La bande dessinée: sens et langage
1L'éditeur de la revue 9e Art et ancien directeur du Musée de la Bande Dessinée d'Angoulême, Thierry Groensteen se démarque dans le domaine des études bédéistiques pour son engagement tous azimuts dans la recherche. S'intéressant tant aux mangas qu'à la " transécriture ", en passant par les précurseurs du média et les explorations bédéistiques actuelles, son dévouement et son expertise sont notoires, d'où l'effervescence suscitée par la publication d'une portion inédite de sa thèse de doctorat en 1999 intitulée Système de la bande dessinée. Il s'agit d'un ouvrage étoffé, aux propositions ambitieuses, parfois même téméraires, qui expose un programme (soit disant) inédit afin de mieux circonscrire les fonctionnements signifiants de la bande dessinée. L'assise théorique du Systèmeest considérable et diversifiée, empruntant à la fois à la théorie littéraire, à la sémiotique du cinéma, aux études picturales, à la linguistique et, bien sûr, aux études bédéistiques qui le précèdent. Ces dernières seront remaniées, critiquées et partiellement reléguées aux oubliettes par un Groensteen soucieux de se démarquer de ses pairs - voire de ses pères - et de paver la voie à des études bédéistiques renouvelées et élargies.
Pour une sémiotique… sans signe
2La première étape obligée d'un projet aussi large - soit de définir une sémiotique de la BD - consiste à poser les jalons de sa théorie. Groensteen doit donc, à l'instar de ses prédécesseurs, définir l'unité signifiante qui fonde son Système; on conviendra que cette entreprise est à la fois risquée et fondamentale. Alors que certains sémioticiens de la BD font correspondre l'unité sémique avec le récit (Tilleuil 1991) et que d'autres optent pour la ligne, la figure (Gauthier 1976) ou encore pour la case, Groensteen prend le parti de décrire une véritable poïétique de la BD qui ne reposerait sur aucun signe. Voici donc une façon commode d'esquiver " l'inutile dispute des unités signifiantes " (p. 3)... Plutôt que de focaliser sur les unités signifiantes, Groensteen propose de déployer le langage de la BD en le faisant reposer sur la mobilisation d'un ensemble de codes visuels et discursifs qui constituent des mécanismes producteurs de sens. Bien que ces codes langagiers et picturaux ne lui appartiennent pas en propre, la BD les combine d'une manière particulière, générant ainsi le système que le théoricien nous exposera.
3Alors que les chercheurs précédents (Peeters, Fresnault-Deruelle, Masson) avaient chacun à leur manière cristallisé et théorisé la dualité constitutive de la BD, alliant images et texte, visible et lisible, faisant de l'hybridité et du métissage une caractéristique définitive du média, Groensteen se démarque encore une fois en faisant se subordonner le textuel à une matière première, essentielle, qui serait d'ordre strictement visuelle. L'image fixe, organisée en séquences, constitue la pierre d'angle de cette sémiotique. Ainsi, la préoccupation focale qui détermine la démarche méthodologique empruntée par Groensteen est l'occupation de l'espace par le récit bédéistique. Dans le premier chapitre intitulé " Le système spatio-topique ", il examine les espaces du média, soit la vignette, l'hypercadre, la marge, etc. Ensuite, il détermine les modalités de l'articulation de ces différents espaces dans une " Arthrologie restreinte : la séquence ", au second chapitre, et dans une " Arthrologie générale : le réseau ", au dernier chapitre. Nous verrons que si les deux partis pris théoriques concernant l'unité signifiante et la dualité constitutive du média semblent faire tabula rasa du passé, la méthodologie que Groensteen en retire dans les trois volets qui forment son ouvrage est riche et éclairante tout en n'étant pas si inédite que prévue.
De l'espace et des lieux
4S'il n'assigne à aucun élément fondamental la portée du sens, Groensteen confère aux vignettes une importance organisationnelle certaine. Il tire de leur configuration dans la planche un outil méthodologique sur lequel il fonde ce premier chapitre, soit le multicadre. Il s'agit d'un jeu d'esprit par lequel on " vide " la planche de ses contenus (ses énoncés) afin d'en saisir la structure (ses énonçables). Les énonçables - la marge, le cadre, le strip, la bulle, l'incrustation et la mise en page - sont étudiés en fonction des paramètres géométriques qui les régissent. Ces paramètres spatiaux sont la forme, la superficie et l'emplacement des énonçables à l'intérieur du multicadre.
5Ce premier chapitre, quoique Groensteen s'en défende, pourrait bien s'intituler " morphologie de la BD ". Bien qu'il affirme " suivre un cheminement quelque peu différent " de celui des autres sémioticiens de la BD, cette tentative de se dissocier de ses pairs/pères ne convainc pas. Pierre Masson, par exemple, procédait en deux temps, soit par une étude morphologique des matériaux de l'image, puis par une étude syntaxique, intégrative. Pour sa part, Groensteen affirme qu'il étudie " en premier lieu le niveau spatial [soit une étude des formes, une morphologie], et ensuite le niveau syntagmatique du discours ou du récit [soit une étude des relations, une syntaxe] " (p. 35). J'y vois donc une certaine congruence, malgré le désir de faire autrement, avec les méthodes honnies. Par ailleurs, ce chapitre se boucle par une sortie en règle contre une typologie mise de l'avant par Benoît Peeters et ce, pour des raisons douteuses qui ne justifient pas un tel rejet. De fait, la typologie de Peeters, qui prévoit une opposition entre les notions de tableau et de récit, se retrouve modifiée, mais non pas radicalement différente, dans les notions de multicadre et d'arthrologie avancées par Groensteen. À chaque fois qu'il prétend révolutionner la sémiotique de la BD, le chercheur ne fait qu'adapter des acquis — et souvent les améliorer, ce qu'on apprécie — pour les conformer à ses partis pris théoriques.
De l'articulation et du sens
6Groensteen entame le second chapitre par le rappel du débat sur le degré zéro de la narrativité de l'image, ce qui représente un exercice un peu scolaire, légèrement éloigné des besoins immédiats de la démonstration, mais tout à fait instructif pour qui s'intéresse au sujet. Cette introduction permet tout de même de contextualiser ce premier des deux chapitres consacrés à l'arthrologie (c'est-à-dire l'étude des articulations). Ce chapitre procède à une description des plans successifs de signifiance attribuables à la BD : soit le plan de la vignette, le plan du syntagme, le plan de la séquence et, enfin, le plan du réseau. Ces plans de la signifiance se construisent donc de manière concentrique en partant de la vignette et de son contenu. Puis, le sens de la vignette est informé par la lecture de la vignette qui la précède et par celle qui la suit (plan du syntagme). Ensuite, il existe des unités d'action et/ou de lieu dans le récit qui représentent un troisième niveau dans la production du sens (plan de la séquence). En dernier lieu, des relations distantes entre des vignettes séparées d'un même récit sont établies à un ultime niveau signifiant (plan du réseau). (L'étude de ces relations distantes relève du troisième chapitre.)
7Groensteen poursuit ce chapitre consacré aux micro-articulations, ou la séquence, en malmenant deux concepts qu'il qualifie d'improductifs : la notion de " blanc intericonique " et la redondance iconique. D'une part, on fétichise l'importance du blanc - cette ellipse, ce silence qui sépare deux vignettes - dans le processus de construction du sens et, d'autre part, le principe de la redondance, qui repose sur le prétendu besoin de continuité narrative, amoindrit à l'inverse la portée narrative inhérente à la contiguïté des images. Cette double mise au point permet à Groensteen de présenter les deux opérations connexes que sont le découpage et la mise en scène. Alors que le découpage permet de sélectionner les informations pertinentes à la narration, la mise en scène concerne plutôt l'organisation des paramètres de l'image afin de générer un effet esthétique et/ou dramatique. Bien que distinctes, ces deux opérations sont évidemment interdépendantes.
8Par la suite, en fondant sa réflexion sur les postulats avancés par le Groupe µ, Groensteen décrit l'image de BD comme étant à la fois un énonçable (par rapport à l'enchaînement narratif), un descriptible (par rapport à la présentation des objets) et un interprétable (selon l'encyclopédie du lecteur mais aussi selon le propre réseau de l'album). Ce volet fort édifiant permet à l'auteur de distinguer la description iconico-graphique de l'amplificatiolittéraire. Puis, il passe en revue les fonctions du verbal qui, s'il n'est jamais essentiel à la bande dessinée, l'enrichit de belle manière. Pour ce faire, Groensteen révise les deux fonctions du texte énoncées par Roland Barthes dans un article fondateur (1964), qui furent depuis enrichies par l'ajout d'une troisième fonction par Peeters (1991), pour en annexer quatre autres de son cru. Les fonctions du texte se répartissent en deux types, selon leurs objectifs respectifs, en l'occurrence de contribuer à la production de l'illusion référentielle ou encore d'informer. Bref, ce chapitre permet d'affûter les techniques actuelles de lecture de la bande dessinée.
9Le chapitre suivant, intitulé Le réseau, laisse déjà entrevoir une grande innovation par rapport aux autres traités de lecture de la BD. Ce dernier volet de l'ouvrage se scinde en deux portions, l'une théorique, l'autre analytique ou pratique. Dans un premier temps, Groensteen déploie les notions de quadrillage et de tressage et différencie le lieudu site. Le quadrillage se " définit [comme] le dispositif de la BD à son surgissement " (p. 171); il s'agit d'une opération mentale qui peut ou non mener à un storyboard et qui est une version virtuelle du multicadre. Le tressage s'appuie sur une conception totalisante du récit de la bande dessinée: " au sein du multicadre feuilleté que constitue une bande dessinée complète, toute vignette est, potentiellement sinon effectivement, en relation avec chacune des autres. " (p. 173) Le tressage incarne la possible création d'un réseau signifiant dans un récit de BD en générant ou en actualisant une relation entre deux vignettes (ou éléments) écartelées. Ainsi, alors que chaque vignette, par sa mise en page, se voit conférer un site, le tressage de deux ou plusieurs d'entre elles leur permet d'investir pleinement ce site qui en devient un lieu. " Un lieu est donc un site activé, surdéterminé, un site où une série croise (ou se superpose à) une séquence. " (p. 175) Dans un second temps, Groensteen propose l'analyse de trois exemples de tressage qui correspondent aux degrés possibles d'amplitude de cette opération, soit dans une série compacte et dans une double page (ces deux exemples s'effectuant in praesentia) ou encore dans un réseau innervé, diffus dans l'album (tressage in absentia).
Innovations et influences
10Ce chapitre est sans contredit le plus innovateur de l'ouvrage. Alors que la linéarité et la tabularité constituent des modes de lecture connus des sémioticiens de la BD, le réseau devrait être davantage exploré (Baetens et Lefebvre 1993). La lecture du réseau, qui s'effectue d'amont en aval et inversement, repose sur une conception particulière de l'entité-oeuvre. Cette avenue me semble potentiellement riche pour les littéraires qui se passionnent pour la lecture hypertextuelle, pour la compréhension du fonctionnement du recueil ou encore pour l'intertextualité, enfin, pour toutes ces formes d'échafaudage signifiant " en écho ". Malheureusement, on aurait aimé que ce chapitre - le plus court de tous - soit plus substantiel, plus déployé... car c'est là que réside le véritable aspect inédit de l'ouvrage et non dans le remâchage (qui, je le répète, est souvent éclairant) des connaissances existantes dans le domaine.
11Il s'impose de souligner, par ailleurs, la diversité des domaines théoriques convoqués dans la constitution de ce Système. Alors que les puristes préféreraient que les sémioticiens de la BD s'en tiennent à leur champ de compétence dans l'espoir d'être enfin perçu comme un secteur de recherche autonome et valable, Groensteen ne craint pas les excursions à l'extérieur de sa discipline de prédilection. Empruntant à la narration cinématographique (Metz) et aux études picturales (Groupe µ), il peut à la fois mieux cerner la spécificité du média bédéistique par rapport aux médias connexes et s'inspirer de ces sciences parallèles. Enfin, il est à espérer que les réflexions sur l'articulation du sens en réseau, esquissées dans le Système de la bande dessinée, soient poursuivies dans d'éventuels ouvrages sur le média et encore qu'elles essaiment hors du champ bédéistique pour poindre, notamment, dans les études littéraires.