Jacottet en toute rigueur
1À l'heure où, programme d'agrégation oblige, la production critique autour de Philippe Jaccottet s'emballe, de façon parfois suspecte, le livre de Michèle Monte (en dépit d'un titre surfait) apparaît comme un des livres les plus fiables, et les plus assurés de résister aux engouements passagers. C'est un livre qui fera date par la rigueur qui l'anime, par son savant dosage d'ambition et de modestie que reflète une démarche authentiquement scientifique devant son objet (l'ouvrage offre le condensé d'une thèse dirigée par Georges Molinié et soutenue en 1999). Quand beaucoup ronronnent dans le thématisme le plus éculé, s'enlisent dans les redondances les plus décourageantes sur l'effacement ou l'insaisissable, Michèle Monte se place sur un terrain négligé : le texte poétique, enfin rendu à sa matérialité, observé dans sa complexité langagière. Elle relève à juste titre que " les critiques ont peu étudié la matérialité de l'écriture jaccottétienne ", et (rendant hommage à quelques exceptions, Andrea Cady, Michel Sandras ou Jean-Claude Mathieu) qu'il était temps de " rendre compte, par une analyse stylistique précise de son matériau énonciatif, des voix qui y parlent, des actes de langage qui y sont posés et des effets que cela produit à la lecture ". L'approche, résolument linguistique, d'une haute technicité, consiste à détailler les procédures énonciatives à l'oeuvre dans la poésie de Jaccottet, au sens le plus large, depuis les questions de rythme jusqu'à une visée pragmatique d'ensemble en passant par l'étude détaillée des marques de discours et d'interlocution. Actes et effets de langage y sont observés dans un respect de la chronologie, et soumis à de constantes comparaisons d'un recueil à l'autre, qui éclairent l'originalité d'un vaste parcours.
2Dans une première partie, " Une poésie entre harmonie et dissonance ", Michèle Monte commence par interroger les choix rythmiques de Jaccottet et leur évolution dans le temps. Elle observe ainsi essentiellement les tensions constitutives du rapport entre mètre et syntaxe depuis le Requiem jusqu'à Pensées sous les nuages. Soucieuse d'historicité, elle montre comment dans ses premiers recueils Jaccottet " assume l'héritage métrique traditionnel et le réinterprète " : les avatars du vers classique mènent ainsi dès L'Ignorant à la " diversification du système métrique " ; l'apparition du vers de quatorze syllabes permet l'épanouissement d'" un discours plus solennel, et plus décentré ". Le recueil Airs opérant une modification " considérable " du rythme, tendue vers " un abandon de la métrique ", les livres de deuil qui suivent sont marqués par l'adoption du vers libre, soumis à une grande diversité rythmique, notamment à un développement de la discordance, des enjambements, d'une phrase qui déborde et se prosaïse : de très riches analyses sont ainsi menées sur les effets de rupture et d'isolement dans Leçons, sur les rejets ou les " clausules ", et toute une " boiterie " du discours, dans Chants d'en bas. Enfin, À la lumière d'hiver et Pensées sous les nuages marquent à la fois un effacement et une résurgence du vers : la diversification du système métrique se poursuit dans l'apaisement des discordances, mais sans retour à de trop simples équilibres.
3La deuxième partie, " Incertitude et engagement ", sans doute la plus remarquable du livre, envisage d'observer " la place du je et des autres instances énonciatives " ainsi que leurs " interactions ", en vue de préciser " les contours du lyrisme paradoxal de Jaccottet ". Elle commence par une étude des marques personnelles — pronoms, déictiques — dont le relevé systématique révèle la " très grande diversité des dispositifs énonciatifs " et les " contours d'une énonciation qui se situe entre particulier et universel ", comme l'illustrent par exemple les valeurs complexes du nous et du on, relayant le je. Elle aborde ensuite l'emploi des temps, les " tiroirs verbaux ", témoignant de la domination du présent, autour duquel gravitent passé et futur, mais d'un présent paradoxal, d'une " extrême malléabilité ", à la fois déictique et gnomique : forme néanmoins unique " reçue indistinctement comme générique et particularisante ". Suit l'examen des relations interlocutives, marquant le degré d'engagement ou de dégagement du locuteur ; sur " le terrain ô combien mouvant des modalités ", l'éventail des refus, certitudes, doutes et restrictions, injonctions, accuse la " polyphonie " du discours poétique, voire son " dialogisme ", mais surtout la " force illocutoire " que cache l'apparent retrait du sujet : à l'image de ces " modalisateurs qui font plus qu'ils ne disent ", ou des conditionnels vus " moins comme de simples sourdines que comme des échappées vers "l'autre monde présent peut-être dans celui-ci" ", ou du " volontarisme des injonctions " traduisant " l'impatience du locuteur vis-à-vis de lui-même, un refus de se laisser enfermer par ses propres peurs ". Partout se lit une même " dynamique d'ouverture dans le texte ", à sa propre altérité comme à la présence du lecteur.
4Michèle Monte finit ainsi par pointer les " déplacements d'une écriture ", mais non sans viser la " convergence des critères rythmiques et énonciatifs " dont le recueil Airs lui offre le modèle spécifique, et le pivot autour duquel tourne toute l'oeuvre. La troisième partie, " Postures et poursuites " fonctionne comme une synthèse des deux approches, rythmique et énonciative, en deux temps : le premier est l'occasion d'une typologie esquissée des poèmes selon une visée pragmatique, répartis en " poèmes-constats ", " poèmes-débats ", " poèmes-hypothèses ", " poèmes incitatifs " ou " poèmes-souhaits ", c'est-à-dire selon la logique globale de leurs effets, des actes de langage privilégiés qu'ils forment. Il faut bien " donner consistance à cette voix qui se constitue par l'écriture, et définir les contours de ce dialogue que propose le poème ". Le second temps consiste en un redéploiement de la perspective diachronique étendue aux oeuvres récentes, celles qui mêlent poèmes et proses : l'étude des " variations énonciatives ", par exemple des " trois logiques d'écriture " qui président à Cahier de verdure, permet d'ouvrir sur le corpus des proses, que le travail n'incluait pas jusqu'alors. De même, un dernier chapitre sur " l'écriture en chantier " interroge le faisceau de contradictions et de tensions qui déterminent le choix d'une forme mixte, l'" acceptation par Jaccottet de la diversité inéluctable de son écriture ", " écriture faite de reformulations, de reprises et de dépassements, qui transforme le texte en poursuite ".
5La conclusion générale, en bonne logique, retrouve donc ce que la critique a souvent noté, l'idée d'une " écriture qui oscille entre des pôles contradictoires ", enfin d'" une dimension éthique aussi bien qu'esthétique, en accord avec une époque en quête, parfois douloureusement, d'une cohérence entre les différents plans de l'existence ". C'est ici que l'on pourrait exprimer une réserve sur l'immense travail de Michèle Monte, et qui concerne les limites, malgré tout, de sa méthode : celle-ci est tellement sûre, objective, techniquement infaillible, qu'au moment de sauter le pas de l'interprétation, elle ne permet qu'un repli prudent sur des formes affaiblies du paradoxe. La troisième partie ne convainc d'ailleurs pas pleinement car elle rabat sur une typologie, fût-elle nuancée à l'extrême, l'unité réelle de l'oeuvre dans ses formes. Michèle Monte, dans ses bilans, reste souvent tributaire d'un dualisme que ses relevés battent en brèche, ou d'un formalisme stylistique réducteur ; conduite par exemple, pour " abandonn[er] l'opposition "poème-instant"/"poème-discours" en raison de son inexactitude " à invoquer " trois axes d'opposition " (tradition métrique/tension du vers ; assertion/mise en débat ; engagement/dégagement du je), et à l'illustrer par des distinguos d'un rare byzantinisme, puisque, reconnaît-elle, la diversité effective rend " difficile une caractérisation [...] qui ne soit pas une simplification outrancière ". Dans l'ensemble, on peut certes reprocher à l'analyse une certaine aridité, d'ailleurs excusée dès l'introduction, déniée par de constants rappels " qu'il ne faut rien figer ", illustrée de façon spectaculaire par les tableaux farcis de chiffres et de pourcentages. Ce n'est que la partie la plus voyante de cette stylistique quantitative qui oublie parfois son objet et le concret des formes-sens en situation. Encore la complication des formules — à l'exemple du " macro-acte de langage " qui définit peu élégamment le poème englouti par la pragmatique — n'est-elle pas excessive dans cet ouvrage à l'écriture exacte et sans jargon.
6Les réserves se résument finalement à deux : le premier tient à la restriction du corpus aux recueils poétiques (accusée par le remords des deux derniers chapitres, abordant la prose par l'exception), ce qui d'une part fausse en partie la ligne évolutive, et d'autre part revient à ignorer un aspect crucial de la dynamique énonciative (celle que l'on trouve notamment dans les discours au sens strict, dans les notes, essais, articles innombrables qui portent les réflexions du poète, voire dans les entretiens, et où s'exprime si souvent l'ambiguïté de la posture de Jaccottet) ; le second tient au traitement du rythme, réduit ici aux relations mètre-syntaxe, et jamais envisagé comme signifiance globale, notamment prosodique : Henri Meschonnic, souvent invoqué, est néanmoins expressément écarté (avec Gérard Dessons) sous cet angle ; et il est dommage que les " récurrences phoniques ", matériau d'appoint, soient l'objet d'une lecture, elle, très conventionnelle. " Le risque d'une étude herméneutique du rythme ", revendiqué au départ, n'a pas été réellement " couru ".
7Ces réserves faites, l'ouvrage de Michèle Monte reste un modèle de critique méthodique et de probité intellectuelle. Incomparable à ces petites compilations de lieux communs qui n'apportent rien de neuf et encombrent les étals, il invite à corriger plus d'un réflexe de lecteur paresseux, devant une oeuvre dont on néglige encore trop d'aspects. Mesures et Passages se présente aux spécialistes de cette oeuvre comme un solide instrument de travail qu'ils ne peuvent ignorer.