Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Février 2019 (volume 20, numéro 2)
titre article
Griselda Drouet

Repérer et analyser formellement le dire indirect

Sophie Anquetil, Représentation et traitement des actes de langage indirects, Collection Domaines Linguistiques, Paris, Classiques Garnier, 2014, 399 p., EAN 9782812413193.

Entre sémantique & pragmatique

1L’ouvrage de Sophie Anquetil est issu d’un travail de thèse remanié. Il reprend et reconceptualise un point important de l’analyse du discours : les actes de langage indirect (ALI). Il est le fruit de la volonté de prolonger la théorie des Speech Acts et de la rendre exploitable pour le Traitement Automatique des Langues (TAL). Cette problématique, tout à fait d’actualité dans le champ d’étude des actes de langage, trouve une réponse à la fois développée et originale en l’ouvrage proposé.

2Cette étude se base sur un vaste corpus, à la fois écrit et oral. Le corpus d’étude utilisé est construit autour d’une démarche onomasiologique : il est le résultat d’une réflexion en amont sur la problématique de recherche. D’où son hétérogénéité : on trouve une œuvre théâtrale (Mais occupe-toi d’Amélie de Feydeau), des échanges électroniques (Fonelle de Fontanel), un débat politique (Olivier Besancenot et Marine Le Pen en février 2004 dans le Grand Débat RTL‑Le Monde), ainsi que des énoncés issus du corpus littéraire en ligne Frantext et des énoncés authentiques issus de la base de données orales COral-Rom. La richesse et la diversité des ressources convoquées permettent à l’auteur de poser des hypothèses et d’appuyer celles‑ci sur de solides bases textuelles, dans un souci scientifique minutieux. Cet ouvrage se compose de quatre grandes parties qui s’étendent sur 354 pages, suivi d’un glossaire très utile et d’une bibliographie exhaustive. Un index des noms d’auteurs et un autre des notions clôturent et complètent utilement le livre. Cette étude a pour vocation d’actualiser la recherche sur les ALI en proposant d’enrichir les théories déjà existantes pour les moderniser en vue de modéliser un système de traitement automatique des énoncés support d’un ou de plusieurs ALI afin de pouvoir les repérer dans de vastes corpus.


3Sophie Anquetil définit un acte de langage indirect comme « un acte de langage généré par un acte de langage direct sous-jacent. » (p. 65) et cite, pour illustrer cette notion, Kerbrat‑Orechionni (2001 : 33) : « quand dire c’est faire une chose sous les apparences d’une autre ». (p. 65) L’étude de l’auteur vient, en effet, se placer après une longue lignée de recherches sur les ALI et trouve sa place très légitimement à la suite des recherches d’Austin (62), de Searle (79), de Searle et Vanderveken (1985), de Récanati (81b) et de Vernant (97) mais tout en croisant aussi de manière originale celles de Labov et Fanshel (77), Sinclair et Coulthard (75), Dore (79), Hancher (79), Mac Laughin (84), Gülich et Kotschi (87) ou encore de Kerbrat‑Orecchioni (95). Ces derniers auteurs sont convoqués pour leurs études sur les actes conversationnels et coopératifs, la gestion de la conversation et les actes de composition textuelle. Il est également à noter que l’ensemble de ce travail est spécialement influencé par les travaux de Safarti (2005) et Vanderveken (2000 et suivantes). De plus, Anquetil travaille la matérialité discursive au sens de Bres et Nowakowska (2005). La problématique de la réflexion de Sophie Anquetil est alors celle du classement des ALI. Comment classer les ALI alors que ces derniers ne comportent que rarement des marques formelles puisqu’ils sont accomplis par le biais d’un autre acte illocutoire ? Cette opération est rendue d’autant plus délicate que plusieurs actes illocutoires peuvent se superposer. L’auteur part du principe qu’il existe déjà une large taxinomie sur le phénomène en question mais que la classification existante n’est pas opérationnelle, car elle ne peut cerner les dimensions de variations significatives qui opposent les actes illocutoires au sens de Searle, où seul le contenu de ces actes est analysé.Et pourtant Sophie Anquetil affirme que dans ces opérations sous-jacentes, des traces de l’intention du locuteur peuvent être retrouvées. C’est à la lumière de la pragmatique intégrée que l’auteur va reconsidérer les outils d’analyse des actes de parole. Ce croisement théorique permet d’approfondir la notion d’intentionnalité du locuteur, car si l’intention est impalpable linguistiquement, l’argumentation s’en fait le vecteur. L’originalité de cette recherche réside dans la mise au jour de nouveaux concepts et de nouveaux outils destinés à transformer profondément l’analyse des ALI.

Les concepts mis au jour sont les suivants :
— l’argument illocutoire,
— la conclusion illocutoire,
— l’objet de la visée perlocutoire,
— le processus transformationnel,
— l’inférence stéréotypique.

Les outils linguistiques sont les suivants :
— les marqueurs d’anticipation perlocutoires,
— les marqueurs d’ancrage énonciatif,
— les marqueurs de contenu propositionnel.

4L’auteur cherche à saisir l’intention du locuteur au sein de la matérialité discursive, mais plus encore à proposer des outils linguistiques capables de saisir cette structure intentionnelle dans le discours. Cet ouvrage est un indispensable pour qui souhaite approfondir et actualiser sa connaissance des ALI et pour qui est intéressé par la problématique des ALI et du Traitement Automatique des Langues (TAL).

5La première partie expose les origines théoriques de la notion d’ALI en confrontant la théorie austinienne et searlienne (Partie 1 : Le classement des actes de langage indirects, fondements théoriques et méthodologiques, p. 27‑110).

6La seconde partie pose le cadre théorique définitif à la croisée de la théorie des actes de langage et de la pragmatique intégrée, adopté par l’auteur après un examen minutieux de tous les paramètres nécessaires à l’étude des ALI. Il définit également les enjeux d’une telle étude et les outils nécessaires au traitement de l’indirection (Partie 2 : Cadre théorique, principes, intérêts, outils et enjeux, p. 119‑183).

7La troisième partie dévoile la notion‑phare de cette étude, celle de l’anticipation perlocutoire. Cette notion est véritablement la clé de voûte de cette étude et en marque toute l’originalité (Partie 3 : L’anticipation perlocutoire, le cœur de l’indirection, p. 201‑255).

8Enfin la quatrième et dernière partie exploite le système de traitement des énoncés supports des ALI, à partir des outils dégagés précédemment par l’auteur (Partie 4 : Vers un système de traitement des énoncés supports d’ALI, p. 265‑354).

Un profond réexamen de la notion d’ALI : comprendre les ALI par le traitement des conditions de leur réussite dans la communication.

L’intention du locuteur

9Dans les premiers chapitres, à la lumière des théories déjà existantes, S. Anquetil propose un réexamen exhaustif de la notion d’ALI. Pour commencer, l’auteur place son objet d’étude dans la lignée des travaux théoriques déjà existants. Searle (p. 79) est alors comparé à Austin (p. 70) et les deux théories sont réexaminées. L’auteur montre que Searle fait émerger des principes classificatoires de son étude alors qu’Austin donne seulement une analyse formelle des actes de langage indirects. Selon Austin, un acte de langage se limite à l’utilisation d’un verbe performatif1. L’auteur pointe alors la faiblesse de cette taxinomie : il y a un vrai risque de confusions entre ces classes de verbes puisque certains verbes peuvent entrer dans plusieurs classes. De plus, Austin ne classe que du verbe, ce qui ne revient somme toute qu’à ne présenter qu’un seul élément formel pour classer les actes illocutoires (désormais : AI). Or l’auteur postule qu’il y en a bien d’autres. Elle s’appuie alors sur les principes classificatoires de Searle en les réinterrogeant. En effet, Searle (p. 79) réévalue ce classement de manière plus générale, plus conceptuelle, il y intègre les sous‑entendus, les ambiguïtés, les imprécisions… Il intègre également une notion très importante pour la suite de l’étude de S. Anquetil : la notion d’intention du locuteur.

10Searle oppose les AI selon des dimensions de variations significatives d’ordre sémantique et non plus seulement formel. Il distingue alors différents types de forces illocutoires qui sont au nombre de douze2. Mais pour définir ces types illocutoires, il n’utilise que quatre critères : Le but illocutoire, la direction d’ajustement, l’état psychologique, et le contenu propositionnel. Les autres critères servent à ajuster et affiner la description des actes de langage.

Quand le dit diverge du communiqué3 

11L’auteur rappelle que Searle rajoute à cela les actes illocutoires complexes, ceux qui ne s’intègrent pas dans ce premier classement comme par exemple le refus, les offres, les avertissements. Ce sont des formes logiques plus complexes qui combinent plusieurs AI de base. Elle évalue ensuite la légitimité de ces critères de classement, en reprenant Récanati (1981) et Vernant (1997). Elle en conclut alors que le seul critère qui semble le plus manifeste et pertinent pour le classement des AI est celui du but illocutoire. Chez Searle, tout le système de classification des AI est organisé autour de l’intention et des structures intentionnelles. Toutes les autres catégories viennent affiner cette première méta-catégorie. En revenant sur la matérialité discursive et le traitement des énoncés, l’auteur se demande quels éléments marquent ces structures intentionnelles, quelle variation sémantique en est par là-même dénotée. L’auteur avance alors une première hypothèse : le système codique de Searle serait en fait trop éloigné de la réalité de la langue, ne rendant pas compte des énoncés dont le dit « diverge du communiqué » (p. 56). Elle met ainsi en évidence le paradoxe du système de classement searlien : celui‑ci ne peut pas traiter les énoncés supports d’ALI à l’aide seulement des marqueurs illocutoires et du contenu propositionnel. Ce système ne fonctionne pas car les marqueurs illocutoires renvoient à des actes (ce qui ne constitue pas un critère de catégorisation) alors que le contenu propositionnel renvoie à la condition de contenu propositionnel. Finalement, Searle ne parvient pas lui non plus à traiter les énoncés illocutoires complexes, car il reste trop formaliste. La solution selon l’auteur serait de prendre en compte le cadre interactionnelpour traiter les énoncés supports. Ni Searle, ni Austin, en effet, n’analyse les ALI en situation de communication. La piste que suit l’auteur est alors celle d’observer des énoncés supports, de la matérialité discursive, pour identifier les marques formelles des actes illocutoires à partir desquelles elle pourra en déduire des actes de langage indirects.

Le cadre interactionnel

L’absence de marques linguistiques

12S. Anquetil expose dans cette partie les multiples difficultés liées au traitement des ALI, à savoir principalement le décalage entre signification et sens en contexte, la superposition des valeurs illocutoires et l’étendue des manifestations linguistiques. Les ALI sont décrits à partir des oppositions entre signification et sens, phrase et énoncé. C’est la signification qui permet de calculer le sens d’un énoncé. Le problème central est qu’aucune marque linguistique concrète ne vient signaler la présence d’un acte illocutoire. Pour interpréter un ALI, on utilise donc des processus inférentiels encodés linguistiquement (ce sont les postulats de conversation de Gordon et Lakoff, (73)), les lois du discours d’Anscombre (1980‑1981) et les assomptions conversationnelles de Searle (1975). De plus, l’auteur explique qu’il existe des degrés d’indirection variables, certains actes étant plus ou moins prévisibles. Pour l’auteur, il s’agit en fait d’un continuum entre différents degrés d’indirection.

L’importance de la visée perlocutoire

13L’énoncé support révèle donc l’intention qui le porte. Mais lorsque l’ALI n’a pas de support spécifique c’est le contexte discursif qui permet d’identifier cette intention. L’auteur explique que Récanati pose l’existence de tout un système de marques pragmatiques dans la langue qui servent à rendre explicite l’intention de produire un ALI (1981 : 142). Mais selon elle, il ne faut pas confondre un acte illocutoire et un acte perlocutoire (p. 83). La visée perlocutoire renvoie selon l’auteur et d’après Valency (2001‑2002) : « à l’ensemble des effets que le locuteur cherche à produire sur le monde en prononçant un énoncé » (p. 84) Mais celle‑ci n’est pas toujours un indice observable. Les énoncés supports d’ALI sont donc très difficiles à traiter. Et cela à cause principalement de trois difficultés : il existe un décalage entre signification d’une phrase et sens en contexte, et se pose rapidement la question de la matérialité de l’ALI (frontière, manifestation linguistique). Enfin un troisième problème qui se pose est celui de la superposition possible des ALI qui vient rendre très ardue l’interprétation du but illocutoire de l’énoncé.

14Ainsi, comme les propriétés syntactico‑sémantiques des phrases énoncées ne sont pas des critères suffisants pour opérer un classement des ALI, l’auteur se met en quête de chercher des outils d’identification intégrant plus largement certains aspects de l’énonciation. L’élargissement du cadre de traitement, jusqu’ici trop restreint, est une piste de réflexion posée par l’auteur. S. Anquetil apporte alors un premier élément de réponse à la problématique : la reconnaissance de la visée perlocutoire canonique peut aider à calculer la valeur illocutoire d’un ALI. L’examen des outils déjà existants (marqueurs de force illocutoire et marqueur de contenu propositionnel) proposés par Searle et Vanderveken montre que ces derniers sont insuffisants pour expliquer comment la visée perlocutoire canonique sous‑tend les formes linguistiques d’un ALI car ils ne rendent pas compte de l’énonciation. Les énoncés sont toujours appréhendés hors contexte. C’est donc l’accès au contexte interactionnel qui permettra d’identifier la valeur illocutoire de l’acte de langage réalisé.

15L’auteur donne l’exemple de l’échange suivant (p. 101) :

(67) Contexte : achat de cadeaux de Noël
De : fonelle – À : bianca – Objet : cadeaux and co
[…] Chez Coran, j’ai trouvé dix assiettes dans la couleur crème que tu aimes. Et aussi une paire de vases design orange que j’ai posée à la caisse avec l’air de la fille ourlée de goût. (…)
De : bianca – À : fonelle – Objet : (re)cadeaux ok
[…] Je passe du coq à l’âne : tu as prévu un destinataire pour les vases ? Parce qu’à la limite, je préfère les vases aux assiettes. Sauf si ça t’arrange pas, auquel cas, tant pis, je garde les assiettes.
(Fontanel, Fonelle)

16Dans cet exemple, je préfère les vases aux assiettes, l’auteur montre que seule la valeur illocutoire primitive peut être appréhendée pas le système de traitement des énoncés de Searle : ici la valeur expressive de l’acte exprimée par le marqueur je préfère. Or, en contexte d’énonciation, cet énoncé prend une autre valeur illocutoire : celle de la requête. Pour autant, l’auteur ne penche pas en faveur d’une approche exclusivement intentionnelle. Elle souhaite privilégier un cadre théorique mixte basé à la fois sur une approche conventionnelle et intentionnelle du langage. C’est ainsi que l’auteur fait un détour indispensable par les théories interactionnelles et transactionnelles du langage afin d’« envisager les effets que les actions illocutoires produisent sur les locuteurs en présence, et sur le monde » (p. 104). L’auteur propose alors d’étudier les conditions de réussite des ALI qui laissent des traces dans la matérialité discursive.

Un cadre théorique modernisé

17Les chapitres suivants dressent un nouveau cadre théorique complet s’appuyant à la fois sur une approche argumentative et sur la théorie des topoï et des stéréotypes. L’enjeu de la démarche de l’auteur est de mettre en évidence des régularités entre certaines phrases et certains ALI. Au‑delà d’une approche codique de la communication l’auteur souhaite éviter de tomber dans le fonctionnalisme ou à l’inverse tomber dans un contextualisme radical. Elle entend s’inspirer des deux théories pour bâtir son cadre théorique d’analyse. Elle cherche à dépasser le champ d’analyse de la phrase grâce à des outils qui associent aux données linguistiques certains aspects de l’énonciation. Le marqueur de dérivation illocutoire peut alors être utilisé comme outil d’identification mais l’auteur insiste sur la nécessité de rechercher des configurations discursives et de ne pas se limiter au repérage de marqueurs isolés. Comme les ALI laissent peu de traces dans leurs phrases sous‑jacentes, l’auteur choisit de réinterpréter la taxinomie de Searle à la lumière de la pragmatique intégrée car cette perspective associe la signification linguistique au contexte : « Les phrases sous‑jacentes aux ALI seront donc analysées comme lieu d’arguments qui rendent possibles certaines réalisations illocutoires au détriment d’autres. » (p. 154)

Arguments & conclusions illocutoires

18S. Anquetil met l’accent sur les dimensions interactionnelles et transactionnelles des AI. La valeur illocutoire naît parfois du concours de plusieurs arguments illocutoires convergents vers la même visée perlocutoire. L’auteur repère alors des arguments illocutoires et des conclusions illocutoires et les définit comme suit : « Les arguments illocutoires sont des arguments qui concernent la condition de déclenchement de l’action » (p. 160). Et les conclusions illocutoires sont « les objets de la visée perlocutoire de l’énoncé » (p. 162). L’argumentation est le vecteur linguistique de l’intention. Il faut donc appréhender les noyaux argumentatifs qui se forment dans la matérialité discursive et tendent vers une même conclusion illocutoire.

Au cœur de l’indirection : l’anticipation perlocutoire

19La clef des ALI réside dans la prise en considération de l’intention perlocutoire

20Forte alors de son cadre théorique, l’auteur s’attèle à la tâche de l’analyse des marques modales qui donnent des indications sur l’orientation axiologique des énoncés. L’ALI cherche à transformer le monde à l’aide d’inférences stéréotypiques. Les ALI sont examinés à la lumière de la théorie de la planification4 pour formaliser les structures intentionnelles et les processus cognitifs (p. 219). Cependant, après avoir examiné la théorie dans le détail, l’auteur privilégie le cadre des inférences stéréotypiques car contrairement à ces dernières, les plans ne rendent pas compte du caractère social et culturel des interactions.

21Une typologie des inférences stéréotypiques propre à l’indirection est alors proposée en 5 axes (p. 227) :

un axe concernant le patrimoine du réalisateur,
un axe concernant l’état psychologique du réalisateur,
un axe concernant les motivations du réalisateur,
un axe concernant les étapes du processus transformationnel,
et un axe purement culturel.

22C’est le noyau argumentatif propre à l’indirection, composé d’inférences stéréotypiques, qui permettra de comprendre la visée perlocutoire canonique du locuteur. En effet, l’auteur explique que lorsque l’on produit un ALI, seul une partie de ce noyau s’actualise. Cette typologie permet donc de tirer des conclusions sur le sens profond des énoncés support d’ALI et sur les traces linguistiques dans les phrases sous‑jacentes et notamment sur les marqueurs d’anticipation perlocutoire qui indiquent la présence d’une inférence stéréotypique et la déclenchent.

Quelques marqueurs d’identification perlocutoire

23L’auteur analyse ensuite des extraits du corpus dans des tableaux (de la p. 248 à la p. 251), selon les cinq classes d’inférences stéréotypiques qu’elle ramène ici à des modalités : aléthique, appréciative et volitive, déontique, ontique. L’auteur remarque très justement que certains marqueurs ont vu leur usage se cristalliser en langue : ainsi pouvoir sert par convention à produire un ALI car il est polysémique : il peut exprimer la permission, la capacité, mais aussi la possibilité. Or, l’analyse prend ici un tournant majeur. L’auteur pose que les marqueurs d’identification perlocutoires ne permettent pas d’identifier à eux‑seuls un acte illocutoire dérivé car ils renvoient à un arrière‑plan intentionnel commun à tous les ALI et ne permettent pas de marquer la satisfaction de l’ALI. Le cadre méthodologique est alors redéfini en adoptant une approche plus large.

Une approche holistique

La prise en compte du cadre énonciatif

24L’auteur met au jour dans cette partie des outils capables de rendre compte de toutes les composantes de la visée perlocutoire canonique. Ces outils renvoient à l’ensemble des conditions de réussite des actes illocutoires. À partir des traces laissées dans la matérialité discursive, l’auteur va créer des outils d’identification qui viendront se combiner au marqueur d’anticipation perlocutoire (p. 265 et suivantes). L’objectif de S. Anquetil est de travailler à partir de la structure linguistique idéale en tenant compte de toutes les conditions de réussite des ALI, afin de partir de ce modèle pour analyser d’autres énoncés supports.

25Cependant deux grands problèmes s’imposent à l’auteur : tout d’abord le fait qu’un marqueur d’anticipation perlocutoire ne garantit pas la présence d’un ALI spécifique, et ensuite que les marqueurs d’anticipation perlocutoire ne déclenchent un processus de dérivation illocutoire que dans un cadre énonciatif déterminé. C’est donc le contexte qui aidera à déterminer et à interpréter les ALI. Il ne s’agit plus d’observer seulement les conditions préparatoires searliennes pour déterminer et décrire un ALI mais toutes les conditions réunies : tout cela forme l’arrière‑plan contextuel nécessaire à l’interprétation de cet ALI et laisse des traces dans la matérialité discursive. Le recours au contexte est donc très important : plus un ALI est conventionnel moins on en a besoin théoriquement. Mais l’auteur souligne ici un paradoxe : pourquoi ces phrases‑là ne contiennent aucune marque de valeur illocutoire ? L’hypothèse de S. Anquetil est alors la suivante : ces marques seraient en réalité contextuellement intrinsèques. L’auteur décide de confronter cette hypothèse à un corpus oral et à un corpus écrit : C‑Oral‑Rom et Frantext (p. 270 et suivantes). Dans cette partie centrale de l’ouvrage, des exemples d’ALI sont analysées sous la forme de schémas codés très lisibles pour mettre en évidence les traces formelles dans la matérialité discursive. En découlent des analyses de données contextuelles très fines et très riches. L’auteur en dégage une hiérarchie de paramètres contextuels pertinents pour classer les ALI (p. 307) bien utiles pour qui souhaite appuyer une étude des ALI à un cadre typologique efficace. Le tableau 15 (p. 310) donne un bon aperçu des conditions de réussite et des manifestations linguistiques d’une structure idéale pour identifier les ALI.

Vers un système de traitement des énoncés supports

ALI & combinaison des marqueurs

26Enfin, les derniers chapitres présentent une ouverture très actuelle de la recherche de l’auteur : les ALI et le Traitement Automatique des Langues. Le but ne sera pas d’aboutir à une détection automatique des ALI, car tout n’est pas accessible à partir de la matérialité discursive et ce serait là, pour reprendre les mots que l’auteur emprunte à Kerbrat Orechionni (2009 : 21) une : « illusion endogène ».

27Il s’agit alors dans cette partie de tenter de valider l’hypothèse de l’étude à partir d’un système de traitement (p. 323). Le TAL exige un étiquetage des valeurs temporelles et aspectuelles très précis. L’auteur se met donc en devoir de trouver les opérations linguistiques qui jouent un rôle dans le processus de dérivation illocutoire. Mais certains énoncés comportent plusieurs AI. Comment savoir alors si les informations linguistiques relatives à ces différentes directions relèvent d’un acte illocutoire primitif ou dérivé ? Ce ne sont pas seulement les mots qui permettent l’ajustement mais également les inférences stéréotypiques attachées à ces mots. Ce sont les marqueurs d’ancrage énonciatif, et surtout temporels, qui donne le plus de d’information pour l’ajustement. Mais toutes les phrases sous-jacentes aux ALI ne sont pas structurées de la même façon. Les marqueurs d’anticipation perlocutoires peuvent être combinés à des marqueurs d’ancrage énonciatif (temps, personne, deixis) et des marqueurs de contenu propositionnel (valeur illocutoire, orientation axiologique d’un énoncé). Le rôle de ces marqueurs est alors finement présenté dans le tableau 16 (p. 317), en rappelant à chaque fois le processus de dérivation illocutoire et les conditions auxquelles se rapportent chaque type de marqueur. Comme le présente clairement le tableau, la visée perlocutoire (qui est la condition essentielle) n’est jamais accessible directement, il faut la reconstruire en prenant appui sur les indices linguistiques laissés dans la matérialité discursive par les autres conditions. C’est donc la combinaison des marqueurs qui permet de repérer un ALI.

Une étude statistique

28La fin de cette dernière partie dévoile le terrain d’expérimentation du cadre théorique et des outils typologiques mis au jour pendant toute la durée de l’étude. L’auteur ici est en mesure de les expérimenter à travers une étude statistique du verbe pouvoir ainsi que les marques linguistiques qui l’accompagnent en interrogeant la base catégorisée du corpus Frantext.


29Sophie Anquetil contribue dans cette étude à projeter une lumière tout à fait nouvelle sur la théorie des actes de langage. Le cadre de la pragmatique intégrée a été choisi pour reconceptualiser les ALI, car selon l’auteur, il existe bel et bien des arguments illocutoires récurrents au sein des énoncés supports d’ALI. En montrant que les indices de l’intention perlocutoire peuvent être retrouvés dans les phrases sous-jacentes aux ALI, l’auteur parvient à redéfinir la notion d’intention et à mettre en avant de l’importance de la visée perlocutoire : « si les mots et le monde sont en correspondance directe lorsque nous produisons des actes de langage directs, ce ne sont plus les seuls mots qui interviennent dans cet ajustement lorsque nous parlons indirectement, mais les mots et l’inférence stéréotypique qui leur est attaché. » (p. 349) La valeur de l’acte illocutoire se comprend donc par la visée perlocutoire observable dans la matérialité discursive. Les résultats de cette étude se concrétisent à travers le traitement automatique par le repérage de combinaisons complexes de marqueurs en un système organisé. L’auteur pose la limite de sa recherche à l’étude des marques modales : seul l’exemple du verbe pouvoir est donné ici mais cette recherche pourra tout à fait être élargie aux verbes falloir, devoir, aimer ou encore vouloir, ou même à des marqueurs non‑conventionnels. Nous ajoutons qu’il serait très intéressant également, au‑delà des requêtes faites à partir de la base textuelle Frantext, d’ouvrir la recherche en TAL au repérage de ces combinaisons de marqueurs dans de vastes corpus de conversations authentiques afin de mener une analyse fine des ALI à l’oral.

30L’ouvrage de Sophie Anquetil constitue, à n’en pas douter, une contribution majeure dans la recherche sur l’indirection en participant à mettre efficacement en lumière les mécanismes complexes qui président à articuler structures linguistiques et structure de la pensée.