Flaubert mythographe
1Ces deux volumes réunissent les actes de deux événements scientifiques qui se sont tenus dans le cadre du programme FRACTAL (Flaubert‑Religions‑Antiquité‑Création‑l’Intertexte Franco‑Allemand). Le premier, intitulé Flaubert : Les pouvoirs du mythe. Tome 1, est issu du séminaire sur « Flaubert, les mythes et les symboles » organisé à l’ENS en 2008‑2009 ; le second, Flaubert : Genèse et poétique du mythe. Tome 2, contient quant à lui les actes du colloque « Flaubert : genèse et poétique du mythe au xixe siècle », ayant eu lieu à Istra en juin 2010. Si chaque volume peut se lire séparément, ils forment à eux deux un ensemble tout à fait cohérent portant sur une question essentielle : le rapport de Flaubert à la science des mythes et les implications de celle‑ci dans l’écriture flaubertienne. L’un des nombreux intérêts de ces volumes est de replacer Flaubert dans son époque, fortement influencée par la philologie allemande. Comme l’indique justement Barbara Vinken dans son « Avant‑propos », « il s’agit […] de beaucoup plus que des études de sources » (I, p. 4) ; l’ensemble réunit en effet plusieurs démarches critiques – histoire des idées, intertextualité, critique textuelle, histoire de la presse – qui viennent enrichir une approche plurielle de l’œuvre flaubertienne.
La mythologie au xixe siècle
2Sobrement intitulé « Symboles. L’intertexte franco‑allemand », le chapitre qui ouvre le premier volume contient la passionnante synthèse des principales études d’analyse des mythes depuis Fontenelle jusqu’à Renan, en passant par les différentes écoles allemandes. Dans son article « La philologie en Allemagne : mythes et symboles, construction des dieux » (I, p. 13‑26), Michel Espagne propose une vision panoramique et chronologique de l’étude des mythes en Allemagne, où il rappelle le rôle fondamental de Christian Gottlob Heyne, qui a inspiré Friedrich Schlegel, Friedrich Creuzer ou bien encore Friedrich August Wolf. M. Espagne montre comment la mythologie historique et symbolique de Heyne a donné naissance à deux écoles opposées : celle de Wolf et Voss, qui défendent « une interprétation technique, pragmatique, historique des mythes » (I, p. 15) et celle de Creuzer, héritier de l’approche symbolique teintée de mystique. Différents contributeurs rappellent d’ailleurs l’influence déterminante de sa Symbolique, traduite en français par Joseph‑Daniel Guigniaut entre 1825 et 1851 sous le titre Religions de l’antiquité, considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques. Cet ouvrage fait partie avec l’Origine de tous les cultes de Charles Dupuis (1795) et l’Essai de mythologie comparée de Max Müller (1856) des « trois plus importants [discours savants sur la mythologie], ceux qui, au‑delà de leur sphère propre, ont exercé une influence majeure sur la littérature du xixe siècle » (Bertrand Marchal, I, p. 41). Ainsi les articles de M. Espagne, B. Marchal (I, p. 41‑46), Ildikó Lörinszky (I, p. 57‑71) et Philippe Dufour (II, p. 15‑36) proposent‑ils de solides bases historiques, théoriques et philosophiques aux analyses qui portent plus précisément sur l’œuvre de Flaubert. On ne peut omettre de souligner le grand intérêt de l’article d’Agnès Bouvier sur la Revue germanique (I, p. 27‑39), qui confirme le rôle essentiel des revues et autres périodiques dans les transferts culturels au xixe siècle.
3Lorsque Quinet parle de « Renaissance orientale » en 1841, il ne désigne pas seulement la modification du paradigme oriental dans la pensée européenne ; ce qui se joue alors, c’est la prise de conscience que le mythe est une pétrification langagière du symbole qui est, lui, « un muthos d’avant le mythe » (Dufour, II, p. 17). Dans sa riche étude sur « Le symbole, le mythe, l’allégorie : Creuzer, Hegel et Renan », P. Dufour résume :
C’est dire aussi, dans une perspective hégélienne, que le langage du symbole est voué à être dépassé, que la philosophie sonne le glas des symboles proprement dits et avec eux des mythes et des religions. À l’âge du langage symbolique succède l’âge du langage logique et rationnel. (II, p. 29)
4La reconstruction de cet arrière‑plan théorique et philosophique apparaît d’autant plus essentielle qu’elle influence la pensée flaubertienne. On sait en effet que Flaubert a lu les principaux mythologues de son époque. Anne Herschberg Pierrot montre ainsi, dans une lecture génétique de la discussion entre Bouvard, Pécuchet et l’abbé Jeufroy, au chapitre IX de Bouvard et Pécuchet, que Flaubert connaît bien la « science allemande », et en particulier Spinoza, « l’intouchable » (II, p. 132) qui résiste au passage du brouillon à l’œuvre. Cette analyse génétique prouve, s’il en était encore besoin, le nécessaire détour par les brouillons pour voir comment Flaubert « invente […] une mise en texte, et une rythmique de la prose, qui condense les discours, retient les formes discursives du dogmatisme, du raisonnement d’autorité, et le “comique d’idées”, à l’insu des auteurs cités. » (ibid.) Cette manière proprement flaubertienne amène à s’interroger sur ce que Flaubert fait de la mythologie et de cette « science allemande », qui modifie en profondeur les rapports de l’écrivain aux religions, à la mythographie et à la poétique des mythes.
Flaubert & les religions
5Plusieurs contributions de ces deux volumes s’intéressent à l’écriture flaubertienne de l’histoire des religions mais aussi du religieux. Plusieurs textes fournissent le principal matériau d’étude : La Tentation de saint Antoine sous ses trois formes, Hérodias et les œuvres « modernes ». Ces œuvres montrent ce que Claude Mouchard appelle « la disponibilité du religieux devenu un matériau pour l’œuvre moderne » (I, p. 77). Jacques Neefs propose ainsi, dans le même article que C. Mouchard, une analyse très fine de la scène de La Tentation où les dieux défilent devant saint Antoine :
Flaubert convoque dans cet espace nocturne ce qui se passe sur plusieurs siècles – ce qui est une façon intéressante de penser l’histoire des religions, une façon non‑historienne de penser l’histoire des religions dans une sorte de vaste simultanéité, même si l’ordre des apparitions est ordonné chronologiquement et géographiquement. […]
Dans la version de 1849, est présentée une grande parabole de la mort des dieux. Dans la version de 1874, les dieux sont morts. Ils ne sont pas en train de mourir, ils sont morts. (I, p. 85)
6Sylvie Triaire revient ensuite sur la tentation de Flaubert de liquider le christianisme, d’étendre la mort des dieux à la mort de Dieu. Mais elle met en évidence le fait que si les religions meurent, la croyance, elle, survit dans des formes toujours renouvelées. À la question « Trois contes, autopsie ou archéologie ? » (I, p. 104), S. Triaire répond en rapprochant Un cœur simple de la conception rénanienne d’un « christianisme libre et individuel avec d’innombrables variétés individuelles », le christianisme moderne et civilisé faisant retour vers un christianisme primitif. Mais ce mouvement régressif est nuancé par Barbara Vinken dans son article sur Hérodias : l’Église catholique romaine y apparaît comme « fille de Babel », la Rome d’Hérodias accomplit « la mondialisation de Babel » (I, p. 118). À cette survivance de Babel fait écho celle de Babylone, dont B. Vinken montre que Yonville est une forme moderne. Dans un bel article sur Madame Bovary, elle voit dans l’héroïne un avatar moderne du bouc émissaire et du proscrit romain. Mais alors que ces deux figures anciennes permettaient une sorte de purgation de la cité et des hommes, le sacrifice d’Emma Bovary est inutile :
La modernité qui apparaît dans les romans de Flaubert, lesquels se passent dans la France de son époque, est par‑delà toute forme de purification par une tragédie, par-delà toute chance de salut par une Passion chrétienne, irrémédiablement infâme. (II, p. 77)
7Cette condamnation de la religion « à l’âge moderne » fait enfin l’objet de l’article de Déborah Boltz, qui étudie les « aspects de la religion dans L’Éducation sentimentale » (II, p. 103‑120). Comme l’indique C. Mouchard, « l’histoire des religions est toujours l’histoire de l’histoire des religions » (I, p. 87), et l’œuvre de Flaubert illustre parfaitement cette affirmation : le romanesque historiographique de Flaubert pense les concepts historiques et les met en texte. Cette « mise en texte » passe avant tout par un travail sur le symbole, qui fournit le sujet de plusieurs articles de ces deux volumes.
Le symbole & le mythe chez Flaubert
8Si la question du symbole chez Flaubert a déjà fait l’objet de quelques analyses, les études ici recueillies montrent à quel point la « science allemande » a fourni à l’écrivain un cadre de pensée. Gisèle Séginger propose ainsi un excellent article intitulé « Désymbolisation et resymbolisation » qui replace Flaubert dans le contexte intellectuel de son temps et montre l’originalité de sa pensée :
Flaubert n’adhère ni à la thèse hégélienne d’un dépassement de l’art et de la religion par la philosophie, ni à cette conception de Michelet selon laquelle l’esprit doit s’affranchir en supprimant la forme. Alors que la théorie de la désymbolisation favorise l’abstraction, Flaubert résiste à la volonté de savoir qui anime toute pensée de la désymbolisation. (I, p. 148)
9Trop liée à l’idée de progrès, la désymbolisation est rejetée au profit d’une « resymbolisation » (ibid.), « un art de la condensation et de l’ambiguïté qui crée un effet d’infini » (I, p. 154). À partir de Salammbô (G. Séginger) et d’un passage de La Légende de saint Julien l’Hospitalier (Pierre-Marc de Biasi, I, p. 155‑171) apparaît une poétique symbolique propre à Flaubert, pour qui le symbole doit être reconstruit avec le lecteur (ibid., p. 161).
10Cette resymbolisation participe du romanesque mythographique flaubertien, qui emprunte plusieurs figures à l’histoire sainte et à une mythologie plus folklorique. Cette dernière est illustrée par Emma Bovary, dont Loïc Windels met en lumière la nature vampirique (II, p. 79‑10). L’histoire sainte fournit quant à elle différents personnages mythiques à Flaubert – la reine de Saba et sa « charnalité allégorique » (Dagmar Stöferle, II, p. 37), saint Hippolyte et le pied bot de Madame Bovary (Edi Zolligner, I, p. 131‑142) – mais aussi deux interrogations théologiques majeures : l’origine du mal et la connaissance de Dieu, au cœur de l’article de Cordula Reichart (II, p. 51‑64).
11Enfin, s’inscrivant dans cet ensemble d’étude du mythe chez Flaubert, Gesine Hindemith fait un pas de côté et consacre son article au Château des cœurs. Si le choix de cette œuvre peut surprendre de prime abord, G. Hindemith convainc en montrant « comment l’anachronisme formel et mythique de la féerie est utilisé comme destruction des mécanismes narratifs appréciés au xixe siècle » (II, p. 137).
Flaubert & les autres
12Si l’œuvre flaubertienne est au centre de ces volumes, une partie des articles est consacré aux intertextes voire à d’autres auteurs. E. Zollinger montre de manière pertinente que le motif du pied bot dans Madame Bovary doit peut‑être moins à l’histoire de saint Hippolyte qu’à Notre‑Dame de Paris de Hugo, et principalement à la scène de torture d’Esmeralda, soumise à la question du brodequin, appareil très semblable à celui créé par Charles Bovary. Dans un second article (II, p. 151‑161), E. Zollinger revient sur un autre épisode du roman, celui de « Charbovari » et de la casquette, dont il trouve des intertextes dans Le Livre posthume de Du Camp, Louis Lambert de Balzac et, encore une fois, Notre‑Dame de Paris.
13De son côté, Henri Mitterand rappelle l’existence d’une « mythographie zolienne » (I, p. 121), mise en lumière par des ouvrages et articles qui « restent, hélas, largement ignorés du discours pédagogique et critique, y compris du plus moderniste » (ibid.). À la suite de ces études, H. Mitterand propose un classement des mythes zoliens et indique ce qu’il nomme le « carré figuratif » (ibid., p. 129) structurant Les Rougon‑Macquart, à savoir « le Sexe, la Mort, la Foi et l’Art » (ibid.).
14Cet ensemble de réflexions s’achève sur un article de Renate Schlesier intitulé « Proust lecteur de Flaubert » (II, p. 163-175).
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15Ces deux volumes forment donc un ensemble riche et stimulant qui révèle le rôle fondamental des travaux des principaux mythologues français et allemands dans la construction de la pensée flaubertienne des mythes et de la croyance. Les éléments théoriques contenus dans certaines contributions constituent non seulement des clés de compréhension de l’œuvre de Flaubert mais aussi de l’histoire culturelle et religieuse de la France du xixe siècle.