Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Avril 2019 (volume 20, numéro 4)
titre article
Benoît Monginot

Fragments d’un Reverdy

Littérature, « Pierre Reverdy », n° 183, septembre 2016, Paris : Armand Colin – Dunod, 2016, 144 p., EAN 9782200930578.

1Publié en septembre 2016, ce numéro de Littérature consacré au poète Pierre Reverdy fait suite à un colloque organisé en 2008 à l’Université Paris-Sorbonne, et constitue l’un des rares volumes de la dernière décennie intégralement consacrés au poète. L’absence d’orientation thématique claire fait de cette livraison un ouvrage morcelé qui a en réalité plusieurs objets et dans lequel se rencontrent sans coïncider des approches méthodologiquement très variées : il est question de « resituer Reverdy dans la tradition moderne telle que lui-même la concevait et surtout l’inventait à mesure » (p. 7) sans que soit vraiment définie cette « tradition moderne ».

2La publication vaut donc moins pour l’ensemble proposé que par les approfondissements isolés que constituent les textes qui la composent. Elle intéresse également de par la variété des démarches qu’elle présente.

Poétique

3Les deux premières contributions abordent la poétique de Reverdy en se fondant sur un va-et-vient entre des micro-lectures précises des poèmes et l’analyse des positions du poète sur l’écriture à l’époque de Nord-Sud.

Entrer en poésie avec des Poèmes en prose

4Michel Murat s’intéresse à l’entrée en poésie de Reverdy. Quand celui-ci publie en 1915 son premier recueil, le titre qu’il choisit laisse songeur. Si l’expression « poèmes en prose »dit à la fois une économie de moyen et une certaine modestie, on ne manquera pas de remarquer que d’illustres prédécesseurs ont eu jadis la même modestie. De fait, le recueil exprime très vite et assez explicitement une distance critique vis-à-vis de Jacob et d’Apollinaire, et porte déjà la marque de cette poétique de l’image que le poète théorisera dans les textes de Nord-Sud.

5Les Poèmes en prose ne présentent pas de composition organique, bien que des échos thématiques soient ici et là repérables. Comme l’explique le critique, les points de cristallisation du sens qui nous éclairent fragmentairement sur un éventuel projet de l’auteur ou sur sa vision du monde sont alors les clausules poétiques (qui présentent souvent une orientation morale) et les cinq premiers poèmes du recueil (qui sont le lieu de prises de position sur le poème en prose et ses possibilités).

6M. Murat commente alors ces poèmes. Une lecture de « Fétiche » montre par exemple comment la figure du poète est présentée dans une exposition humble au monde, comment la poésie apparaît alors réflexivement comme un croisement de rapports, la fixation fragile d’une dispersion dont il semble impossible de tirer quelque leçon que ce soit. Le critique voit ensuite dans le poème « Envie » un hommage ambigu à Jacob. Reverdy s’y présente comme un poète dépourvu des dons de son aîné qui « a reçu toutes les images1 ». Prise de conscience douloureuse, nous dit M. Murat, mais qui n’en reste pas moins une prise de conscience critique : la verve facile, joueuse et virevoltante de Jacob ne convient pas à qui se cantonne, comme jadis Rimbaud, à « la réalité rugueuse à étreindre ». Selon M. Murat, la critique de Reverdy porte précisément sur la nature des images dont use Jacob, images reçues que le prestidigitateur parvient à faire briller. À travers la sollicitation d’autres textes du recueil et d’un conte de 1922, Au bord de l’ombre, qui reprend les mêmes thématiques, l’auteur peut alors caractériser ce qui constitue un contre-modèle pour Reverdy : « le calembour, l’allusion gratuite, le mélange des genres, le tour de force, l’absence d’émotion » (p. 18).

7Rejet du livresque, donc, qui impose un long et patient travail de déblaiement et de déconditionnement. On comprend alors qu’une telle entreprise a nécessairement une dimension déceptive et qu’elle se situe bien loin de la virtuosité littéraire de Jacob, loin aussi de l’optimisme poétique d’Apollinaire avec lequel dialogue un des poèmes du recueil2. À cet optimisme qui persiste à conférer au poète une fonction et une efficacité capitales, voire prophétiques, semble s’opposer « une inadaptation de l’artiste à sa fonction créatrice et à son rôle social » (p. 20). M. Murat affirme ainsi que, « comme Picasso et Braque en 1912, [Reverdy] emploie les mots, les situations, les décors qui sont les matériaux ordinaires de la vie ; [qu’]il partage avec eux cette pauvreté qui est la couleur du temps » (ibid.).

8On retrouve ici la conjonction éminemment reverdyenne de la poétique et de l’ethos. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles le critique propose de distinguer nettement ce que Reverdy nomme image de la métaphore. En effet, « la métaphore est un processus sémantique linguistique : un usage des mots, et elle ramène notre pensée vers le langage comme s’il était le tout de la poésie » (ibid.). L’image quant à elle serait du ressort de « l’esprit seul3 » et consisterait, plus généralement, en une simple mise en rapport. M. Murat illustre ce point à l’aide d’un commentaire de « Crépuscule4 » qui insiste sur le suspens syntaxique et logique qui préside à la construction du poème avant de conclure : « L’image ne rapproche pas les réalités pour les confondre, comme dira Breton, dans un éclair unique : elle fait paraître leurs rapports, et seule sa lumière est nouvelle » (p. 20). Où l’on comprend peut-être que l’image reverdyenne, dans sa modestie ontologique, se contentant de suggérer d’hypothétiques ressemblances à partir de fragiles contiguïtés, se distingue des projets de dévoilement encore romantiques, fondés sur la fulgurance de télescopages métaphoriques.

Une poétique de la présentation

9Dans la contribution suivante Olivier Gallet aborde un des aspects cruciaux de la poétique de Reverdy : la conception de l’œuvre comme présentation. Il se propose de mesurer la cohérence, chez le poète, des positions théoriques et de la pratique poétique à un moment de l’histoire littéraire où, comme le remarquait Laurent Jenny dans La Fin de l’intériorité5, l’esthétique présentative de Reverdy semble coïncider avec un changement de paradigme esthétique, avec l’abandon des poétiques de l’expression, que reconduiront peu ou prou les théorisations surréalistes.

10O. Gallet remarque d’abord que le terme de « présentation » est utilisé fréquemment dans le vocabulaire esthétique de l’époque pour formuler une critique de la représentation picturale : en effet, dans les années 1910, « la distinction représentation / présentation avancée par Reverdy s’effectue sur le mode formulaire de ce que la critique d’art appelle les dictons d’atelier » (p. 25).

11Le critique repère ainsi trois significations du terme chez Reverdy. La présentation s’oppose en premier lieu à la représentation considérée comme « copie servile d’un réel déjà pensé » (p. 27) ; elle s’oppose en conséquence – et c’est le deuxième point – à la répétition, au rappel d’un existant préalable (souvenir, anecdote) ; enfin, en tant qu’elle refuse tout ce que la représentation pourrait avoir d’inauthentique, de théâtral, d’affecté, la présentation doit être « source d’émotions neuves », position d’une authenticité quasiment éthique. Comme on le voit ces trois acceptions sont étroitement liées et couvrent sans solution de continuité les champs de la poétique, de l’éthique et de l’esthétique.

12Mais alors, en quoi consisterait une poétique de la présentation ? Pour tenter de répondre à cette question, O. Gallet prend l’exemple du Cadran quadrillé, recueil conçu en 1916 pour un projet de collaboration avec Juan Gris, finalement avorté. La réalisation du livre respecte plusieurs principes. Pas de répétition de textes déjà écrits : les poèmes sont tous des inédits, ils ne répètent donc pas une précédente publication (en revue, ou autre). Suppression des numéros de page : il s’agit là de déhiérarchiser les contenus et de laisser le lecteur libre de créer des rapports entre les textes. De la même manière, l’absence de ponctuation et la spatialisation du texte invitent au tissage de rapports multiples, sans toutefois y contraindre fermement, laissant une large part aux indécidabilités syntaxiques. Cette liberté d’interprétation implique corrélativement la difficulté voire l’impossibilité de reconnaître, d’identifier un référent. « Référent neuf », nous dit alors le critique, en cohérence avec une poétique qu’il qualifie alors de « créationniste » (p. 34).

13Considérant les mésaventures éditoriales du recueil – notamment le non-respect des desiderata typographiques du poète par l’éditeur – et le fait que Reverdy convertira en prose certains textes en y réinscrivant la ponctuation, O. Gallet explique que, si la poétique reverdyenne de la présentation est d’une grande fragilité (puisqu’elle dépend, occasionnellement, d’aléas typographiques et, essentiellement, de la collaboration jamais acquise d’un lecteur capable de construire les rapports suggérés), elle s’ancre néanmoins solidement dans une syntaxe qui reste plus ou moins indépendante de la spatialisation typographique du texte. Cette dernière constituerait donc, plutôt qu’une radicale nouveauté, un phénomène cohérent avec la poétique reverdyenne de l’indécidabilité syntaxique et de la multiplication des possibilités de lecture.

14On pourrait sans doute préciser davantage les différents aspects de cette poétique présentative : cela impliquerait par exemple une étude précise des brouillages syntaxiques et des actes linguistiques de référence, la prise en considération, dans les textes mêmes, des représentations autoréflexives du poème comme objet, etc. Il serait également possible de comprendre différemment le retour à une prose ponctuée à la fin des années 1920 en cela qu’il constitue peut-être un des premiers signes d’un essoufflement de la première poétique de Reverdy, la révélation des impasses d’une poésie discontinuiste et antirhétorique.

Figures du sujet lyrique

15Les deux articles suivants quittent le terrain de la poétique pour traiter de la question du sujet dans l’œuvre de Reverdy.

Reverdy bergsonien

16L’article de Jean-François Puff s’inscrit dans une tradition critique qui fait de la poésie un laboratoire où s’élaborent les redéfinitions modernes de la subjectivité. Il y aurait ainsi, « dans le champ de la tradition moderne, une contradiction appuyée sur des références philosophiques antagonistes », qu’elles soient implicites ou non : d’une part « une conception bergsonienne de l’être-soi, l’expression du moi profond, du flux de la vie intérieure, et d’autre part une philosophie du sujet comme sujet de l’action, la reprise de ces données par une conscience agissante » (p. 41). J.‑Fr. Puff se demande donc si la poésie de Reverdy « manifeste l’expression du sujet dans l’individuation de la forme » ou bien si « elle l’efface par cette individuation même, conçue non plus comme expression mais comme déliement de ce qui assurait la maîtrise du discours, à savoir le vers compté-rimé » (ibid.). La perspective est stimulante et rappelle certains des paradoxes élaborés par Jacques Rancière dans La Parole muette à propos de l’invention romantique de la littérature. Cependant, la démarche de J.‑Fr. Puff, comme l’indique le titre de l’article – « Le travail du sujet dans la poésie de Pierre Reverdy » – constitue un défi redoutable du point de vue de la méthode : comment aborder la question du « travail du sujet » tout en tenant compte des spécificités poétiques des œuvres ? Le risque, en effet, serait de verser dans une philosophie de la création ou encore dans une théorie du sujet et de faire de l’œuvre un prétexte ou l’illustration de positions philosophiques.

17S’appuyant sur une lecture de Cette émotion appelée poésie, l’auteur affirme que la théorie de la création de Reverdy rejoint sur certaines notions clés les positions de Bergson. Ainsi, l’intériorité de l’âme reverdyenne retrouvée dans et par la poésie se « [conformerait] à la pensée bergsonienne du moi profond se tissant de la singularité irréductible des états de conscience » (p. 43). D’autre part, comme chez Bergson, les signes conventionnels seraient insuffisants à l’expression de la singularité d’une âme ce qui implique la nécessité d’une singularisation des formes, une esthétique de la surprise formelle correspondant au choc de l’émotion singulière qui désarçonne le savoir désincarné du sujet.

18J.‑Fr. Puff explique ensuite, comment, selon lui, Reverdy échappe aux apories du vers librisme. Celles-ci tiendraient à la contradiction entre la spontanéité fluide de l’expression singulière et l’élaboration concertée de l’artefact poétique. Pour le critique, « le poème de Reverdy ne procède pas d’un abandon à la durée du moi profond [mais il maintient] la présence du sujet de l’action émergeant dès lors que les formes versifiées apparaissent » (p. 47). Écrit sans rature, sous la poussée du choc émotif avec la réalité, le poème reverdyen continue à relever d’une écriture de la maîtrise, de l’art intériorisé. Il procèderait ainsi d’une conjonction et d’une coïncidence du moi profond et des moyens conscients de son expression. La poésie de Reverdy se situerait alors « à la confluence de deux poussées qui à la fois se conjuguent et se limitent l’une l’autre » (p. 49).

19Au terme de cet article, on regrettera qu’à aucun moment n’ait été posé le problème d’une vérification poétique, à même les textes, de ce qu’avance l’auteur. On peut à bon droit se demander s’il existe une théorie de la création et du sujet chez Reverdy, ou si celle-ci a la même cohérence et le même statut que les positions philosophiques d’un Bergson. S’il est indéniable qu’il y a ici ou là des proximités de vocabulaire, quel statut faut-il leur donner ? Que faire aussi des réflexions du Livre de mon bord, d’En vrac, et de leur statut discursif (ce sont des notes) ? D’autre part, que me permettent d’affirmer à propos de sa poésie, les propositions de Reverdy dans sa poésie ? Il serait nécessaire de répondre à ces questions pour pouvoir affirmer qu’il « existe pour Reverdy – comme pour Bergson – une essence du sujet, et [que] c’est cette essence-là qu’il revient à la poésie de révéler en l’exprimant » (p. 49). Où l’on retrouve le geste classique des théories de la création qu’Henri Meschonnic aurait sans doute taxées d’essentialisation, et que dément patiemment, dans son lent et têtu recommencement, l’écriture même du poète.

Pour une communauté dans la distance : l’émotion poétique

20Antonio Rodriguez aborde lui aussi la question du sujet chez Reverdy en se concentrant sur les textes critiques qui font suite au silence des années de guerre. L’auteur aborde non plus quelque théorie du sujet, mais les implications indissociablement éthiques et esthétiques des propos du poète sur la poésie et « l’émotion poétique » après la Seconde Guerre mondiale, au moment où certains poètes hésitent entre silence et engagement explicite. Il se propose ainsi « de décrire comment le poète articule l’évocation lyrique des émotions, l’effet esthétique sur le lecteur et l’impact pour une communauté éthique qui dépasse les intérêts des groupes sociaux ou des identités nationales » (p. 52).

21L’émotion poétique dont parle Reverdy se définit par un « éloignement de soi » (p. 53) et se distingue d’un ethos lyrique qui incarnerait « l’expression du ressenti immédiat » pour mener à quelque sublimité douteuse parce que toujours suspecte d’égocentrisme (ibid.). Au contraire des épanchements faciles d’une lyrique autocentrée, l’émotion poétique n’est pas un simple témoignage. Elle constitue plutôt un « approfondissement de l’expérience affective », ce qui permet la transformation d’une expérience personnelle en fait esthétique partageable (p. 54). De plus, parce qu’elle est pour Reverdy une redescription du réel, l’écriture lyrique « dépasse l’arbitraire […] pour donner à penser » (ibid.) et possède donc une fonction cognitive. Enfin, dans la mesure où elle touche à l’inconnu, une telle communication s’effectue hors concept et empêche le confort d’une simple reconnaissance familière de soi ou du monde. Cela pose la question du rôle du lecteur et celle de son accès aux sens du texte puisque sa lecture de l’œuvre ne le conduit pas à retrouver purement et simplement les émotions de l’auteur (p. 55).

22A. Rodriguez montre alors comment, dans l’après-guerre, Reverdy tente de penser une communion qui ne soit ni fusion, ni rencontre du semblable, mais révélation, transmission et mise en relation de singularités susceptibles de fonder une communauté humaine qui soit « une articulation du semblable et du dissemblable, du commun et du singulier, et qui révèle l’unique, non l’identique » (p. 56). Cela passe par un retrait vis-à-vis de tout engagement intellectuel défini, par une ascèse. « Le poète se dégage dans la mesure où l’homme s’engage, et l’homme dégagé permet au poète de s’engager », affirme Reverdy dans « Circonstances de la poésie6 » comme pour nous dire que l’engagement idéologique ne peut coïncider avec celui du sujet, qu’il ne peut faire place à la reconnaissance cruciale de la singularité de soi et de l’autre sans laquelle il n’y a de communauté véritablement humaine.

23Pallier la déshumanisation historique implique donc un retour vers l’étrangeté émotionnelle, vers un commerce esthétique dont la monnaie est cette part inconnue de soi que le poème offre vertigineusement à l’autre dans un rapport à la fois distant et empathique. Le critique conclut alors :

Comment trouver une voie qui maintienne l’exigence esthétique avec l’ouverture éthique sur la communauté, tout en ne cherchant pas sa justification par les idéologies politiques ou religieuses ? Tel est l’objectif d’une poésie qui explore la constitution affective du sujet dans le monde et qui, par la pratique de la lecture, reconduit l’être-ensemble, comme fondement d’une intersubjectivité étendue à la communauté éthique. (p. 63)

24Cet article a le mérite de synthétiser certaines des positions éthiques de Reverdy, certaines de ses postulations sur la fonction de la poésie. Sans doute serait-il éclairant de confronter ces positions avec l’évolution de la poétique reverdyenne. On s’apercevrait alors peut-être que ce qui s’explicite dans les essais de l’après-guerre est déjà en germe dans l’écriture poétique dès les années 19307.

Reverdy & la peinture

25Viennent ensuite deux très belles études qui se concentrent sur les rapports de Reverdy à la peinture de son temps. La symétrie des deux contributions est remarquable : l’une explique comment les essais de Reverdy sur le cubisme mettent en œuvre une poétique singulière de l’écrit sur l’art au moment même où ils tentent de définir l’esthétique qui s’invente, tandis que l’autre montre comment les poèmes de la fin des années 1910 produisent avec leurs moyens propres une pensée aussi originale que précise du nouveau paradigme cubiste.

Une poétique des écrits sur l’art

26Françoise Nicol aborde l’ensemble des textes consacrés à l’art et réunis sous le titre Note éternelle du présent. L’auteure montre dans un premier temps comment Reverdy déjoue les codes attendus des écrits sur la peinture en affirmant trois principes fondamentaux de sa conception de l’art. Tout d’abord, l’individu est inaccessible : « une énigme sans fond8 ». L’œuvre ne donne pas accès à une connaissance de son auteur. Aussi – second principe – les anecdotes sur la vie des artistes n’ont-elles aucun sens, non plus que toute forme de « discours représentatif » (p. 67) : « la biographie est une impasse, le portrait aussi d’ailleurs » (ibid.). Enfin, Reverdy prend ses distances avec les modalités du discours critique : « n’ont droit de cité ni le compte rendu d’exposition, ni le traité dogmatique, ni même les références savantes » (p. 68). Aux développements encyclopédiques le poète préfère une contre-rhétorique de l’interruption, réticente à l’explicitation savante. Au projet argumentatif planifié, il substitue une écriture de l’improvisation. De la sorte, Reverdy se dérobe aux attentes de lecteurs qui réclameraient « un témoignage ou un avis spécialisé » (p. 69). Il se place également à hauteur d’homme, loin de toute position de surplomb définitif, à la fois spectateur et créateur lui-même.

27C’est que le travail du peintre ressemble fort à celui du poète pour Reverdy : il s’agit de rassembler, d’isoler et de créer des rapports (p. 72). Fr. Nicol explique comment l’écriture essayiste possède chez lui une poétique propre qui la rapproche de l’écriture des poèmes. Un même imaginaire la constitue, constitué des silhouettes des peintres, des rues de Montmartre, des arêtes des formes architecturales. Les noms de peintre sont considérés dans leur pleine existence sonore : ainsi de Matisse, « mat », « massif » (p. 73). Comme dans les poèmes enfin, le monde ébauché demeure fragmenté, incomplet, tout en dessinant la toile possible de multiples rapports par l’irrigation de métaphores et d’isotopies qui « transposent sur le plan de l’imaginaire [les portraits et histoires] dont il a décidé de nous priver » (p. 76).

28Fr. Nicol met ainsi en lumière les liens entre le discours théorique et la poétique de l’auteur en montrant comment le travail critique de définition que Reverdy ne cessera jamais de mener de front avec l’écriture des poèmes relève lui-même d’une poétique. Cela permet d’éviter bien des écueils et notamment de ne pas transformer Reverdy en un théoricien systématique des arts, du sujet ou de la poésie.

Comme une araignée sur sa toile : de la représentation à l’acte de lire

29Dans sa brillante contribution, Ph. Geinoz montre ensuite comment les poèmes de Reverdy proposent la thématisation condensée des mutations contemporaines des dispositifs artistiques (p. 78). Une très belle lecture de « Rives »9 met en lumière la réflexion de Reverdy sur ce que l’art de son temps fait à la représentation picturale. Deux paradigmes s’affrontent : le modèle de la représentation classique et des lois de la perspective – dont le miroir est à la fois l’outil et la métaphore – et, symbolisé dans le poème par l’image d’une toile d’araignée, l’invention cubiste que Reverdy conçoit comme un dépassement du paradigme représentatif perspectiviste. À ce propos, Ph. Geinoz rappelle que la toile d’araignée est une métaphore qui provient sans doute d’un bon mot de Delaunay à propos des œuvres de Braque et Picasso exposées dans la galerie Kahnweiler (p. 83). Selon le critique, cette métaphore dit quelque chose comme une redisposition de l’espace selon un « jeu de rapports ouvert qui […] résiste à un déploiement représentatif » (p. 82).

30Le dépaysement suscité par l’esthétique nouvelle conduit en outre à mettre en évidence la dimension constituée, fictive, des routines de la représentation :

Après avoir tenté, pour transformer le réel partagé, d’exploiter la plasticité de la représentation visuelle, au risque de perdre l’objet, Picasso et Braque en sont venus à peindre vraiment avec des éléments conventionnels – en perspective parfois – lesquels amorcent le mécanisme projectif de la reconnaissance que les disjonctions désamorcent immédiatement, de façon à susciter une prise de conscience de la conventionalité, à rendre visible cette pensée-en-fonction-l’art que signale Reverdy. Et c’est sur cette base négative, déconstructive, que peuvent ensuite apparaître, à la façon de l’image en poésie, des rapports inédits. (p. 85)

31L’auteur insiste alors sur le double aspect de cette esthétique dont on comprend qu’elle est très proche de la poétique reverdyenne. D’un côté, il y a le travail de morcellement du monde, un mouvement de saisie qui capture, fixe et isole : et c’est la toile d’araignée comme piège. De l’autre, il y a le réseau, la multiplication des parcours et des rapports : et c’est la toile comme labyrinthe, comme croisée des chemins. Ph. Geinoz conclut alors : « le jeu que laisse l’œuvre pour empêcher le déploiement d’une représentation unifiée » suppose « un regard interprétatif qui fasse jouer le dispositif proposé, comme invitent d’ailleurs implicitement à le faire nombre de tableaux de Braque ou Picasso, quand du mot « Journal » tronqué se dégage l’injonction « Jou[e] ! » » Où l’on a une brillante démonstration, par la prise en compte de la dimension réflexive de la poésie, du fait que l’acte est une théorie.

Reverdy & la poésie de la seconde moitié du xxe siècle

32Les deux dernières contributions de ce volume abordent la question de l’héritage qu’aura laissé le poète à la génération qui lui succède. Les articles de Michel Collot et de Valéry Hugotte traitent de l’influence de Reverdy sur André du Bouchet et Jacques Dupin, nés dans les années 1920 et dont la carrière littéraire débutera dans l’immédiat après-guerre. Comme le rappelle M. Collot,

beaucoup de jeunes poètes qui commencent alors à écrire se détournent du surréalisme, et certains d’entre eux, dont Jacques Dupin et André du Bouchet, trouvent dans l’œuvre de Reverdy le modèle d’un langage plus rigoureux, plus attentif au réel. (p. 94)

33C’est qu’il s’agit alors, comme le dit Jacques Dupin dans « La Difficulté du soleil », de « refuser les tentations d’un ailleurs, les illusions d’un au-delà, les images d’un futur » et de « se tenir sur la terre, au plus près des choses10 ». Du Bouchet, durant toute sa carrière – hésitant ici à rassembler l’épars pour figurer un monde, une cohérence, là à tenir le cap d’une dispersion sans remède qui imprime dans le langage, réflexivement, la question de ses propres possibilités – se souviendra du travail de soustraction et d’érosion des catégories préconstruites de notre appréhension du monde qui révèle, chez Reverdy, la radicale et abyssale extranéité de la réalité. Dupin quant à lui, en dépit d’une révolte qui tranche avec la monotonie contemplative et désespérée du poète de Solesmes, rejoint celui-ci dans l’accueil d’un vide, d’une absence, par la considération d’une inadéquation fondamentale de la parole à son objet, inadéquation qui constitue l’expérience même du sujet.

34Sans doute ces deux dernières contributions n’apportent-elles guère de nouveautés dans la mesure où les références explicites de Dupin et Du Bouchet à Reverdy indiquent une filiation claire, qui a déjà été mainte fois abordée dans la littérature consacrée à ces trois auteurs11. Elles ont cependant le mérite de rappeler l’importance de l’œuvre de Reverdy pour comprendre ce qu’aura été la poésie au xxe siècle, une fois rabattue l’espérance surréaliste, sa circonspection quant aux pouvoirs d’une poésie humble et malgré tout lyrique, qui ne pouvait pas ne pas inspirer les poètes de l’après-guerre.


***

35Ces actes ajoutent donc quelques pierres à l’édifice éparpillé des études reverdyennes : une étude de détail du projet poétique qui s’invente consciemment dans les Poèmes en prose, un aperçu synthétique de la poétique de la présentation à l’œuvre dans Cadran quadrillé, une réflexion sur les réflexions éthiques du poète dans la période de l’après-guerre ainsi que de stimulantes propositions sur la façon dont le poète se rapporte à l’art de son temps tout en incorporant à sa propre pratique de l’écriture la refonte des moyens et des fins de l’art opérée par le cubisme. L’ouvrage propose donc des pistes fécondes, sans les organiser en un parcours défini, sans non plus orienter méthodologiquement la lecture. Cela tient bien sûr à la forme même du recueil d’articles. Après les importantes publications consacrées partiellement au poète par M. Murat12 et Ph. Geinoz13, nous voudrons donc y voir une invitation à poursuivre l’étude. On pourrait ainsi espérer que le colossal travail d’édition récemment accompli par Étienne-Alain Hubert donne lieu à quelque monographie plus systématique, comme il en existe déjà pour la plupart des grands poètes de la première moitié du xxe siècle, qu’on pense par exemple aux travaux exemplaires de Michel Decaudin et Laurence Campa sur Apollinaire, ou encore à ceux de Michel Jarrety sur Valéry.