Enquête sur la mimèsis
Maelstrom notionnel
1La mimèsis fait partie de ces maelstroms notionnels dans lesquels tout étudiant, tout khâgneux, tout professeur s'est un jour plongé et noyé. Toujours articulées à des oeuvres qui leurs sont contemporaines, les pensées philosophiques et esthétiques de l'imitation, de la représentation et de la reconnaissance sont d'un accès difficile, tant les concepts qu'elles mettent en place sont aussi des valeurs esthétiques et éthiques, souvent liées à une approche spécifique du lien de l'homme au réel et de l'artiste à la vérité. Détachées des oeuvres dont elles sont souvent les commentaires (dans les manuels scolaires, les encyclopédies) les théories de la représentation vivent dès lors d'une vie indépendante dans la conception que nous avons aujourd'hui des théories de l'imitation et en général de toute approche de la " théorie littéraire " en particulier. Le principe de l'anthologie accentue cette double castration (celle du contexte intellectuel, celle des oeuvres auxquelles elles font allusion) tout en proposant un cheminement discrètement subjectif et, dans le cas de l'ouvrage d'Alexandre Gefen assez nettement orienté vers les réflexions les plus récentes sur la fiction. Passons vite sur ce phénomène propre à toute sélection : l'essentiel (et l'utile) assurément, est ailleurs. Dans la magistrale introduction de l'ouvrage d'une part, qui propose une synthèse claire des pensées de la représentation. Dans le choix des textes d'autre part où l'on est constamment convié à faire le trajet des pensées les plus anciennes aux théories les plus récentes. Enfin, dans les courtes introductions qui sont un principe bien établi de la collection GF-Corpus, où l'on trouve les quelques repères et les perspectives nécessaires. On s'intéressera ci-dessous particulièrement à l'introduction, prolégomène et justification du découpage de l'anthologie.
Magistrale entrée en matière
2L'introduction de l'ouvrage, peut-être un peu confuse en son début, s'éclaircit ensuite très vite et permet un tour d'horizon structuré et dense des questionnements liés à l'enjeu ontologique de la représentation du monde par le langage mais aussi des pensées de la mimèsis sans que soit jamais perdue la complexité des sédiments sémantiques accumulés au fil des siècles. C'est ainsi qu'Alexandre Gefen souligne à juste titre que " les interprétations contradictoires que l'histoire de la littérature a pu offrir du mot [ mimèsis] […] délimitent des périmètres et des différences de sens vertigineuses. " (p.18-19). Ceci n'empêche pas les propos de l'auteur d'être particulièrement clairs et stimulants lorsqu'il s'agit d'évoquer les forces et les apories de la conception aristotélicienne de la mimèsisdans le classement des genres littéraires, la domination du narratif reléguant la poésie lyrique, qui " n'a que faire du vraisemblable ", au rang de " la tache aveugle " du système. La concurrence des genres mimétiques entre eux (théâtre, récit) s'accompagne de tensions, dans la poétique classique, entre les genres dits " supérieurs " et les genres dits " inférieurs ". L'obsession du classement hiérarchique des " degrés mimétiques " des genres littéraires, qui visent à une forme de fixité et de conservation de codes éthiques et esthétique de chaque genre semble un peu éloignée aujourd'hui des préoccupations théoriques et des oeuvres elles-mêmes. On pourrait ajouter qu'en l'absence d'une volonté de hiérarchiser les genres littéraires dans leur capacité à appréhender le réel (encore vivante pourtant chez les lecteurs qui préfèrent à tout prendre se jeter dans des lectures d' " histoires vraies "), il n'en reste pas moins que la théorie contemporaine multiplie les tentatives de typologies et de distinguos, au risque parfois, d'entraver le rapport à la complexité immanente de l'oeuvre, souvent capable d'associer et de confondre ce que la théorie sépare.
3L'intervention de la notion de vraisemblance dans le débat transforme la représentation en " atelier des possibles ", en " fictions " susceptibles de promouvoir une autre vérité que celle de la nature et du réel. Le réalisme mettra du coup l'accent sur la qualité de l'observateur, que le naturalisme systématisera en se référant à une approche scientifique du monde social, sûre d'elle-même et de ses présupposés. Pourtant, le XXe siècle est traversé de crises successives qui remettent régulièrement en cause ces certitudes représentatives et leur goût de " l'effet de réel " pour dénier aux représentations " tout pouvoir d'indexation et de signification, c'est-à-dire non seulement le droit à se substituer aux choses elles-mêmes, mais aussi la simple possibilité de pointer en direction du réel " (p.34) Devenue " intransitive ", après avoir été toujours représentation de quelque chose, la primauté du représentatif peut alors disparaître derrière une foi dans la " fulgurance de la parole " ou bien s'atténuer en une recherche du " degré zéro " de l'écriture et de la neutralité brute de l'observation. Finalement, ces crises de la représentation révèlent et renouvellent l'association de l'esthétique et de l'éthique voire du politique, dans le cas de l'écriture " engagée " où, comme le dit joliment A.Gefen, l'écrivain peut devenir une sorte d' "Orphée médiateur ". Aujourd'hui, les théories de la fiction établissent un rapport du représenté au représentant qui ne saurait se résumer à une opération de substitution des choses par les signes, parce qu'il implique le libre consentement du lecteur et le détour par son imagination " (p.39). Le débat ouvert par Platon et Aristote, bien entendu, n'est pas clos et l'on peut toujours détecter dans l'homme ce " rêve de transparence mimétique " qui dit " à la fois notre fascination pour les signes et notre peur des mensonges. " (p.42)
4Quant aux textes réunis dans la très riche anthologie, on se convaincra d'autant plus aisément de leur utilité et de la pertinence ingénieuse de leur choix qu'ils sont précédés d'une présentation particulièrement efficace et répartis en cinq parties ou les " classiques " de la problématique de la représentation (Aristote, Platon, Horace, Diderot) côtoient les penseurs les plus récents (Schaeffer, Genette, Ricoeur, De Man), ce qui ne manque pas de créer des effets de filiation assez nets : I : L'activité mimétique ; II ; Les genres de la mimèsis ; III : Ut pictura poésis : la doctrine classique de l'imitation ; IV Imago mundi : les ambitions de la mimèsis ; V : Critique du paradigme mimétique. Enfin, on appréciera un vade-mecum très soigné et assez complet qui permet de trouver rapidement quelques points de repères notionnels lorsque le vertige vous prend et que vous errez entre la fiction vraisemblable et le réalisme objectif.