle, est souvent absente de l’écriture de l’histoire littéraire. Pourtant largement documentée, celle-ci reste un point aveugle de l’approche globale de la littérature. Sans doute, dans le cadre d’une écriture nationale des ensembles littéraires, l’on préfère se cantonner aux frontières métropolitaines, ou aux phénomènes d’échanges à l’échelle européenne. Cette unité minimale de la critique littéraire aveugle en grande partie celle-ci au phénomène pourtant essentiel de la colonisation. L’impérialisme, comme processus transversal commun à tous les éléments d’une histoire longue de l’Europe, et a fortiori du monde, suscite a fortiori, en tant que source du monde politique contemporain, un malaise certain au sein des anciennes métropoles coloniales. Éludé par omission calculée ou ignorance politique, l’empire n’en demeure pas moins déterminant dans la littérature européenne en dépit de la « cécité ethnocentrique » (p.169) qui l’écarte des travaux sur la littérature française des xixe et xxe siècles.
2C’est au cœur de ce malaise critique qu’entend s’installer le travail de Sylvie André. Prenant pour objet la fiction dite « réaliste » sur une période allant de la fin du xviiie siècle à l’ère contemporaine, l’auteure se propose de mener une analyse globale informée par l’histoire impériale. Le basculement épistémique esquissé à l’ouverture de l’ouvrage est double. Il vise d’abord à ramener au premier plan de la lecture la colonisation, non comme un épiphénomène lointain participant d’une analyse liminaire du contexte, mais bien comme un élément essentiel à la compréhension des œuvres littéraires et de leurs formes. Il s’agit ensuite de mobiliser les outils de lecture forgés dans la critique de la colonisation pour lire des textes qui ne peuvent éluder leur participation à un édifice de discours impériaux multiformes et complexes. Cette « lecture postcoloniale » s’inscrit à la suite des nombreux travaux qui, depuis l’ouvrage d’Edward Saïd, L’Orientalisme. L’orient créé par l’occident1, ont réfléchi sur la production de l’altérité par la littérature occidentale. Largement commentés et augmentés, ses travaux ont permis d’analyser l’impérialisme comme programme culturel, comme texte, adossé à une situation politique de domination. Sa lecture oblige à envisager la participation des littératures de l’ère impériale à la domination politique des colonies, à travers la production d’une culture métropolitaine. Loin de porter uniquement sur la thématique orientale dans les littératures françaises et britanniques au xixe siècle, son travail implique une nouvelle praxis des études littéraires, informée de l’analyse des rapports de pouvoir. La littérature ne saurait en effet s’abstraire du monde dans lequel elle émerge, ni des effets qu’elle génère ou contribue à entretenir. E. Saïd envisage ainsi le texte comme étant « au monde » (« wordly ») :
The realities of power and authority — as well as the resistances offered by men, women and social movements to constitutions, authorities and orthodoxies — are the realities that make texts possible, that deliver them to the readers, that solicit the attention of critics. I propose that these realities are what should be taken account of by criticism and the critical consciousness.2
3Si l’analyse de la production du texte littéraire par les rapports sociaux, dans les termes posés par Bourdieu par la notion de « champ littéraire3 », informe de nombreux travaux, peu d’entre eux étendent cette notion au-delà des frontières nationales, et n’incluent donc pas la situation coloniale. Or les textes des xixe et xxe siècles cités par S. André ont en commun leur caractère métropolitain. Cette centralité de l’écriture au sein de la situation impériale trouve des implications thématiques autant que formelles. Dans une perspective critique globale, l’ouvrage de S. André souhaite donc « mettre clairement en évidence l’interdépendance étroite qui existe entre histoire des idées et des formes littéraires avec l’histoire coloniale de ce qui fut l’Empire français ainsi qu’avec une histoire post-coloniale qui n’est pas encore derrière nous… » (p. 13)
4L’auteure propose une méthodologie appuyée sur les études culturelles et leur transdisciplinarité4, élaborée à partir de la centralité du phénomène colonial dans l’histoire européenne. Il s’agit donc d’aborder les manifestations thématiques de la colonisation dans la fiction réaliste, mais aussi de travailler à l’explication contextuelle des jalons de l’histoire littéraire moderne. Crises, innovations et querelles esthétiques pourraient alors trouver une lecture « postcoloniale » pointant la mise en difficulté d’un régime de discours blanc par les apories naissant de sa propre narration et des atrocités des régimes coloniaux. En décentrant le récit littéraire national au profit de son inscription impériale, le travail de S. André amorce une pratique d’analyse historicisée et politiquement impliquée.
Une histoire littéraire de l’empire
5L’enjeu de la périodisation de l’étude est central. En effet, le programme de lecture évoqué peut toucher à l’ensemble des littératures européennes produites à partir de la Renaissance et donc de premières colonisations, période dont l’auteure ne manque pas de souligner, à l’ouverture de son livre, la reconnaissance heuristique5. Les critiques décoloniales proposées au début du xxie siècle par les penseurs et penseuses du groupe sud-américain « Modernité/Colonialité » ont largement démontré la codépendance unissant littératures européennes et colonisation du « Nouveau monde ». Substituant au terme de descubrimiento (« découverte » si souvent prêtée à Christophe Colomb) celui d’encubrimiento (« recouvrement »), Enrique Dussel a, dans son livre de 19936, décrit la façon dont la conquête des Amériques s’appuyait sur la production d’un texte de la modernité, dont la condition de possibilité est bien la colonialité de l’espace atlantique qui se constitue au xvie siècle. Les choix de recherche de l’auteure appellent une périodisation plus restreinte, qui va de la conférence de Berlin, en 1885, aux accords d’Évian de 1962 marquant la fin de la guerre d’Algérie. Si ces dates sont nécessaires à l’appréhension d’une histoire coloniale des lettres, le travail de S. André s’étend au-delà de ces bornes pour s’engager dans une généalogie impériale des mythes qui animent l’écriture dès le romantisme. Ainsi, consacrant un passage de son analyse aux mythes insulaires qui se formulent à la fin du xviiie siècle, à travers les écrits de Diderot (Supplément au voyage de Bougainville, 1772) ou Bernardin de Saint Pierre (Voyage à l’île de France en1773et Paul et Virginie en1788), elle dégage des modèles d’écriture qui informeront tout le xixe siècle. Ces textes participent à un large système de discours sur l’empire colonial, qui forme un élément crucial de l’enrichissement de la France et de l’établissement du système capitaliste à l’échelle atlantique. Les descriptions de cet ailleurs colonial produisent ainsi une utopie qui intègre et naturalise l’esclavage comme un élément de la société, dont il serait possible de trouver un bon exercice, dans une économie idéale. En soulignant la façon dont « la colonisation a été un support capital pour l’imaginaire utopiste de l’Occident» (p.18), Sylvie André esquisse la possibilité d’une relecture de l’histoire des Lumières à partir de ses ailleurs coloniaux, et la centralité de la question de l’esclavage dans la production d’un discours moderne sur l’homme7.
6Ce qui appelle d’emblée l’attention dans cette relecture des textes canoniques du xixe siècle littéraire, au-delà des seuls textes associés au réalisme, c’est l’apparition des ailleurs coloniaux dans les textes, que ceux-ci soient le support d’une projection utopique ou d’une progression sociale des personnages. C’est d’abord une analyse thématique qui s’impose. Ainsi, l’auteure analyse la place de l’espace américain dans l’œuvre de Chateaubriand ou celle d’Haïti dans Georges d’Alexandre Dumas (1843), comme un premier niveau de présence de l’Empire dans les textes. La mise en scène des situations coloniales permet de relier ces premiers avatars aux romans réalistes du tournant et de la fin xixe siècle, qui soulignent le rôle de l’expansionnisme dans l’enrichissement de la métropole, capitalisme financier qui va trouver ses incarnations les plus frappantes dans les tractations de M. Walter et de Georges Duroy dans le roman Bel-Ami de Maupassant (1885), mais aussi dans L’Argent de Zola (1891) ou encore Un cœur simple de Flaubert (1877). C’est bien la place des éléments coloniaux dans l’économie romanesque qui signale ici « un choc en retour de la situation coloniale sur la société métropolitaine » (p.29).
7À la suite des travaux de Martine Astier-Loufti8, S. André analyse le glissement d’un colonialisme atlantique et d’une économie de plantation vers l’expansionnisme de la fin du xixe siècle, qui va entraîner une mutation thématique des colonies dans la littérature. Le perroquet de Félicité est ainsi analysé comme le signe de la fin d’un premier monde colonial, aux alentours de 1870, alors que s’engage une nouvelle vague de conquête.
Exotisme & littérature coloniale
8La thématique impériale en France va alors prendre deux formes, qui vont avoir tendance à s’opposer sur un plan théorique, celle de l’exotisme et du roman colonial. La veine exotique se constitue autour d’une tentative de représentation de l’étranger qui soit à même de saisir son altérité sans la gommer. S. André interroge la tentative littéraire de l’exotisme au prisme de l’interculturalité, et la possibilité d’un contact entre entités culturelles différentes, via des auteurs comme Loti. L’exotisme viendrait mettre en scène une « hésitation épistémique» (p. 44) : cherchant une « expression authentique de la différence vécue», l’exotisme se heurte néanmoins à une aporie, puisque la tentative de contact avec l’altérité se ramène souvent à un discours autonarratif de la métropole sur elle-même, représentant une altérité voulue et rêvée plutôt que rencontrée. S’essoufflant rapidement, la veine exotique, et son lot de clichés sur l’étrangeté se heurte au constat de son propre échec :
Dans la fiction exotique l’écrivain tente d’intégrer la découverte d’une réalité autre à son propre univers de valeurs subconscientes et comme telles fondamentales, en même temps que la vision nouvelle est proposée à la communauté de destinataire de l’ouvrage. Mais cette tentative butte invariablement sur la déstructuration de la personnalité métisse ou sur la dysphorie irréductible des cultures. (p. 46).
9Confrontée aux structures de pouvoir desquelles elle émane, la fiction exotique permet de mettre en scène un doute sur la civilisation occidentale, tout en s’appuyant sur des tropes littéraires réduisant l’altérité au réceptacle de ce que S. André nomme avec E. Saïd des « structures de sentiment» (p. 45). Les hésitations de la fiction exotique permettent de souligner la dimension autotélique des discours rattachés à l’empire, qui disent la métropole, par le truchement de l’ailleurs dont l’authenticité est construite comme révélation, là où elle n’est qu’une projection de soi vers l’extérieur. La faillite du projet des exotes sera la cible d’une critique de la part des partisans et auteurs de la « littérature coloniale » qui émerge au début du xxe siècle, précisément sous l’angle de l’authenticité. À une fiction de l’ailleurs, un fantasme stéréotypé et autoréfléxif des colonies, les auteurs à proprement parler coloniaux souhaitent dire une réalité de la vie coloniale. Segalen dénoncera un « exotisme de bazar» (p. 54) dans son Essai sur l’exotisme, au même titre que les défenseurs d’une littérature coloniale française qui s’attacheront à une description revendiquée comme réaliste de la vie des colonies, à partir de l’expérience vécue de celles-ci9. Charles Regismanset et Louis Cario décrivent ainsi le projet d’une littérature coloniale qui saurait « faire abstraction du point de vue métropolitain10 » pour toucher à une « âme » des espaces rencontrés (« Il s’agit souvent pour ces écrivains coloniaux de faire accepter et apprécier au public métropolitain la réalité coloniale dans son originalité », p.75). Dans les développements de cette littérature sur les premières décennies du xxe siècle, les colonies sont investies d’une force régénératrice, redonnant vigueur et jeunesse à une Europe engoncée dans son immobilisme. Là encore, la manipulation discursive de l’altérité associe ces textes avec une forme de propagande coloniale, parfois clairement revendiquée. Détaillant les positions des frères Leblond, auteurs du texte Après l’exotisme de Loti : le roman colonial paru 1926 et d’une Anthologie coloniale parue en 1929, S. André souligne le caractère nationaliste et de ce projet :
Les Leblond partent du principe que l’œuvre des colons, essentiellement dans les colonies de peuplement, est mal connue et méconnue en France métropolitaine. Il faut donc en montrer l’originalité et la grandeur. L’idée qui soutient la démonstration est que les colonies de peuplement ne sont rien moins que le creuset d’une nouvelle civilisation. […] Pessimistes sur la possibilité de régénération de l’Europe, les Leblond croient au brillant avenir des colonies. (p. 75-76)
10Des auteurs comme Louis Bertrand, Claude Farrère, Albert de Pouvourville s’attachent ainsi à une représentation « native » des colonies, à travers le point de vue des colons. Ce passage par le roman colonial permet de penser, alors que les carrières d’écrivains comme Camus, et plus tard Duras, se formulent dans ce creuset intellectuel et propagandiste, la complexité de la situation d’énonciation impériale. En effet, si elle exerce un rapport de pouvoir évident sur le monde colonisé (« Les écrivains colons ont cru qu’ils pouvaient fonder une nouvelle humanité, écrire une nouvelle histoire de l’Occident. Malheureusement, le colonisé est totalement occulté dans cette projection utopique », p.76), elle reste foncièrement hétérogène. Le travail de S. André montre, à travers la diversité des textes abordés, la variété d’une parole impériale qui vise tant à décrire les impacts de l’empire sur la société métropolitaine que les espaces coloniaux eux-mêmes. Oscillant du fantasme utopique au réalisme revendiqué par les auteurs colons, ces esthétiques impériales diffusent la question coloniale dans l’ensemble du champ littéraire, marquant durablement les formes esthétiques.
Crises de la forme : les apories du réalisme
11L’ouvrage de S. André permet de replacer le fait colonial au centre de l’analyse historique, redéfinissant le contexte de production des œuvres à partir de la notion d’empire. L’analyse pose également l’hypothèse d’une influence profonde de la situation coloniale sur les formes littéraires adoptées par les courants se réclamant du réalisme. À travers les mutations de la forme romanesque observées de la fin du xixe siècle à la période contemporaine, S. André décrit une mise en crise du réalisme par la situation coloniale. Essentiellement chronologique, la relecture postcoloniale déroulée par l’ouvrage dégage un véritable malaise dans les écritures du roman français au xxe siècle. Qu’il s’agisse du premier Camus, dont on ne peut manquer de souligner l’appartenance à l’histoire de l’Algérie, du parcours de Duras, dont le Barrage contre le Pacifique (1950) se situe dans l’Indochine coloniale, ou encore des expérimentations du Nouveau Roman, les auteurs et auteures héritant de l’écriture réaliste ne peuvent la maintenir hors de la crise de conscience provoquée par le colonialisme.
12Après la Première Guerre mondiale se maintient une ambivalence des discours sur l’ailleurs colonial issue d’une histoire longue de leur présence dans la littérature. L’utopie a pris une forme propagandiste, mais conserve une dimension morbide, associant les espaces extra-européens au danger, à la sexualité et à la mort, comme dans Erromango, roman de Pierre Benoit paru en 1929 :
Cette exaltation de l’œuvre coloniale, voie envisagée d’un possible renouveau du dynamisme de la civilisation occidentale, se double, comme nous l’avons constaté chez d’autres écrivains métropolitains, des fantasmes de régression, de barbarie et de mort. (p. 84)
13La variété des dispositifs de médiation de l’altérité telle qu’elle se présente dans le corpus étudié par S. André, si elle ne se réduit pas à un discours de propagande coloniale, ne parvient pas à s’extraire de son ethnocentrisme. En dépit du projet de décrire une vérité des lieux autres, ou de critiquer l’œuvre coloniale, les syntagmes narratifs s’agencent pour former un système autotélique, qui satisfait une conscience politique certes critique, mais pas anticoloniale. Ainsi, à propos de la faillite occidentale constatée dans les œuvres de Segalen (Les Immémoriaux, 1907) des frères Tharaud (La Fête Arabe, 1912) et d’André Malraux (La Tentation de l’Occident, 1926) S. André souligne :
Ce constat débouche sur une volonté de refaire l’histoire et curieusement d’y maintenir centrale la figure de « l’homme blanc ». Le hasard des rencontres et des expériences individuelles a inspiré aux trois écrivains une figure prométhéenne qui restaurerait le Sens de l’histoire, qui restituerait ou conserverait la différence de l’autre, mais comme un cadeau que l’homme occidental se ferait à lui-même et à son propre besoin de sens. L’imagination épico-mythique s’emparera de figures réelles et les dotera d’une mission que le texte, à défaut de la réalité, matérialisera […] L’Autre, quoi qu’on veuille, est avant tout un médium de la quête de soi. (p. 100-101)
14Cette analyse est essentielle à la compréhension de la cohérence idéologique des discours impériaux, qui font système dans leur ensemble, alimentant des positions diverses et parfois opposées, sans pour autant s’extraire de l’édifice discursif de l’empire tel que le décrit E. Saïd. Loin de s’exclure, propagandistes et sceptiques auraient des discours complémentaires, au regard des analyses de Mary-Louise Pratt11 , qui évoque la notion d’ « imperial meaning-making », englobant les deux faces du discours européen.
15Le rapport à la colonisation s’intègre dans la formulation d’un éthos littéraire et politique qui ne remet pas en cause les fondements de l’entreprise coloniale, mais s’y enracinent. Les discours métropolitains analysés ne doivent donc pas l’être au regard d’un appui explicite ou non de la colonisation, mais en fonction de leur position dans une configuration historique du champ littéraire impliquant la question de l’empire. Qualifier les textes étudiés par S. André sur un gradient d’opposition à la colonisation manque en effet leur situation réelle : il s’agit de dégager les formes de combinaison entre discours d’empire et discours critique, et les accommodations sur lesquelles s’établissent les discours littéraires, pour souligner comment une critique directe peut alimenter la somme de textes qui forment la « bibliothèque coloniale » mentionnée par E. Saïd.
16Face à la reconduction d’un modèle de discours paternaliste, souvent ouvertement raciste, qui naturalise la subordination des populations colonisées à la métropole se développe une prise de parole anticoloniale, portée par les voix de Frantz Fanon ou de Césaire (dont les textes Cahier d’un retour au pays natal et Peaux Noires, masques blancs paraissent respectivement en 1939 et 1952), qui renvoie la métropole à son humanisme mensonger, et à sa barbarie institutionnalisée. Ces écritures soulignent des contradictions que les auteurs métropolitains ne peuvent plus ignorer, et qui placent les romanciers dans une situation d’inconfort idéologique manifestement insurmontable. Leur « réalisme » littéraire ne trouve à dire la colonisation que sur dans les structures de discours qui la produisent, ne pouvant dès lors s’abstraire des biais idéologiques dont ils sont marqués. Le réalisme devient dès lors une projection, et dit la colonie et l’altérité rêvée plus que celle rencontrée.
Décolonisation, littérature & situation post-coloniale
17S’il ne faut pas négliger la parution au début du xxe siècle de plusieurs romans écrits par des colonisés (dont l’auteure souligne très justement la reconnaissance par des prix tels que le Goncourt pour Batouala de René Maran paru en 1921, force de reconnaissance déterminante dans le champ littéraire), celle-ci s’accentue avec les mouvements anticoloniaux et les résistances qui mèneront à la décolonisation de l’Empire français. Période cruciale pour les auteurs métropolitains puisqu’elle combine au traumatisme de la Première Guerre mondiale les contradictions issues de la situation coloniale. Le malaise alors généré par la coprésence d’un discours soi-disant humaniste de la métropole, revivifié par les horreurs de la guerre, et les violences perpétrées dans les colonies, se dérobe au traitement littéraire réaliste. C’est dans ce contexte que S. André analyse le recours au roman philosophique, notamment chez Malraux (La Voie Royale, 1930) Camus (La Peste, 1947) ou plus tardivement Gary (La Tête coupable, 1968). Cette forme serait le seul compromis possible face à une situation coloniale dont la réalité heurte trop brutalement l’universalisme occidental :
Tout se passe donc […] comme si la fiction narrative s’avérait incapable de prendre en charge le problème colonial, non que ces auteurs n’y aient pas réfléchi, mais plutôt par ce que le pacte auteur/lecteur contemporain ne permettait pas de le poster de manière satisfaisante pour eux-mêmes et la société dans laquelle ils vivaient. […] Évoquer le problème dans les termes du roman philosophique était à la fois un aveu d’impuissance mais aussi la manifestation d’un désir de vérité universelle et incontestable à opposer à la situation historique pour eux inextricable qu’était la colonisation. En effet la situation coloniale faisait apparaître l’idéologie universaliste de l’Occident comme une duperie ou au mieux une utopie. (p. 130)
18Cette contradiction insoluble entre situation coloniale et discours universel, et avec le projet réaliste plus généralement, plonge le roman dans une crise qui fera advenir les expérimentations du Nouveau Roman. S. André souligne là encore la marginalisation du fait colonial dans l’analyse des innovations formelles produites au tournant du xxe siècle, alors même que la critique voit un lien privilégié entre ces romans de la « réification de l’homme » (p. 197), tels que les analyse Lucien Goldman, et le système capitaliste. Or les travaux historiques ont montré le rapport consubstantiel entre développement capitaliste et colonisation, et ce des premières colonisations de l’Amérique jusqu’à l’administration coloniale du premier xxe siècle. Il s’agit alors pour l’auteure de redonner à la violence et à la lancinante absurdité de l’expérience coloniale un place centrale dans l’analyse de textes qui touchent à la faillite du sens. Cette « désorientation » (p.131) manifeste une faillite à restaurer une lisibilité du monde dans les cadres de discours éprouvés et disqualifiés par l’empire colonial : les romanciers se trouvent face à une « incapacité à proposer par fiction romanesque interposée, une représentation cohérente et acceptable de la situation. » (p. 146)
Vers une littérature-monde
19L’analyse de S. André possède une portée historiographique certaine pour l’analyse littéraire, et permet de penser en termes contextuels l’évolution des formes romanesques sur une période longue, méthode qui n’appelle qu’à être développée et étendue. En prêtant attention à un contexte de production matériel qui ne peut faire l’économie du fait colonial, la relecture proposée permet également d’analyser les formes contemporaines dans la continuité de cette histoire impériale. Après le constat d’une faillite idéologique occidentale, les auteurs contemporains doivent faire naître d’une situation foncièrement contradictoire un sens renouvelé. La question des modèles narratifs et des genres littéraires se pose donc avec acuité au sortir des processus de décolonisation : le texte impérial, qui fournit une grammaire à la domination par le texte du reste du monde, doit être retravaillé, déconstruit. Cependant, il n’implique pas une disqualification complète : ainsi, le récit de voyage, dont l’ouverture de l’ouvrage souligne l’importance dans les premières décennies du xixe siècle (avec les textes de Paul de Chaillu ou René Caillé), trouve au xxe siècle un renouveau porté par Nicolas Bouvier. Médiation d’un rapport au monde qui entend s’extraire du rapport conquérant, le voyage tel qu’il est décrit ici ne saurait être une écriture de l’altérité, un recouvrement par le texte de la diversité du monde. Il n’est plus un discours sur l’autre mais sur soi, à travers l’écriture d’une expérience individuelle du monde12. De la même manière, la fiction néoexotique telle qu’elle est employée par Le Clézio intègre à son écriture la marque de cette disqualification de l’Occident, les limites intrinsèques à la portée de chaque discours. La notion d’aventure s’y trouve réinvestie comme modèle d’expérience, pour faire place à une multiplicité de voix dans la description du monde. La fin de l’ouvrage de S. André appuie le glissement, toujours perfectible, d’un régime de discours sur le monde univoque, à une littérature-monde plurivoque. Cette plurivocité post-coloniale advient par un décentrement, qui déloge l’Occident, à travers une multiplicité de paroles, diverses, possiblement contradictoires. Au monologue de l’Occident, et sa « bibliothèque coloniale » se substitue un régime qu’Édouard Glissant décrit comme celui du Divers13.
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20S’il faudrait se garder se garder d’une lecture naïve de l’état du champ littéraire actuel, animé par des logiques qui relèvent de ce que Vivian Steemers a justement décrit comme un « néocolonialisme littéraire14 » qui soumet les auteurs extra-européens, notamment francophones, à des attentes forgées dans un discours occidentalo-centré sur le monde, la littérature des anciennes métropoles coloniales semble intégrer au moins partiellement l’héritage qui lui donne naissance. Certaines écritures s’installent au cœur des contradictions politiques du régime de discours colonial. Cette intranquililité est incontournable pour qui veut se détacher de l’empire discursif de l’Occident, et se démarquer d’une histoire de la domination.
21L’ouvrage de Sylvie André souligne la nécessité d’intégrer celle-ci dans l’appareil critique des études littéraires. Pour réécrire l’histoire de la littérature à l’échelle mondiale plutôt que nationale, il est indispensable de considérer la portée discursive de l’empire, qui, loin de constituer une structure politique disparue, informe encore les recherches esthétiques contemporaines. Fortes d’un « pouvoir heuristique» (p. 173) toujours vivace, les études postcoloniales permettent non seulement une analyse pertinente des textes écrits sur toute la période moderne, mais engagent également les disciplines littéraires à faire la critique de leur appareil de discours, intégrant le décentrement au cœur de leur pratique analytique. En ce sens, le travail de Sylvie André fait signe vers une lecture possible dont l’ouvrage démontre la pertinence, et qui n’appelle qu’à être développée.