Le roman français au XVIe siècle : une existence confirmée
1Les auteurs du présent ouvrage entreprennent de le démontrer : le roman existait bel et bien avant le XIXe siècle. Il semble certes exister d’abord une « solution de continuité entre roman d’aventures de la fin du Moyen Âge et les romans d’amours tragiques qui précèdent L’Astrée » (p. 5), mais on doit tenir compte du fait que l’imprimerie a longtemps redonné les « fonds chevaleresques anciens » et s’est complu « dans l’édition ou la réédition de chanson de gestes romancées […] et de romans de la Table ronde ». Peut-on cependant montrer que le genre romanesque se renouvelle au cours du XVIe siècle et illustrer la « créativité française » à cette date et cette matière ?
2Michèle Clément et Pascale Mounier posent d’abord la définition moderne du roman comme « œuvre d’imagination en prose, assez longue, qui présente et fait vivre dans un milieu des personnages donnés comme réels, nous fait connaître leur psychologie, leur destin, leurs aventures » — définition issue du Dictionnaire historique et étymologique de la langue française (1992) et visiblement forgée en référence aux théories romanesques du XIXe s.. À tâche ensuite pour les différents contributeurs de confronter cette définition à la réaltion des productions du XVIe s., en observer de près ce qui se passe à l’intérieur même des textes. La définition, on s’en doute, ne survit pas à cette salutaire confrontation.
3L’ouvrage est scindé en deux parties : théorique, la première s’intéresse à l’évolution sématico-lexicale du terme roman ; la seconde, plus illustrative, propose une réflexion générique sur « le roman de chevalerie, le roman sentimental et le roman comique ». C’est en tout dix-sept participants qui nous livrent alors leurs « hypothèses » de travail pour définir le statut et illustrer aussi bien le genre romanesque au XVIe siècle.
4Pour les auteurs de la première partie, qui s’accordent sur ce point, le roman est une « imitation» ou une « traduction » de livres existants, caractéristique fondamentale du roman à cette date (p. 6, p. 33). Ils tentent alors de reconnaître les indices génériques propres à la classification — ou à la non classification — des textes romanesques. Mais le manque d’outils lexicaux et de théorie générique à l’époque les contraint à considérer le genre à la fois par la définition humaniste et par les théories actuelles (diachronie et synchronie font ici bon ménage).
5Neil Kenny aborde la période allant de 1599 à 1635 et s’interroge sur l’imprécision de Charles Sorel, qui, dans sa Bibliothèque françoise, évite « sagement » de dater « la naissance du roman français » (p. 19). Malgré l’indétermination de Sorel (et de Pasquier avant lui), le critique observe tout de même dans « le premier tiers du XVIIe siècle […] l’expansion du champ référentiel du terme ‘roman’ ». Chemin faisant, il nous invite à considérer « la perspective des écrivains au moment où ils écrivaient » : de « nombreuses longues fictions narratives en prose » ne portaient pas encore le nom de roman et qu’un grand nombre d’écrivains de cette période ne voulaient pas que leurs œuvres soient désignées comme roman. Il examine ensuite l’évolution sémantique du mot ; il nous apprend que celle-ci s’est faite par volte-face, en trois étapes, et qu’il faut la considérer dans une « discontinuité abrupte » (p. 24, sa réflexion est fondée sur les propositions marquantes de Terence Cave dans Pré-histoires II : Langues étrangères et troubles économiques au XVIe siècle, Genève, Droz, 2001). Dès lors, l’histoire du roman est aussi à considérer par l’évolution du terme même : elle fut marquée par la discontinuité et la contradiction : « un anti-roman devient le prototype des romans ; les romans, ayant commencé en vers, ne devaient surtout pas être écrits en vers ; ayant été anciens, ils devinrent nouveaux » (p. 26).
6En écho, Pascale Mounier observe quelques substituts lexicaux du terme roman au XVIe siècle. Non sans précautions, elle utilise l’expression consacrée « nouveaux romans » pour rendre compte du refus de certains auteurs à nommer leurs textes roman(s). Aussi considère-t-elle les hyperonymes (p. 36), les substituts narratologiques (p. 37), la référence au contenu de l’œuvre (p. 39) et considère la nouvelle voie ouverte à la théorie par la confrontation entre les termes histoire et roman. Elle montre l’importance des innovations lexicales (celle d’Amyot par exemple), puis analyse les rénovations sémantiques du mot roman. Elle observe pour cela les histoires véritables et la mythistoire, celle de Des Autels, en 1550, qui écrit sa Mythistoire barragouyne de Franfreluche et Gaudichon.
7Mireille Huchon développe l’une des ces innovations sémantiques : « Le roman [est une] histoire fabuleuse » (p. 51). Partant des sources antiques, l’auteur s’attache à trois romans : le Roland furieux de l’Arioste, les Amadis, et les Livres de Rabelais. Qu’ils portent le titre d’histoire fabuleuse ou non, elle montre que ces œuvres proposent une « véritable réflexion sur le genre » (p. 53) et qu’elles « offrent des protocoles de lecture communs » (Ibid. et p. 57). L’étude qu’elle consacre aux Livres de Rabelais est tout à fait intéressante et stimulante, car elle y voit en filigrane des références à des événements contemporains et montre que celles-ci sont capitales pour l’évolution du genre. Dans le Quart Livre, derrière le voyage de retour des Argonautes, c’est l’entrée d’Henri II à Paris, en 1549 ; dans Gargantua, c’est la mise en scène du conflit entre François 1er et Charles Quint, et, enfin, dans le Pantagruel, il s’agit « d’une lecture de politique contemporaine » (p. 62). Il s’agit donc bien d’une lecture allégorique, fortement marquée par le souci de magnifier et d’illustrer la royauté française. Mireille Huchon montre clairement que les histoires dites fabuleuses au XVIe siècle sont avant tout une manière d’écrire l’Histoire « où l’ingénieuse fiction passe par des mots choisis (ornements d’écrire, artifice d’éloquence coulante, transposition de l’allégorie, mode d’exposition poétique en prose) ; par les procédés de l’ekphrasis, de la varietas, se crée une véritable prose littéraire » (p. 66).
8Mathilde Thorel nous introduit ensuite dans l’univers du Libro del Peregrino de Caviceo («Dialogue […] intitulé le Peregrin »). L’auteur montre que cette œuvre tient du dialogue philosophique, dans une forte tension entre récit fictionnel et volonté didactique (p. 74). La fiction amoureuse y est sans cesse récupérée par les théoriciens de l’amour, et plus particulièrement par le néoplatonisme renaissant. Elle montre aussi que la traduction du terme Libro en Dialogue ne constitue pas une erreur, mais serait (c’est son hypothèse d’étude) « une des premières manifestations de ce nouvel état d’esprit […et] que cet infléchissement [du] titre pourrait participer de cette nouvelle sensibilité à la composante discursive et néoplatonicienne, c’est-à-dire à ce qui est nouveau dans le Peregrin pour la France de 1527 » (p. 77). Ainsi cette comparaison entre les deux titres est-elle significative : en synchronie, elle confirme l’orientation morale et didactique donné au texte de Caviceo lors de sa traduction ; en diachronie, elle confirme le caractère novateur et précurseur du texte, car elle souligne la manière dont les traducteurs des années 1530 ont privilégié « la mise en valeur d’une nouvelle forme d’écriture en prose à dimension didactique » (p. 80).
9Dans un tout autre domaine, celui de l’épistolaire, Yves Giraud montre que, si on ne peut pas parler a priori de romans épistolaires au XVIe siècle (p. 82), on peut néanmoins chercher « la dimension romanesque » dans quelques ensembles épistolaires : à travers l’étude de quatre recueils de lettres, il constate que seules les Epistres d’Estienne Pasquier, publiées en 1555, présentent une véritable action romanesque. Cette étude minutieuse et riche d’enseignements lui permet de révéler la présence, dans certains recueils, de récits présentés dans une continuité certaine et le passage du « roman à lettres insérées » (p. 87) à la « série organisée ».
10Dans un autre champ encore, Gilles Polizzi s’attache plus particulièrement à l’œuvre de Béroalde de Verville et plus spécifiquement à ses « romans » « de la ‘Floride’ au ‘Cabinet de Minerve’ (1592-1596) » (p. 94). Héritier direct de Rabelais et de Montaigne, Béroalde de Verville nous offre de « passionnants hybrides » (p. 93), car il se signale par sa disparate et sa tendance à l’éclatement ou à « la dissolution des cadres de la fiction » (p. 94). En choisissant la fée Romande, l’un des personnages tutélaires des romans verviliens, Gilles Polizzi se propose de montrer en quoi l’hybridation générique se fait technique d’écriture par la « glose en action » de ce personnage – « autrement dit, quelle(s) conception(s) de l’écriture figure-t-elle ? ». Les deux œuvres citées plus haut mêlent successivement les modèles du roman de chevalerie et du récit pastoral, puis ceux de l’utopie et de l’ekphrasis. Même si ce processus semble se produire de façon discontinue et dispersée, la trame romanesque survit vers une forme romanesque « totalisante et ouverte ». Il conclut, non sans nous mettre en garde contre des interprétations « anachroniques » : « la composition de la Floride semble procéder au contraire d’une volonté de continuer le roman et d’en étendre la portée » (p. 120), voire — et Gilles Polizzi semble sur ce point se démarquer des études verviliennes — d’un essai de refondation du roman français.
11Marie-Luce Demonet vient ensuite montrer qu’il existe un courant de la scolastique favorable à la fiction. Cette dernière, dès la Renaissance, est parvenue à organiser ses propres objets dans la trame des récits. C’est par le romancier que tous ces objets s’organisent : il parvient alors à les agencer dans un enchaînement logique ou chronologique en devenant le maître d’œuvre du fatum grâce à ces combinaisons. Peut ainsi émerger le processur de singularisation des personnages et de leurs actions — lesquelles deviennent de plus en plus imprévisibles. Marie-Luce Demonet propose en dernier lieu une comparaison des mondes possibles du roman à ceux des autres genres fictionnels contemporains : la tragédie, l’épopée et la nouvelle.
12Dans la continuité de cette réflexion, Françoise Lavocat met en évidence que la pastorale française élabore un univers fictionnel qui n’est pas romanesque. En effet, elle part du postulat que, jusqu’à l’Astrée d’Urfé, la pastorale et ses codes empêchent la constitution de véritables intrigues, mais aussi l’élaboration de personnages. Elle conclut alors que les relations qui sont tissées dans ce genre interdissent le classement des pastorales de Taillemont, de Belleforest, de Montreux et de Du Crozet dans la catégorie des romans.
13La seconde partie de l’ouvrage est plus illustrative. En effet, les trois premiers articles sont consacrés au roman de chevalerie. La première est de Chantal Verchère qui voit dans la traduction d’Amadis un renouvellement des « gestae » chevaleresques et des exploits amoureux. Elle fonde son étude sur la mise en regard de l’engouement suscité par cette traduction et sur la perte d’intérêt pour le roman de Pierre Sala, écrit, sans doute entre 1525 et 1529 qui a perdu de son aura romanesque et qui atteste d’un éloignement des romanciers de la matière courtoise originelle. D’ailleurs, un de ces arguments est qu’il aura fallu attendre notre siècle pour voir enfin l’œuvre publiée. La deuxième communication me semble très intéressante et surtout demanderait un développement plus important : elle concerne l’utilisation des romans d’aventures importés d’Espagne dans le milieu aulique et noble. Ces romans apportent ainsi à la noblesse un modèle à suivre pour les rituels guerriers et amoureux, et celle-ci s’applique à vivre comme dans ces livres romanesques. François Cornilliat s’intéresse à un autre roman venu d’Espagne : L’Histoire palladienne. Il montre comment l’amour frivole prend progressivement une place importante dans le nouvel univers chevaleresque et invalide ainsi la portée morale des exploits et autres prouesses.
14Enfin, les quatre derniers articles s’attachent à l’expression d’un romanesque sentimental. Christine Buzon s’intéresse au texte des Angoysses douloureuses d’Hélisenne de Crenne — qui viennent d’être republiées par Philippe Beaulieu, Publications de l’Université de Saint-Etienne, avec la participation de la SIEFAR. L’auteur s’intéresse alors plus particulièrement aux titres et aux intertitres de l’édition princeps, datée de 1539 environ. Elle montre que l’apparat paratextuel constitue un mode d’emploi pour lire cette œuvre, et qu’il apporte des renseignements précieux, d’ordre discursif, pour guider la compréhension de la fiction. Marzia Malinverni s’intéresse pour sa part aux liens qui peuvent exister entre l’imitation d’œuvres et la création littéraire du roman d’amour. À partir du texte de Jean Maugin, elle montre l’importance des modèles littéraires et leur pluralité dans la création de l’auteur. C’est à partir de la comparaison des scènes d’aveu dans deux romans de Diego de San Pedro, et dans L’Amant resuscité de Nicolas Denisot que Véronique Duché-Gavet affirme qu’on ne trouve pas, dans les romans sentimentaux français, l’enthousiasme passionné que l’on rencontrera dans les romans du XVIIe siècle. Pour clore ces études sur le roman sentimental à la Renaissance, l’article d’Amélie Blanckeart étudie plus particulièrement un roman « problématique » à plusieurs niveaux : Du vray et parfaict amour, attribué à Martin Fumée. La critique montre toutes les stratégies et autres supercheries pour écrire ce roman afin de le placer en situation de rivalité avec Amyot. Le roman est dès lors à considérer comme une collection de savoirs dans un but didactique et moral.
15Le recueil se referme sur deux articles, d’Ariane Bayle et de Véronique Zaercher. Toutes deux s’orientent vers l’analyse d’un roman comique. La première s’intéresse brillamment aux livres de Rabelais, et tente de déterminer la distanciation entre le narrateur et son lecteur que l’auteur des Chroniques gargantuines (p. 269) imprime à son texte — elle évoque la « théâtralité dans les romans rabelaisiens » (p. 271). Ariane Bayle montre que Rabelais ne voulait pas d’un lecteur « passif », mais bel et bien d’un lecteur distant de l’histoire, solitaire et possédant un véritable esprit critique. Elle conclut son intervention en affirmant que l’auteur de Pantagruel donne le jour à une forme romanesque que l’on peut qualifier « d’ironique ». Enfin, la dernière, Véronique Zaercher, se penche sur l’œuvre attribuée à Guillaume des Autels : la Mythistoire. Le comique passerait par la dimension satirique du texte et apparaît déjà comme le traitement réservé aux rapports de la fiction et de la vérité, car le récit prend pour cible des contemporains. La critique montre que même si l’œuvre se réclame de la narration fabuleuse, elle prend aussi ses distances avec les ressorts de la fiction épique et romanesque. L’œuvre devient alors détournement et parodie de plusieurs autres textes, ceux de Lucien, Rabelais, mais aussi des Amadis.
16Adossées à la double problématique de départ — montrer que le genre romanesque parvient à se renouveler au XVIe siècle et s’interroger sur l’existence d’une créativité française en matière romanesque —, les différentes contributions offrent de belles conclusions, riches en en nouveaux questionnements. Le lecteur du volume peut donc se convaincre, avec Michèle Clément et Pascale Mounier, qu’a eu lieu au XVIe s. un renouvellement majeur pour le genre romanesque.