Éclectisme du territoire sandien
1Il est loin le temps où l’on considérait George Sand comme un écrivain provincial, réduite à ses œuvres champêtres, la fameuse trilogie François le Champi, La Mare au Diable, La Petite Fadette. Peut‑être le fameux passage de Du Côté de Chez Swann a‑t‑il contribué un peu à cette vue biaisée de la production littéraire de l’auteur :
[…] les romans champêtres de George Sand [que ma grand‑mère] me donnait pour ma fête, étaient pleins, ainsi qu’un mobilier ancien, d’expressions tombées en désuétude et redevenues imagées, comme on n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma grand‑mère les avait achetés de préférence à d’autres, comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique, ou quelqu’une de ces vieilles choses qui exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d’impossibles voyages dans le temps1.
2Les recherches sandiennes, de plus en plus actives, n’ont cessé de battre en brèche ces images d’Epinal de la bonne dame de Nohant occupée de son seul Berry et de ses romans des champs, avec le goût suranné d’écrits dont le seul intérêt serait l’empreinte de la vieille France des campagnes et la ruralité remise au goût du jour d’un xixe siècle retrempé dans les eaux baptismales des origines de la langue et du peuple. Les sandiennes et les sandiens ont dévoilé au fil des années de leurs recherches patientes et vastes toute l’étendue d’une œuvre sans commune mesure avec ce que le lecteur pourrait imaginer au premier abord en entendant parler de George Sand, réduite à son statut de première femme écrivain qui osa prendre place à égalité avec les hommes de plume de son temps, dans le sillage de Mme de Staël (qu’elle n’appréciait pourtant guère).
3Le Dictionnaire George Sand, paru en 2015 aux éditions Honoré Champion, vient couronner avec maestria tout le travail effectué par les spécialistes de l’auteur à travers les deux volumes de ce qui, il faut bien le dire, est une véritable encyclopédie de l’œuvre et de la vie de Sand. En le consultant à travers une soixantaine d’articles choisis, on s’y fraie un chemin étonnant et l’on en apprend bien plus sur l’auteur que l’on croyait déjà connaître sans la connaître réellement. Sa légende l’a précédée et, pour son malheur, l’a réduite à des stéréotypes bien peu flatteurs, souvent dus à une phallocratie encore persistante. Or, ce dictionnaire le prouve de manière magistrale : c’est tout le xixe siècle artistique, géographique, politique, esthétique, philosophique et littéraire qui se retrouve dans son œuvre, signe que George Sand était le cœur vibrant de son siècle et y tenait une place centrale. Plus étonnant encore, cette œuvre se révèle d’une extraordinaire diversité, d’une richesse insoupçonnée pour le néophyte : journaliste engagée, romancière polygraphe, maniant tous les registres et tous les sous‑genres, du roman pastoral au roman noir, femme de théâtre, épistolière de génie (sa correspondance est peut‑être la plus belle de la littérature française, et demeure un massif impressionnant, un pan incontournable de son œuvre), s’intéressant aux paysans du Berry, à leur langue, à leur culture, à la botanique, à la peinture, à la géologie, Sand est ce Protée de la littérature française qui semble avoir touché à tout et excellé à peu près dans tous les genres et dans tous les domaines.
4Son œuvre est semblable aux icebergs qui voyagent lentement dans les mers du Grand Nord : l’on croit, à les voir immenses et majestueux, que la totalité de leur être se trouve à découvert mais l’on se rend compte très vite que la face immergée est d’un volume bien plus grand encore et l’on demeure stupéfait d’avoir été ainsi joué par les apparences. Ce dictionnaire volumineux, en deux tomes, révèle un continent insoupçonné : le continent George Sand. Il n’est pourtant pas un terminus des études sandiennes, mais bien une étape fondatrice car l’actualité de la recherche en la matière bat plus que jamais son plein : une série vient d’être fondée aux éditions Classiques Garnier, comptant déjà trois volumes parus — George Sand et la Fabrique des contes (2017)2 par Pascale Auraix‑Jonchière, directrice de cette série ; Essais sur l’imaginaire de George Sand (2018)3 par Simone Bernard‑Griffiths ; Présence du roman gothique anglais dans les premiers romans de George Sand (2018)4 par Marilyn Mallia. À cette belle série s’adjoignent les actes, dont la publication est à venir, du grand colloque sandien qui s’est tenu à Clermont‑Ferrand et à Nohant des 19 au 22 juin 2017, George Sand et le monde des objets5 et la tenue d’un récent colloque — George Sand comique — à l’université de Lyon II du 17 au 19 octobre 20186.
5Tâchons donc de trouver notre chemin dans ce massif qui nous fournit « en stéréophonie, les paroles d’un siècle », selon la belle formule de Brigitte Diaz dans son article « Correspondance ». C’est en effet tout le xixe siècle que l’on redécouvre en cheminant au gré des articles de ce dictionnaire : il s’y reflète comme dans un miroir, à ceci près qu’il s’y trouve démultiplié à l’envi et jusqu’au vertige. À l’article « flâneur », signé Catherine Nesci, l’on apprend ainsi la bonne méthode pour s’aventurer sur les routes de cette somme sandienne : il faut, comme Sand dans les rues de Paris, se travestir, se jouer et jouer des apparences, devenir un peu cette « flâneuse invisible » décrite par Janet Wolff. L’article terminal de ce dictionnaire est d’ailleurs très symbolique, intitulé « Voyage — errances », les deux étant tout un pour cette grande voyageuse qui, pourtant, s’est peu à peu réfugiée dans son paradis de Nohant l’âge venant. C’est son port d’attache mais aussi un lieu extraordinaire où l’intelligentsia du siècle s’est croisée, un véritable phalanstère culturel, un salon artistique délocalisé au Berry qu’étudie Claire Le Guillou (article « Nohant »). Dans cet Eden de l’esprit, Sand édifie un théâtre (article « Théâtre de Nohant ») grâce au concours de Maurice son fils pour y jouer des pièces nouvellement inventées et légères, des impromptus ou du théâtre de marionnettes, avec la complicité de Chopin ou Manceau, deux de ses amants. Là, Tourgueniev, Flaubert, Delacroix vinrent visiter la dame des lieux, Tourgueniev qui pleura amèrement la perte de celle qu’il considérait comme un génie ouvrant une nouvelle voie à la littérature féminine jusqu’en Russie et dont il démultipliera à l’envi l’écho et l’influence, comme le signale Olga Kafanova (article « Tourgueniev »). L’article « Vallée Noire » nous rappelle alors combien Sand ne changea pas simplement la sociabilité de Nohant et la renommée culturelle du Berry : elle créa, comme Proust plus tard avec Combray s’adjoignant à Illiers, un véritable toponyme nouveau désignant sa région de prédilection dont la noirceur des bois appelle l’intitulé, et qui sera le théâtre de nombre ses récits. Ainsi Sand s’ancre‑t‑elle dans ce « Berry » étudié de manière magistrale par S. Bernard‑Griffiths non pas dans deux articles mais dans ce que l’on peut nommer deux études, un diptyque historique et géographique où elle nous conduit à rêver sur un imaginaire duel harmonieusement associé par la plume conjuguée de Sand et de l’auteur des notices. Sand pourtant rêve d’ailleurs : c’est une voyageuse invétérée, comme son héroïne Consuelo : l’article « Venise » rappelle ainsi combien elle a rêvé en ce lieu dans les pas de Byron et des plus grands artistes avec une plume enchanteresse, celle qui inaugure les Lettres d’un voyageur. Venise est paradis et enfer, paradis de l’esthète et de l’artiste, enfer de l’amour et de la relation tumultueuse avec Musset, qu’elle trompe avec Pagello.
6Alors, Sand s’évade dans des utopies : l’article qui les prend pour objets retrace ainsi de manière exhaustive toutes les formes qu’elles peuvent prendre, loin de se résumer à une rêverie politique dans le sillage de son mentor d’un temps, Leroux car Sand, rappelle Françoise Sylvos, est avant tout une femme d’une indépendance farouche, soucieuse de ne pas se fondre dans une communauté : elle croit en la force réformatrice des individus advenus, comme elle en rêve pour le paysan berrichon, au rang supérieur de l’artiste. L’ailleurs sandien n’est pas tant politique qu’imaginaire et transcendant : l’article « sublime », par Yvon Le Scanff, rappelle le sillage romantique dans lequel elle se place mais surtout l’originalité sandienne qui est de loger le sublime dans le cœur, foyer par excellence des sentiments. Dépassement et déplacement : cette loi vaut aussi pour la poétique de l’espace sandien. Marie‑Cécile Levet, spécialiste du paysage dans l’œuvre romanesque de l’auteur7, réalise ainsi une notice « Paysage » qui est une véritable synthèse exhaustive de son extraordinaire variété sous la plume de Sand, avec une prédilection pour l’espace du creux, du nid, du refuge. L’article « géologie » et « botanique » rappellent en effet que Sand est une observatrice raisonnée de l’espace et de sa morphologie, en faisant la matière d’une rêverie sur les éléments que l’article « Poétique des éléments », de la regrettée Simone Vierne, explicite à l’aune des théories de Gaston Bachelard. Les notices « fée », « fantastique » et « conte », nous entraînent alors dans un ailleurs fantasmagorique, autre pan moins connu de l’œuvre sandienne, qui fut une conteuse hors pair. Comme le montre subtilement P. Auraix‑Jonchière dans la notice « conte », ce monde féérique n’est pas cantonné, chez Sand, aux récits brefs coutumiers du genre : il investit « bien des romans, quelle qu’en soit la nature ». C’est que la féérie participe d’une vision du monde qui ne se satisfait pas des simples données du réel : Sand entend bien transfigurer, par la littérature, l’univers qu’elle embrasse du regard et de la pensée. C’est ainsi le rôle de l’artiste, comme le rappelle la notice « artiste‑philosophe », signée Michèle Hecquet, associant de manière heureuse ces deux aspects d’un même visage de Janus, celui d’une « conjonction disjonctive » pour reprendre la formule de la critique car « le poète », nous dit Sand, est « un composé d’artiste et de philosophe ».
7Cette vision non dogmatique montre toute l’amplitude de l’esprit sandien, qui accueille dans son œuvre autant de figures androgynes (article « androgyne ») qu’elle prend ses distances avec un féminisme trop exacerbé et politisé (article « féminisme ») et qu’elle repense l’homosexualité (article « homosexualité ») à l’aune d’une conception large du « masculin », comme le démontre la notice remarquable de Nigel Harkness. Ce qui étonne dans toutes ces notices, et en ressort comme une évidence, est la capacité de George Sand à envisager les aspects contradictoires de toute chose, à ne pas trancher de manière violente et idéologique mais bien au contraire à mettre en valeur la réversibilité du monde. Les mythes féminins et masculins représentent bien, sous sa plume, cette interchangeabilité de l’imaginaire qui, au fond, est à l’image de la femme de Lettres qu’elle a été, côtoyant sans exclusive des milieux contraires et qui semblaient s’exclure mutuellement pour tenter d’en concilier les apparents paradoxes. Sand fut ainsi une médiatrice des arts et des hommes.
8Un cheminement à travers les notices de noms d’auteurs et d’artistes montre combien Sand côtoya et connut des personnalités célèbres et diverses, entretenant un dialogue fécond avec son siècle pensant : Balzac, Flaubert — avec qui les dissensions sont nombreuses et l’affection pourtant très vive, signe que Sand est tout sauf bornée et que le cœur l’emporte souvent, chez elle, sur les opinions — Berlioz, Chopin, Delacroix, Hugo (dont on apprend avec surprise qu’elle ne l’a jamais rencontré, malgré son estime — relative — pour lui, alors que lui l’estimait beaucoup), Latouche — le parrain en littérature, comme il le fut avec Balzac — Musset, l’amant orageux, Rousseau — le surmoi littéraire et politique à l’influence considérable sur sa pensée et sa conception de la vie comme de l’amour — Sainte‑Beuve – dont on apprend qu’il ne loua que les romans champêtres, plus proches de sa conception propre du renouveau romanesque – et enfin Sandeau, dont peut‑être le seul mérite est d’avoir donné indirectement son nom en lettres d’or à Sand elle‑même, dont il est dérivé. Telle est la sociabilité du salon sandien, salon en pointillés que réunit heureusement ce dictionnaire, parcourant toute l’étendue de la vie de l’auteur, qui est presque celle de son siècle.
9Si Sand détourne et se réapproprie les mythes traditionnels comme nous le rappellent les remarquables notices « mythes féminins » (P. Auraix‑Jonchière) et « mythes masculins » (Isabelle Hoog‑Naginski), cette mutabilité de l’esprit illustre parfaitement l’alchimie de son imaginaire et la variété extraordinaire de ses œuvres. Le Dictionnaire George Sand fourmille ainsi de notices très précieuses faisant le point sur l’autobiographie selon l’auteur (notice « autobiographie ») et le rapport entretenu avec le fondateur du genre, Rousseau, ou sur « Histoire de ma vie », dont on apprend la relative précocité sur le plan de l’existence de l’auteur, n’écrivant plus après cette œuvre‑somme que très peu sur sa propre vie. L’on apprend surtout que ces trop fameux romans champêtres sont faussement naïfs et qu’ils sont en réalité soit politiquement très engagés, soit nourris d’un imaginaire des éléments particulièrement suggestif, voire qu’ils sont très subversifs (à titre d’exemple, le petit « Champi » finit par tomber amoureux de sa mère adoptive au point de finir par l’épouser). D’Indiana, la première œuvre qui fit connaître avec fracas George Sand non encore dévoilée comme un auteur féminin, à Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt, véritable œuvre‑monde où l’héroïne parcourt, à l’image de Sand, toute l’Europe et connaît tous les rebondissements inhérents à une œuvre à la fois initiatique, maçonnique et frénétique, en passant par Lélia, œuvre subversive et très novatrice sur la forme comme sur le fond, le lecteur du Dictionnaire George Sand navigue entre les notices comme Alexis, le héros de Laura, dans une géode aux nombreux reflets. Le talent multiple de Sand se révèle ainsi à lui : la précision de certaines notices est remarquable mais ce qui impressionne peut‑être le plus sont les notices fleuves, parfois un peu trop longues sans doute (jusqu’à 16 pages !) où les spécialistes font preuve d’une connaissance magistrale des œuvres de Sand, passant avec aisance d’une œuvre à l’autre.
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10Il s’agit bien d’une somme, qui semble indépassable, que ce Dictionnaire George Sand, qui a réuni les plus grandes et les plus grands spécialistes de l’auteur. L’on regrettera peut‑être ce qui fait sa très grande qualité mais aussi un peu son défaut : sa trop grande amplitude8. Un volume resserré aurait peut‑être suffi et aurait été plus maniable mais comment alors faire le tour de cette œuvre surdimensionnée, rendre compte de la journaliste, de la romancière, de la mère courage, de l’amante attentionnée (qui fut au chevet de Chopin comme de Musset), de la femme libre aux convictions inébranlables et pourtant si souples et qui ont su évoluer avec son temps, avec toujours une vision d’avance, chevillée à l’idéal de la vérité de l’artiste, transcendant le réel par la culture de l’esprit supérieur, le goût de la musique et au fond la synthèse de tous les arts ? Ainsi donc, comment regretter une telle richesse, même en deux épais volumes, quand les notices sont parfois si passionnantes que l’on semble avoir compris l’œuvre de Sand lors même que l’on ne l’a pas lue en détails et dans tous ses aspects ? Et c’est peut‑être la qualité de ce gros dictionnaire que de ne pas simplement donner des informations sur Sand, ses combats, ses idées, ses œuvres mais d’en proposer aussi des interprétations neuves, des perspectives stimulantes qui donnent furieusement envie de se saisir d’un volume de l’auteur et de dévorer ses romans comme elle a dévoré la vie. Dans une lettre à George Sand, datée du 16 août 1833, Chateaubriand avait prophétisé : « Vous vivrez, Madame, et vous serez le lord Byron de la France ». Gageons qu’elle a au moins égalé, sinon dépassé, cet horizon prometteur.