Violence sexuelle, lecture littérale & politique de la critique littéraire
Avertissement :
Le texte suivant évoque des cas de meurtre, de pédophilie, de viol et de torture.
1Il y a deux livres dans le livre de Michel Brix : une invitation à la lecture littérale, qui serait salutaire s’il n’en existait d’autres, et un pamphlet rétrograde mal informé. Bien des remarques que je formulerai ici à l’égard du dernier ouvrage d’un critique pour le moins prolifique seront déjà familières à ses lecteurs. Depuis quelques années en effet, le cas occupe les recensions académiques. En 2014, Fanny Lorent écrivait pour la revue de sociologie de la littérature CoNTEXTES le compte-rendu de L’Entonnoir, publié par M. Brix en 20131. Elle y décrivait un livre émaillé d’« attaques personnelles, violentes, qui semblent manquer […] quelque peu de hauteur » (p. 4), tandis que Christian Ruby, dans une recension du même ouvrage pour le site nonfiction.fr, dénonçait un argumentaire partial, approximatif et passéiste2. En 2016, Florian Besson donnait le compte-rendu d’un autre ouvrage de M. Brix, L’Amour libre, pour la revue Lectures, et parlait de chapitres conclusifs en forme de « pamphlet personnel, détaché de toute argumentation scientifique3 ».
2Il faut signaler cependant que l’étrange style de M. Brix ne fait pas consensus contre lui. Outre qu’il est salué, autant que je puisse en juger, comme un fin connaisseur de Nerval, dont les travaux reçoivent depuis plus de vingt ans des recensions élogieuses, la première édition de L’Amour libre a été accueillie par Christophe Premat comme une critique « sérieuse et documentée4 » de la Révolution sexuelle et de mai 68, tandis que l’année dernière, Anaïs Guittony s’enthousiasmait dans Lectures pour le présent ouvrage, qu’elle présentait comme une « histoire du libertinage […] dénuée d’a priori5», à même de balayer les idées néfastes des féministes sur la question.
Deux interprétations du libertinage
3L’essentiel de l’ouvrage de M. Brix consiste à prouver que le libertinage est une mauvaise chose. Si le libertinage est une mauvaise chose, c’est qu’il n’aurait pas les mérites qu’on lui prête et qu’il aurait même les effets inverses. Principalement, le libertinage ne conduirait pas à une plus grande liberté pour les femmes, qui n’en seraient guère que les victimes, et la libération sexuelle dont il ferait la promotion ouvrirait surtout la voie à une soumission grandissante de la femme aux désirs des hommes et à la conclusion logique de cette soumission, c’est-à-dire à la marchandisation des corps. En d’autres termes, M. Brix prend le contre-pied d’une interprétation concurrente du libertinage, encore défendue par l’ouvrage de C. Duflo tout juste paru, Philosophie des pornographes6.
4Cette interprétation concurrente veut que le libertinage soit une grande contribution philosophique aux Lumières, dont il porte les idéaux, et qu’il ait conduit à l’élaboration de valeurs modernes, libérant les corps et les esprits, et permettant de se débarrasser d’une morale essentiellement superstitieuse, parce que trop informée par la religion. Le libertinage rendrait la femme plus libre, parce qu’il ferait d’elle un sujet de ses désirs, et non simplement un objet d’échanges qui régule l’économie patriarcale de la conjugalité matrimoniale. Pour M. Brix, cette lecture ne tient pas, parce qu’elle fait bon marché de la violence sexuelle explicite presque partout présente dans les textes libertins.
5Une bonne partie de l’ouvrage est donc consacrée à la lecture littérale de ces textes, qu’il range implicitement en quatre catégories : Sade, Casanova, les critiques du libertinage que l’on a prises pour des textes libertins et les libertins vraiment libertins. Les libertins vraiment libertins ne seraient guère que des pornographes, dont les systèmes philosophiques, si tant qu’on puisse les reconstituer, aboutissent inévitablement à des apories, dans la mesure où la liberté de tous favoriserait la puissance de quelques-uns. Plus intéressants sont, selon M. Brix, des textes comme les Liaisons dangereuses, qui seraient des critiques sans ambiguïté du libertinage.
6Dans cette perspective, M. Brix appelle à prendre au sérieux les prétentions moralistes de certains auteurs qui, tout en décrivant des actes libertins, se défendent de vouloir inciter leurs lecteurs à la lubricité, mais se proposent tout au contraire de les édifier. Selon M. Brix, ces déclarations liminaires sont sincères et n’ont pas nécessairement pour objectif de circonvenir la censure avec un argument qui paraîtrait de toute façon à bon droit un peu faible. Les ouvrages comme celui de Laclos montrent bien toute la violence et toute la petitesse des libertins, et il faudrait être véritablement dévoyé pour ne pas reconnaître ce tableau sinistre pour ce qu’il est : une vigoureuse dénonciation.
7La dénonciation de M. Brix fonctionne ainsi à plusieurs niveaux. D’abord, il dénonce les textes libertins qui propagent une idéologie dangereuse. Le libertinage est mauvais, voilà tout. Ensuite, il dénonce les textes qui font l’apologie de la littérature libertine : leurs auteurs font de graves fautes de lecture et d’interprétation, soit par intérêt idéologique, soit simplement par incompétence. Enfin, il dénonce la tradition critique qui érige ces interprétations fautives en dogmes, une tradition critique qu’il fait naître avec les surréalistes et perpétuer par l’Université. Le livre est ainsi une charge tout à la fois contre ses contemporains et contre les auteurs du passé : il ne relève pas seulement de la critique littéraire, mais aussi de la polémique universitaire.
Un panorama général de la littérature libertine
8Les trois premiers chapitres de l’ouvrage présentent la littérature libertine en général et, surtout, la thèse forte de M. Brix : le libertinage est un processus d’asservissement des femmes. C’est un argument conservateur classique qui associe tout progrès en matière de liberté sexuelle à une défaite pour les femmes, qui se retrouveraient ainsi soumises un peu plus aux désirs masculins et à la société de consommation.
9Cet argument passe sous silence le fait que la libération sexuelle n’est pas seulement une augmentation de l’activité et de la disponibilité sexuelles, mais aussi une amélioration du contrôle autonome des femmes sur leur propre corps, notamment en matière de reproduction. Faire la critique de la libération sexuelle, c’est aussi souvent faire la critique d’un discours qui voudrait cesser d’astreindre la femme à son seul rôle reproducteur. Il n’est pas anodin que le réquisitoire virulent de M. Brix contre la libération sexuelle passe opportunément sous silence ce que cette libération signifie en termes de droits reproductifs, par exemple en matière de contraception ou d’avortement.
10Tout se passe aussi comme si la libération sexuelle n’avait de sens que dans le cadre de la relation hétérosexuelle, mais c’est oublier que cette libération ouvre la voie à d’autres combats, ceux de minorités qui profitent d’un nouveau discours sur leur sexe pour articuler leurs propres droits et se débarrasser de leurs stigmates criminels et psychiatriques. Les pratiques homosexuelles n’ont jamais droit chez M. Brix qu’à des mentions en passant, parce que leur association aux discours libéraux perturbent la bonne marche d’un pamphlet réactionnaire qui tente de se faire passer pour un appel humaniste au respect de la femme.
11Ces deux objections sont fortes, mais elles ne doivent pas nous empêcher de reconnaître qu’une bonne partie de la critique de M. Brix est solidement fondée sur les textes. Le troisième chapitre de l’ouvrage, « Les libertines introuvables » (p. 46-56), montre sans grande difficulté qu’on chercherait difficilement la parole des femmes soi-disant libérées par la philosophie libertine. D’abord, où sont les autrices féminines qui profiteraient de cette liberté et dont on pourrait penser qu’il s’en trouverait au moins quelques-unes pour la célébrer ? Ensuite, comment se fait-il que les femmes libertines soient constamment rabaissées dans la littérature ? Le chapitre V (« Punir, Mortifier, Discréditer », p. 87-105) revient sur ce point plus en détail : il montre la manière dont les femmes qui cèdent aux instances des libertins sont appelées à être répudiées par eux, publiquement exposées, vivement critiquées et ainsi de suite. Pour elles, le libertinage, s’il est révélé, équivaut à une mort sociale et la perspective de cette mort sociale, s’il ne l’est pas, ne peut que nuire au plein épanouissement personnel. Le libertinage, qui ne confine jamais à la proposition utopique radicale, et se déroule par conséquent toujours dans le cadre d’une société dominée par les hommes, est une relation profondément asymétrique, où les hommes ont toutes les chances, et les femmes aucune, de l’emporter.
12On ne saurait voir dans les textes libertins la célébration d’une philosophie de la liberté pour tous et toutes qu’en faisant abstraction de toutes les conséquences malheureuses pour celles qui en appliqueraient les préceptes, des conséquences non seulement décrites par les textes, mais activement recherchées par les libertins. Les textes disent sans ambiguïté que le libertinage n’a de saveur que dans la mesure où il est une transgression et il s’en suit logiquement qu’il lui faut des normes morales constamment reproduites pour conserver de sa force. Le libertinage n’est pas une noble lutte philosophique contre une société inégalitaire, mais le parasite de cette société, dont les règles morales servent alors à des plaisirs pour ainsi dire fétichistes.
13La critique académique aurait feint de ne pas voir dans les textes libertins l’organisation systématique de la violence sexuelle contre les femmes, en élaborant des justifications byzantines sur les jeux de rôle auxquels se livreraient prétendument les hommes et les femmes, par égard pour les conventions sociales, et en refusant de qualifier les attitudes des personnages pour ce qu’elles sont. Le libertin, selon M. Brix, a pour stratégies principales la manipulation psychologique, le mensonge, le harcèlement sexuel puis, quand la situation l’impose, le viol, avant de passer à l’humiliation publique. Ces stratégies seraient soutenues par un discours intellectualisant mais au bout du compte inconsistant, sur le prétendu appétit sexuel insatiable des femmes et leur désir naturel d’être dominées, même violemment. Apollinaire et les surréalistes, en apologistes de la violence sexuelle, auraient ouvert la voie à une réception enthousiaste de ces manuels du viol que la morale la plus élémentaire devrait pourtant nous pousser à réprouver.
14Cette réappropriation est cependant quelque peu à contre-emploi, si l’on suit le raisonnement de M. Brix, puisque, pour l’auteur, le libertinage du xviiie siècle est bien un libertinage des Lumières : il est la mise en application des systèmes philosophiques proposés par les philosophes. L’argumentaire, ici, prend le visage familier des Anti-Lumières qui nous sont contemporaines : il n’y a pas de bon et de mauvais libertinage, il n’y a que des théories philosophiques néfastes qui portent en germe la possibilité d’une désorganisation sociale, marquée par la violence sexuelle, et dont la pornographie et la pratique libertines ne sont que la mise en pratique. Si des philosophes comme Diderot se gardent bien de mettre en pratique leurs propres préceptes, ce n’est pas parce qu’ils les entendent différemment des libertins du sexe, mais au contraire parce qu’ils n’en cernent que trop bien les conséquences dangereuses.
Démonstration par l’exemple : Casanova
15Comme le propos de M. Brix n’est in fine pas littéraire, mais moral, il lui fallait un exemple qui ne se trouve pas dans la fiction, mais qui atteste bien des pratiques effectives de l’époque. L’auteur, qui fait de l’histoire de la littérature sans vraiment s’intéresser aux historiens (j’y reviendrai), ne puise pas dans les archives criminelles, psychiatriques et ecclésiastiques, pourtant abondantes, mais dans l’autobiographie de Casanova. C’est que cette autobiographie offre un double intérêt pour la démonstration de M. Brix : non seulement elle est une description a priori fondée sur le réel d’actes véritablement révoltants, mais elle vient aussi d’un auteur dont la critique littéraire a abondamment, et il est vrai assez inexplicablement, célébré la contribution à l’épanouissement collectif, à la joie de vivre, à la liberté sexuelle, au bonheur et ainsi de suite.
16M. Brix brosse un portrait sensiblement différent du célèbre auteur, qu’il présente comme un prédateur sexuel pédophile et profondément misogyne, doublé d’un escroc inconséquent. Le long chapitre qu’il lui consacre (VI, « Casanova, ou les baisers du vampire », p. 106-192) vient faire la preuve que la paraphrase est un exercice parfois salutaire. M. Brix invite en effet le lecteur à s’intéresser à la lettre du texte casanoviste pour y lire comment Casanova viole les femmes et les enfants, entretient les superstitions, escroque ses victimes, brutalise les domestiques, et enfin détruit les réputations et les familles. Tout cela est justifié par Casanova à partir de discours dans l’ensemble assez incohérents qu’il tricote à partir des philosophes des Lumières.
17Or, le viol chez Casanova n’est pas un moyen pour parvenir à une fin, celle de la jouissance sexuelle unilatérale, mais une composante structurelle de son imaginaire érotique : ainsi, quand une femme se donne à lui trop facilement, elle n’éveille pas son intérêt sexuel, et il faut qu’elle paraisse réticente pour que l’écrivain sente que l’aventure à un intérêt. C’est exactement l’attitude de Valmont chez Laclos, mais aussi de personnages de Crébillon. Le libertinage ne repose donc pas que sur une compréhension biaisée du consentement féminin, mais sur le principe même que l’absence de consentement constitue une justification du harcèlement sexuel et, éventuellement, du viol. Cette absence de consentement peut naître d’une résistance active ou d’une innocence qui s’explique par l’enfance de la proie. M. Brix a raison de ne pas épargner à ses lecteurs le détail de certains exploits de Casanova :
Pour que la marque laissée sur les femmes soit ineffaçable, le séducteur s’attaque de préférence, et aussi souvent qu’il le peut, à des pré-adolescentes, ou des fillettes, dont il prend le pucelage. Les épisodes où Casanova déflore de très jeunes filles vierges sont nombreux dans l’Histoire de ma vie. […] Ces passages sont pénibles à lire, et d’autant plus sordides que le séducteur — qui se révèle en ces occasions particulièrement abject — raconte qu’il a pris l’habitude d’exploiter sans scrupule l’extrême pauvreté de certains ménages pour réaliser ses « exploits ». C’est le cas par exemple en Russie et en Pologne, où il trouve des familles promptes à lui livrer des esclaves sexuelles particulièrement jeunes : ainsi, à Saint-Pétersbourg, il « achète » une fillette de douze ans (lui-même en a alors quarante), qu’il baptise « Zaïre » et qu’il refile ensuite à un architecte italien de soixante-dix ans. On peut rappeler aussi qu’il se vante d’avoir notamment initié les petites sœurs de Thérèse / Benillo, Marine et Cécile, respectivement âgée de onze et douze ans, C.C., quatorze ans, pensionnaire d’un couvent vénitien, Marianna Corticelli, treize ans, Esther, treize ans, fille d’un banquier hollandais, etc., etc. Il n’a même pas « épargné » la fille naturelle de son frère Giovanni Battista (dit « Zanetto »), Guillelmine, sa nièce de treize ans. (p. 157-158)
18On voit mal en effet comment ces exploits faits de trafic d’êtres humains et de pédophilie pourraient cadrer avec la présentation légère et glorieuse d’un Casanova qui poursuivrait librement ses plaisirs innocents, en s’affranchissant de la morale désuète de son temps. Pour M. Brix, Casanova est l’illustration d’un libertinage littéraire et philosophique mis en pratique, et par conséquent la preuve des conséquences délétères de ces Lumières dangereuses.
19M. Brix n’offre cependant guère d’analyses intéressantes sur les raisons de l’engouement contemporain pour Casanova. Il se contente de dénoncer la célébration d’un personnage dont l’intérêt chez certains ne serait guère qu’un reflet de leurs propres turpitudes, dans le cas de Sollers notamment, dont M. Brix dénonce sa défense commune avec celle de Casanova pour la pratique de l’inceste. Le cas se prêtait pourtant à des réflexions salutaires sur les mécanismes de la réception et de la canonisation littéraire, sur les processus de légitimation culturelle, et sur la cécité surprenante qui touche même les spécialistes par ailleurs les plus érudits quand il faut faire un sort à la violence sexuelle des auteurs célèbres.
Démonstration par l’absurde : Sade
20Ce qui est sûr, c’est que, pour M. Brix, il y a quelque chose de pourri au royaume de la critique et nul cas ne l’illustre mieux que celui de Sade. Le chapitre qu’il lui consacre, presque aussi étendu que celui dévolu à Casanova (VII, « Sade et l’enfer de Sodome », p. 193-286), s’en prend lui aussi à une réception trop admirative pour les œuvres du marquis. Pour M. Brix, Sade mérite en effet qu’on s’y intéresse, pour peu qu’on accepte de le lire raisonnablement. Selon l’auteur, en effet, Sade est un libertin repenti, que la prison a converti à la morale, sinon au fond de son âme, du moins pour ce qui est de la raison et de l’esprit : après ses crimes de jeunesse, Sade consacrerait son œuvre à montrer les travers du libertinage, qui conduisent à l’insoutenable des derniers pages des Cent Vingt Journées.
21Loin de voir en Sade un surhomme qui s’affranchit radicalement de toute convention morale, M. Brix en fait plutôt un philosophe repenti, qui dénonce le caractère inéluctablement mortifère de la philosophie des Lumières. Celle-ci, en effet, est un système, et c’est un système qui ne saurait pousser qu’au meurtre et à la torture. L’exploration systématique des plaisirs, sans le cadre salutaire de la morale familiale, conduirait nécessairement aux transgressions les plus radicales et parfaitement contraires à la liberté de l’autre, puisqu’elles consistent finalement à le mutiler et à le mettre à mort. En particulier l’œuvre de Sade, et notamment Juliette, ne saurait être lue comme un tableau célébrant les libertines, puisque Juliette passe son temps à être victime de la violence des hommes et que les libertines qu’elles rencontrent font constamment l’apologie de la soumission entière des femmes aux hommes, dont l’expression censément la plus parfaite est la prostitution indiscriminée.
22En se reposant sur la correspondance de Sade, M. Brix montre qu’il est difficile de soutenir l’idée d’un marquis engagé dans sa ligne de fuite personnelle hors des contraintes du monde, puisque ses lettres sont précisément pleines de repentir ou que, au moment de la Révolution, dont on en fait un soutien fervent, il professe son soutien au roi, à défaut du régime d’abus perpétué par la noblesse. Sade serait un homme affligé peut-être des mêmes pulsions violentes que Casanova, mais qui n’aurait finalement pas choisi les embrasser, parce que la prison l’en a longuement empêché, et qui aurait consacré sa carrière à les dénoncer, en les peignant de façon si repoussante et si systématique, que ses lecteurs n’auraient d’autre choix que de s’en détourner.
23La célébration à contre-sens de Sade par la postérité permettrait alors de démontrer pour ainsi dire par l’absurde l’inanité de certains littérateurs et d’une grande partie de la critique académique. Sade sert de la sorte de point de pivot dans l’ouvrage de M. Brix : il fait basculer la réflexion sur la littérature du xviiie siècle vers le pamphlet contre la libération sexuelle en général. La dernière section du chapitre, « Rétif, Lewis, Baudelaire » (p. 273-286) amorce la transition avec les deux chapitres conclusifs (VIII, « L’Eros après Sade », p. 287-305 et « Perspectives contemporaines : le retour des libertins », p. 306-323). Basculement loin d’être injustifié, bien sûr, puisque l’on sait l’influence de Sade sur un roman comme les Onze milles verges d’Apollinaire. Mais basculement, aussi, qui décape définitivement le vernis de critique littéraire de l’ouvrage.
La famille hétérosexuelle & monogame sauvera le monde de la violence des hommes
24Après l’avant-dernier chapitre qui se contente en treize pages d’opposer l’éros romantique à l’éros surréaliste (pour résumer : rien à sauver) vient un chapitre conclusif dont il est difficile de rendre compte, parce que la cohérence n’est peut-être pas sa première qualité. Ici, l’on retrouve pêle-mêle quelques obsessions réactionnaires, entrecoupées d’une célébration de Houellebecq (fameux défenseur de la femme ?), dont il n’est pas mauvais de donner quelques citations à titre indicatif :
Il y a un parallélisme évident entre le combat voltairien pour le règne du libéralisme économique et la volonté des libertins de mettre fin au magistère moral des femmes et d’imposer la loi du désir. Les Lumières travaillaient, en fait, à légitimer l’avidité et la convoitise, sur quelque objet que celles-ci portent, argent ou plaisirs sexuels.
On retrouve ce parallélisme chez les libertins contemporains, appelés aussi « libéraux-libertaires », que l’on voit soumis à une avidité qui les pousse à rechercher non seulement les femmes, mais aussi l’argent et les biens de consommation. (p. 309-310)Ainsi, [les libertins modernes] récusent l’ordre moral, dans la mesure où celui-ci constitue un frein à l’assouvissement de leurs appétits : comme leurs modèles des Lumières, les libertins modernes vouent aux gémonies le mariage monogamique, la fidélité conjugale et la famille (il est impossible de papillonner si les femmes sont fidèles) ; de même, à partir de cautions vaguement freudiennes, ils « recrachent » les valeurs morales traditionnelles, assimilées à des conditionnements, et rejettent dans le champ de l’hystérie ou de la névrose le point de vue féminin sur l’amour, qui privilégie la durée et l’exclusivité sur le nombre, l’intensité et l’accumulation des étreintes. Ces prédateurs narcissiques, obsédés par leurs corps et leurs performances (ils rêvent de jeunesse éternelle), s’emploient à légitimer le despotisme du chacun pour soi et rendent un culte à leurs propres pulsions. (p. 311)
Les femmes ont tout à craindre, en fait, des « libertés » qui leur sont promises dans la sphère sexuelle : ainsi la contraception, ou les avancées de la chirurgie esthétique, revendiquées comme des progrès, ont en fait permis aux hommes de les instrumentaliser davantage, de les rendre plus disponibles et de mieux profiter d’elles. (p. 313)
Cette volonté de contrôle — qui se manifeste notamment par la vogue récente des sextoys — rappelle le propos des Bijoux indiscrets de Diderot ou les intrusions que faisait Casanova dans l’intimité des femmes, et correspond au désir de rendre la sexualité féminine totalement transparente. (p. 314)
25Tout y passe : mai 68, la prostitution, la pornographie, les fausses lesbiennes, l’avortement, le capitalisme des corps, les sextoys (cette invention si contemporaine), la chirurgie esthétique, et l’auteur ne se retient pas de céder aux sirènes de la reductio ad hitlerium :
Reich avait beau se dire marxiste, il n’en reste pas moins que, dans l’Allemagne nazie, certains manuels d’éducation sexuelle soutenaient ses théories et, par exemple, encourageaient les jeunes femmes à se libérer des refoulements et à rechercher des aventures extra-conjugales. (p. 314)
26Tout y passe ou presque : silence total sur la libération homosexuelle, sur la reconnaissance du viol conjugal, sur les pornographies alternatives, sur les progrès de l’éducation sexuelle, sur les féministes anarchistes anticapitalistes, sur l’organisation criminelle de la pédophilie au sein de l’Église catholique contemporaine et ainsi de suite.
27Cet argumentaire qui prend des libertés considérables non seulement avec l’exactitude historique, mais aussi parfois avec la logique la plus élémentaire, est le pendant d’une défense enthousiaste qui émaille le reste de l’ouvrage : celle de la famille, mais pas n’importe quelle famille, la famille monogame, et pas toutes les familles monogames, la famille monogame hétérosexuelle. Celle-ci constituerait depuis toujours le garant de la civilisation, selon M. Brix, et le socle sur lequel les sociétés sont bâties. Quand on s’attaque à la famille, on court droit à l’effondrement civilisationnel. Pour M. Brix, la différence des genres est une différence des sexes, et ces deux différences nécessairement indépassables fondent la morale sexuelle, qui n’a de sens qu’au sein de la famille. Contrairement donc à ce que suggérait Anaïs Guittony en recensant l’ouvrage, nous sommes loin d’avoir affaire à une histoire sans a priori, mais bien à une charge réactionnaire contre la société contemporaine et ses prétendues pratiques sexuelles, dont les textes littéraires du libertinage, analysés d’un point de vue quasi exclusivement moral, servent à faire la généalogie.
L’ouvrage de M. Brix dans le débat contemporain sur le rapport de la critique à la violence sexuelle
28Faut-il dès lors recommander la lecture du pamphlet de M. Brix ? On peut en partager la lecture littérale de certains textes, et souligner que cette lecture littérale – c’est une prise de conscience préoccupante – ne va apparemment pas de soi. Les débats qui entourent l’Agrégation de lettres modernes, et en particulier un certain poème d’André Chénier, sont là pour le rappeler. C’est dans ce contexte, je crois, qu’il faut commencer par juger de l’opportunité de lire le livre. Rappelons les faits : à l’automne 2017, des étudiants préparant l’Agrégation de lettres classiques et de lettres modernes, mais aussi un certain nombre d’enseignants et d’enseignantes, ont signé une lettre ouverte au jury du concours, pour s’interroger sur le sort qu’il fallait réserver, lors de l’explication de texte, au poème « L’Oaristys » d’André Chénier, qui représente à travers un dialogue le viol d’une bergère par un berger7. La lettre évoque le refus obstiné de certains enseignants à qualifier la scène comme un viol, et montre que les jurys des concours font preuve de beaucoup d’ambiguïté sur des questions de ce genre. Si, d’un côté, ils invitent les candidats à ne pas hésiter à identifier les préjugés antisémites ou racistes d’un auteur, de l’autre, ils déploient des trésors de sophistique pour éviter d’appeler un viol un viol ou de parler trop ouvertement de sexisme ou d’homophobie.
29On a pu reprocher sur les réseaux sociaux à cette lettre d’être la marque d’une génération devenue trop sensible et trop politiquement correcte pour se mesurer aux grands génies littéraires du passé. L’argumentaire est bien connu : il est utilisé par certains universitaires, outre-Atlantique, pour protester contre les étudiants qui réclament pour étudier un contexte sûr et bienveillant (un safe space), qui passerait à tout le moins par des avertissements ponctuels, quand le cours aborde des textes susceptibles de les confronter à des expériences traumatisantes, par exemple en lisant du Shakespeare8. Ces précautions sont vues par certains comme une forme de faiblesse morale, comme si tout un chacun devait accepter l’illumination humaniste qui vient à la lecture de Titus Andronicus, quand une femme se fait amputer par ses agresseurs après avoir été violée, pour l’empêcher de témoigner de son calvaire par la langue ou les mains. On reproche ainsi à une certaine jeunesse lettrée une sensibilité de jeunes filles pour ainsi dire amollies par le confort moderne, un reproche que je me vois pour ma part mal adresser à Jean-Christophe Abramovici, l’un des soutiens de la lettre des agrégatives et des agrégatifs.
30Cette lettre a suscité des réactions plus intéressantes, qui furent vives, et même un peu paniquées, chez des spécialistes de la littérature. Certains ont cru qu’il fallait défendre celle-ci contre une attaque qui pouvait mettre en péril sa légitimité esthétique. Sur le mode du « peut-on rire de tout ? », le débat est devenu celui-ci : peut-on jouir esthétiquement même de textes qui mettent en scène des comportements franchement réprouvables, et d’ailleurs aujourd’hui parfaitement criminels ? Le viol constituerait le cas extrême d’une remise radicale de la valeur humaniste de la littérature, c’est-à-dire de la contribution de la littérature au progrès de l’être humain, mais ce cas serait susceptible de contaminer la plus grande partie de ce continent artistique, en commençant par le sommet de son panthéon, la littérature classique française, dont on peut raisonnablement supposer, pour des raisons historiques, qu’elle a été produite pour l’essentiel par des homophobes sexistes, racistes, islamophobes et antisémites, qui de surcroît n’aimaient pas les pauvres. Tout lecteur qui aura un jour vu un classique se débattre avec Catulle ou Platon a bien conscience, par exemple, que l’homophobie n’est pas un caractère accessoire, mais bien un élément constituant de la pensée du xviie siècle et le sort qui est fait aux femmes dans les romans du xviiie ne permet guère d’ignorer le sexisme fondateur de leur esthétique.
31Je citerai parmi les réponses celle qu’Hélène Merlin-Kajman a publié sur le site Transitions, pour la bonne raison que j’ai pu y publier moi-même par le passé et qu’on ne me soupçonnera pas ainsi de choisir en cette circonstance des cibles faciles. Dans la « Saynète n°739 », H. Merlin-Kajman s’oppose à la qualification décisive du poème comme un poème de viol et propose à la place de laisser l’interprétation ouverte, pour que le lecteur puisse décider s’il s’agit ou non d’un viol, ce qui préserverait le fonctionnement esthétique de la littérature. On peut se demander à bon droit cependant s’il est bien légitime de transiger sur la définition du viol et d’inviter les lecteurs à reproduire le doute sur le consentement. Ouvrir la possibilité d’interpréter un viol autrement qu’un viol, ce n’est pas défendre la littérature, c’est défendre le viol, fût-ce involontairement. Certaines personnes à l’origine de la lettre ont d’ailleurs apporté une réponse détaillée à la saynète10.
Un ouvrage finalement assez mal documenté
32Dans cette perspective, l’ouvrage de M. Brix paraît être, au moins dans une certaine mesure, une pierre à l’édifice que la lettre ouverte contribue à construire : celle d’une critique académique qui prend ses responsabilités morales, mais aussi tout simplement techniques, et qui commence par reconnaître ce que les textes disent littéralement, sans chercher à les sublimer parce qu’ils appartiennent déjà au canon de la littérature et que ce canon est l’un des instruments de notre propre légitimité culturelle. On pourrait même arguer que les défauts si évidents de ses derniers chapitres en rendent la lecture plus recommandable, puisqu’ils inviteront n’importe quel lecteur à faire preuve de beaucoup de prudence à l’égard de l’ouvrage et lui permettront de se préserver de ce qu’il peut avoir de spécieux et de n’en tirer que ce qui y est utile. Je ne crois pas que ce soit le cas.
33Il faut d’abord refaire ici des critiques formulées dans certaines des recensions que j’ai évoquées en introduction. L’ouvrage de M. Brix est mal documenté. Ses références sont souvent anciennes, elles sont en tout cas très partielles. Il est toujours possible que l’éditeur ait demandé à l’auteur de réduire autant que possible la bibliographie et les notes de bas de page et il est difficile de juger sur ces éléments les lectures de M. Brix. On s’étonne néanmoins de l’absence de toute référence sur la philosophie de la sexualité. Pas de Foucault, ce qui est sidérant, compte tenu du thème de l’ouvrage. Rien des travaux de Julie Mazaleigue-Labaste, qui pourtant parle de la Révolution sexuelle, de Freud, de Sade, de leurs réceptions, de la morale sexuelle, des perversions, bref, de tous les thèmes essentiels des derniers chapitres11. Même des ouvrages qui feraient des adversaires pourtant faciles sont entièrement ignorés, comme le Sade d’Edmiston, dont c’est peu dire que d’affirmer qu’il éveille une certaine perplexité12. Tout cela trahit un vaste angle mort dans la documentation de M. Brix, pour tout ce qui concerne les problèmes contemporains.
34L’exemple le plus frappant en est son idée fixe que le monde contemporain se caractérise par une augmentation et une diversification constante des pratiques sexuelles et un recul de la famille monogame, alors qu’il est permis de soupçonner le contraire. L’auteur ne fait ainsi aucun cas des processus de normalisation dans les revendications homosexuelles, articulées autour du droit à constituer des familles fondées sur le mariage où l’on élève des enfants « comme les autres », ni de la réaction morale, que M. Halperin et T. Hoppe ont récemment appelée « la guerre contre le sexe13 ». Je crains que l’idée que nous vivons dans une époque dystopique où la sexualité débridée, cavalier de l’apocalypse capitaliste, ébranle les fondements de la civilisation soit difficile à étayer par une recherche sérieuse. Parallèlement, les affirmations de M. Brix sur le rôle primordial de la famille monogame, reposant sur une vision essentialiste du féminin et du masculin, me paraît difficile à soutenir en regard des acquis de la recherche ethnographique et anthropologique.
35Même si l’on admet de ne se concentrer que sur ce qui concerne censément le cœur de l’ouvrage, la littérature française du xviiie siècle, et le cœur de la méthode, l’histoire littéraire, les lacunes sont préoccupantes. Aucune place n’est faite aux nouvelles méthodes de l’histoire littéraire, qui invitent à contextualiser les textes en s’appuyant sur d’autres domaines, comme le droit, l’économie, le travail, la religion ou encore la famille. L’histoire ecclésiastique est l’une des grandes absentes de l’ouvrage : c’est comme si les libertins ne se battaient contre rien et que les confesseurs et les prédicateurs n’avaient pas leur mot à dire dans cette guerre de sexes. Façon commode, il est vrai, d’éviter de dire que l’alternative au libertinage n’était pas l’épanouissement conjugal dans une famille pleine de possibilités personnelles, mais l’enfermement progressif des femmes dans une relation matrimoniale à visée reproductive qui est censée satisfaire à toutes leurs aspirations14.
36En admettant que l’on veuille se restreindre au seul champ de la littérature, ce qui devient plus surprenant alors, c’est qu’un ouvrage qui souligne l’absence de femmes libertines ne se propose jamais de convoquer à l’appui de son argumentaire des femmes, précisément. Le xviiie siècle n’est pourtant pas avare en autrices dont les textes, qui racontent des romances et font allusion aux rapports sexuels, auraient fourni d’utiles contrepoints et auraient permis d’explorer l’hypothétique accomplissement féminin à travers la félicité conjugale et la fondation familiale.
D’autres lectures plus utiles
37Tous ces défauts seraient à la rigueur sinon pardonnables, du moins supportables, s’il n’existait pas d’autres textes qui invitent au même geste interprétatif et qui soient mieux documentés, plus rigoureux dans la méthode, plus exigeants sur le plan conceptuel, plus précis dans l’analyse littéraire et qui comportement moins d’erreurs et moins d’oublis. Heureusement, ce n’est pas le cas : les lecteurs pourront donc se procurer aisément des lectures plus stimulantes, qui partagent certains gestes salutaires, sans avoir les mêmes défauts.
38Outre l’ouvrage de Julie Mazaleigue-Labaste et celui de Patricia Ménissier déjà cités, on pourra par exemple compléter les silences historiques de M. Brix en se procurant le livre Ecclésiastiques en débauche de Myriam Deniel-Ternant15. Concernant la morale sexuelle du xviiie siècle, on peut aussi s’intéresser aux récents travaux d’Aurore Chéry sur la question de l’onanisme et des idéaux de masculinité16. Sur les ressorts linguistiques de la pornographie de la première modernité, on peut se reporter aux pages que leur a consacrés Marie-Anne Paveau dans son Discours pornographique17. Sur la question plus précisément de la violence sexuelle dans cette littérature, Roxane Darlot-Harel a récemment publié un texte tout à fait éclairant et nuancé, invitant également à une lecture littérale des livres18. Et, afin que l’on ne m’accuse pas de ne recommander que des spécialistes dont je partagerais absolument les perspectives, j’ajoute à cette liste, qui pourra être encore longue, un ouvrage avec lequel j’ai pourtant exprimé publiquement et à plusieurs reprises mes nombreux désaccords : celui que Geneviève Guilpain a consacré aux Célibataires, des femmes singulières19.
39En somme, le temps est bref et les livres nombreux : de celui de M. Brix, on peut aisément se dispenser.