Le spectre de la fin : une logique à dénouer
1La revue Les Lettres Romanes, éditée trimestriellement par l’Université Catholique de Louvain, propose, dans son tome 70 (2016), d’examiner un des multiples aspects de la « hantologie » contemporaine — pour citer l’inévitable néologisme derridien1 — en prenant pour exemple un échantillon de la fiction narrative, à la fois francophone et mexicaine, publiée pour la plupart au milieu des années 2000. Prenant pour objet d’étude la question de la fin en littérature, sujet déjà amplement commenté, notamment par le critique américain Frank Kermode dans son célèbre essai The Sense of an Ending2, les articles cherchent, toutefois, à s’émanciper des traditionnels discours et fictions de la fin, empreints d’un imaginaire apocalyptique, mélancolique et décliniste. Au cœur des interrogations de ce volume est posée la question de savoir s’il est possible de parler d’une écriture de l’après‑fin, question dont la formulation est sans nul doute tributaire de la popularité des « post » et de cette littérature de « l’après » catastrophe3. Ce thème de « l’après‑fin », étudié à travers les romans d’Antoine Volodine, de Jean Echenoz et de Jean‑Louis Toussaint, assure la transition entre la fin des années 1990, hantées par la perte des idéologies politiques et les catastrophes auxquelles elles ont donné lieu au xxe siècle et le milieu des années 2000, marquées par d’autres préoccupations, comme la dépersonnalisation, l’aliénation de l’environnement urbain et la perte de repères. C’est précisément dans la tension ou transition entre ces deux décennies et ces deux esprits du temps qu’il faut situer la plupart des articles, rassemblés par Manon Delcour, Estelle Mathey, et Alice Richir dont le but principal est de démontrer comment l’écriture du « dénouement » est le signe d’innovations formelles et culturelles. Or, à la lecture des articles, on peut se demander quelle est la différence entre la notion de « dénouement » et celle d’hantologie derridienne.
Le spectre de la fin : de la stase au renouvellement
2C’est en termes de « renouvellement » (p. 9) que les auteurs décident de conclure leur introduction, se démarquant ainsi de l’imaginaire spectral habituel, dans lequel l’anéantissement, le deuil infini et le désir rétroactif de réparation apparaissent comme les caractéristiques majeures d’une stase mélancolique, dont le spectre est la représentation allégorique. Rappelant furtivement le contexte politique et historique de la fin des années 1990 ainsi que les auteurs les plus connus liés à l’imaginaire et à la théorie de la hantise, comme Blanchot et Derrida, Manon Delcour, Estelle Mathey, et Alice Richir insistent sur la nécessité d’étudier « l’effet de relance » (p. 6), les « nouvelles configurations spatiales » (p. 5), et « narratives » (p. 5) qui se nourrissent toutes du spectre de la fin, à la fois désiré et redouté, conjuré et convoqué. Face à une littérature qui semble avoir épuisé toutes les expressions de la fin et de la destruction, les huit contributions, sur les onze réunies, ont l’ambition de prouver que le thème de la fin n’est pas seulement l’objet d’une déploration, mais bien la source d’une dynamique d’écriture, résumée par la notion de « dénouement », empruntée à l’essai de Lionel Ruffel4 auquel tous les articles font référence dans leur introduction respective. Se rattachant donc explicitement à la pensée de ce dernier, les responsables de la publication du volume justifient la pertinence du « dénouement » en l’opposant à la clôture définitive suggérée par le mot « fin » que les romans contemporains cherchent à miner, transgresser sans toutefois s’en libérer :
Le concept de dénouement permet selon lui de rendre compte d’une certaine tendance de la littérature contemporaine à lutter contre la conjuration de l’héritage moderne, largement mis à mal par les théories de la fin. Tournant plutôt que mort, le dénouement, contrairement à la fin, n’a rien de définitif mais ouvre au contraire sur une temporalité nouvelle appelée à prolonger et renouveler un passé qu’elle transforme (p. 6).
3L’utilisation fréquente des verbes « renouveler » et « transformer » ne laisse aucun doute sur l’intention du volume qui entend mettre fin à une association trop longtemps maintenue entre le spectre et la négativité de la perte et de la destruction, pour envisager au contraire la modalité dynamique de la hantise, souvent occultée au bénéfice de la passivité.
La relation dénouée
4Le volume, fidèle à son programme, explore les différentes formes d’écriture du dénouement qui problématisent la clôture du récit et, par conséquent, son modèle linéaire ainsi que sa fameuse tripartition en un début, un milieu, et une fin. Il offre ainsi au lecteur une nouvel éclairage sur la relation, dont les deux sens principaux, narratif et social, semblent être contenus dans la notion de « dénouement ». « Dé‑nouer » a en effet partie liée avec le nœud, métaphore classique de l’intrigue, mais aussi avec la relation au sens large, qu’elle soit intime ou politique. Or la dynamique du dénouement se présente comme une radioscopie de la complexité des relations entretenues avec l’altérité spectrale. Ainsi la relation intime se présente comme « dénouée », ni vraiment rompue ni vraiment achevée, à travers le thème de la disparition et de la quête, illustré par l’écriture autofictionnelle et métafictionnelle de deux romans, La disparition de Jimmy Sullivan de Tanguy Viel, analysé par Sylvie Cadinot‑Romerio dans « Formes et sens de la disparition dans Jimmy Sullivan ». Dans un autre article consacré à L’oreille rouge d’Eric Chevillard, le thème de la disparition et de la quête se retrouve à travers la tentative de réécriture autofictionnelle du récit de voyage, genre dont l’exotisme désormais caduc, ne finit pas, pourtant, d’inspirer l’écrivain. C’est dans un registre similaire, quoique légèrement différent, que la relation dénouée est métaphorisée non plus par la quête exploratrice, mais par l’espace, et plus précisément par le topos gothique de l’habitation hantée, telle qu’elle est étudiée par Marion Delcour à travers le roman de Jean Echenoz L’occupation des sols et deux autres romans fin de siècle. Il est à cet égard surprenant que dans cet article, il n’est fait nulle mention de la « psychogéographie », dans son versant britannique, qui s’intéresse aux phénomènes de hantise transhistorique à partir de l’occupation des mêmes lieux, ce qui aurait permis de remettre en perspective le propos5.
5Le dénouement de la relation affecte également le rapport que le sujet entretient avec son propre corps et le corps social, thème particulièrement exploré par le roman contemporain à travers la voix spectrale du subalterne, rendue inaudible mais sollicitant l’écoute du lecteur, comme l’analyse Estelle Mathey dans le roman de Volodine, Des anges mineurs. Le corps occupe une position encore plus centrale dans le roman mexicain, tel que le présente Laurence Pagacz, dans son article « « Soy Ciudad ». Le corps désincarné dans les mégalopoles mexicaines ». Dans cette étude, la relation dénouée oscille entre l’incarnation ordinaire et hyperréaliste du corps-prison et l’aliénation destructrice dont il fait l’épreuve dans la mégalopole mexicaine. C’est dans une veine similaire qu’Alexandre Sannen parle, quant à lui, de la « désubsantialisation » des corps et des identités à laquelle sont soumis les personnages féminins de Marie Redonnet qui évoluent dans un monde flottant, entre réalité et virtualité. Ces textes, publiés pour la plupart dans les années 1980, sont interprétés comme une spectralisation de l’identité, devenue instable et fluide et une critique sociale des simulacres post‑modernes, assez proches de la pensée de Baudrillard, qui n’est pourtant jamais cité6. Parmi ces articles, il faut surtout souligner l’intérêt tout particulier du premier, intitulé « Se dénouer avec la fin : une position terminale initiale chez Gus van Sant et Jean‑Philippe Toussaint », dans lequel Natacha Pfeiffer et Alice Richir se proposent d’analyser, à travers les exemples du film Gerry (2002) de Gus van Sant et le roman Fuir de Jean‑Philippe Toussaint, les divers effets esthétiques employés par le médium littéraire et cinématographique pour dilater, retarder et enfin suspendre la fin. Subvertissant le genre bien connu du « road movie », le film et le roman mettent en relation deux mouvements en apparence contraires, l’errance et la poursuite, qui déstabilisent la linéarité, rendant ainsi toute clôture impossible. Cet article, contrairement aux précédents, paraît mieux se fondre dans la problématique générale de la fin.
L’événement : entre hantise & dénouement
6En effet, l’impression d’ensemble qui se dégage de la plupart des articles est que le thème de « l’écriture après la fin » apparaît comme un prétexte pour problématiser la relation linéaire plus que la fin elle‑même. Il est évident que la relation et la fin doivent être étudiés de pair, car la fin est bien une composante de la relation, bien qu’elle ne puisse s’y limiter. Mais ce qu’il manque est la réponse à certaines questions que le lecteur est en bon droit de se poser. L’introduction fait mention de « l’imaginaire spectral » et d’une « hantise qui organiserait la narration », en citant les ouvrages de Derrida, mais en ne commentant pas davantage les possibles recoupements qu’il serait possible de faire entre le « dénouement », d’une part, et « l’épreuve de désajustement » (p. 9), d’autre part. Quelles sont justement les similitudes ou différences entre le « désajustement » et la « disjointure » dont parle Derrida ? Pourquoi est‑il fait si peu de cas de l’événement, pourtant lié à la « hantise » dans les articles ? Si la clôture de la fin suscite une telle hantise, ne faut‑il pas examiner comment l’événement est lui‑même configuré et étudier sa place ou son existence dans les récits évoqués ? On regrette que la notion de « dénouement » soit citée comme l’unique référence dans la plupart des articles, alors que l’idée maîtresse de « désajustement » est un emprunt direct à l’analyse remarquable que fait Derrida du début de Hamlet dans Spectres de Marx. Le temps de la hantise, comme la nature elle‑même de la relation est proprement « hors de ses gonds » (« out of joint »), en d’autres termes, désajustée. Derrida parle de « disjointure » dans son commentaire de la scène du fantôme :
Ce qui se dit ici du temps vaut aussi, par conséquent ou du même coup, pour l’histoire, même si cette dernière peut consister à réparer, dans des effets de conjoncture, et c’est le monde, la disjointure temporelle : « The time is out of joint », le temps est désarticulé, démis, déboîté, disloqué, le temps est détraqué, traqué et détraqué, dérangé, à la fois déréglé et fou. Le temps est hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui‑même, désajusté. Dit Hamlet (p. 42).
7En outre, la problématisation de la fin par le spectre est également présente dans Spectres de Marx, lorsque Derrida explique que le spectre défie toute chronologie linéaire, car son apparition initiale n’est en fait qu’un retour : « Question de répétition : un spectre est toujours un revenant. On ne saurait en contrôler les allées et venues parce qu’il commence par revenir » (p. 32). On peut se demander, entre autres questions, quelles sont les différences et/ou similitudes entre la hantise et le début‑retour du spectre, comme dans la structure du film de Gus van Sant, identifiée comme « position terminale initiale » par Natacha Pfeiffer et Alice Richir.
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8Le volume « Écrire après la fin : la logique spectrale à l’époque contemporaine » tente de prolonger et en même temps de dépasser l’héritage des années 1990 en transformant la stase mélancolique du spectre en dynamique de l’écriture contemporaine. La hantise de la fin semble être vue seulement à travers l’opposition entre une tradition de la fin et une innovation de « l’après‑fin ». Or, cette entreprise qui se veut innovante, est affaiblie par la relative absence de références théoriques à tout l’héritage de la hantologie derridienne, dont les analyses sur la spectralité et sur le « renouvellement esthétique » (p. 9) auraient pu sans doute tirer parti.