Des harpes pendues ou les impossibles de la littérature
1Voilà un ouvrage de récolement, au sens ancien du terme, c’est‑à‑dire un travail d’inventaire, lui‑même permis par un jeu de montage‑collage de différents travaux menés au fil du temps par l’auteur, Éric Benoit, et qui, ainsi rassemblés, font apparaître le chemin(ement) qu’il a parcouru. Explorant la littérature moderne, il s’est plus particulièrement aventuré sur ses terres arides, les cartographiant, s’interrogeant sur ce paradoxe qui la traverse : le constat d’une parole impossible à dire qui nourrit lui‑même une parole incessante, obstinément. C’est ainsi, du moins, qu’il présente le propos de son ouvrage dans son introduction : « ce que ce livre voudrait mettre en évidence dès se premiers chapitres, c’est ce qui fait obstacle à la littérature, et qui la provoque ainsi à être, ce contre quoi elle a obstinément à lutter, lui est aussi intérieur et intrinsèque, constitutivement » (p. 9). Or cet obstacle, il est aussitôt nommé : c’est la menace du silence.
Dire le silence, sans cesse
2Dès lors, les études qui nous sont proposées s’efforcent d’explorer les formes que prend cette lutte de la littérature avec le silence ; recensons‑les sans plus tarder : le premier chapitre, intitulé « Bouche bée », dresse le constat de l’omniprésence de ce thème de l’impuissance à dire dans la littérature, et ce depuis ses origines même comme en témoignent par exemple des vers de Sappho ou ce Psaume 137, auquel l’auteur revient à plusieurs reprises — et qui évoque ces harpes pendues par les exilés de Jérusalem qui donnent son titre à ce compte rendu, harpes pendues car les mots sont devenus impossibles, ce qui n’empêche pas les chanteurs de désirer chanter. Première obstination de la littérature : donner du sens à mon expérience singulière même si elle est incommunicable, « donner du sens au monde que j’habite, aux autres qui m’accompagnent, et au monde que j’abrite en moi » (p. 25). Mais si telle est la spécificité de la littérature en son essence, quelle est celle de la littérature moderne que l’auteur se donne le champ d’étudier plus précisément ? Nous reviendrons sur cette question qui constitue, nous semble‑t‑il, un fil rouge important de l’ouvrage ; contentons‑nous pour le moment de rappeler avec l’auteur que les événements de la modernité (les (r)évolutions du xixe, puis les traumatismes du xxe siècle) ont constitué une étape décisive dans la prise de conscience par les auteurs comme par les lecteurs de l’impuissance pratique et politique de la littérature que le silence, dès lors, menace plus encore.
3Une fois ce préalable rappelé, É. Benoit se propose d’examiner dans les chapitres suivants les formes que peut prendre l’obstination de dire malgré tout. La première, étudiée dans le second chapitre, n’est autre que l’angoisse ; cette sensation physiologique se saisit de nous en nous dessaisissant de la parole. Convoquant notamment Artaud, l’auteur rappelle que l’angoisse a précisément pour objet le néant — autre forme du silence — et voue notre identité à la déconstruction. C’est ici que l’écriture joue un rôle ambivalent : si elle peut certes avoir une valeur cathartique et devenir le support de cette identité, elle peut aussi se nourrir de cette même angoisse, dans un jeu de valorisation esthétique de cette dernière qui confine au vertige et devient non seulement dangereux mais indépassable. Ce mouvement de spirale infini nous conduit tout naturellement à la seconde forme d’obstination de la littérature présentée dans le chapitre III : le ressassement. Dans cette pratique de la parole, cette dernière se dilate, se répète, indéfiniment, se rumine aussi. S’appuyant notamment sur l’étude de Proust, l’auteur souligne que ce ressassement de la parole est sans doute à l’origine de ce rythme qui lui permet de se dire, par‑delà le silence des mots eux‑mêmes. Un détour par la psychanalyse et la théorie freudienne de la compulsion de répétition permet à l’auteur d’approfondir son analyse des sources du ressassement qui s’enracinent tantôt dans les profondeurs de l’inconscient, tantôt dans les hauteurs métaphysiques du divin et de son absence. Dans les deux cas, c’est le silence qui est au bout du chemin, et par effet de conséquence, l’impossibilité de dire qui se dit sans cesse.
4Les chapitres IV et V décentrent cependant la question de l’obstination de la littérature en la replaçant non au regard du seul sujet écrivant mais du contexte politique et culturel dans lequel elle prend forme. Dans l’étude consacrée à l’aporie de l’écriture, É. Benoit souligne ainsi comment les paradoxes constitutifs de la littérature — qui, seule, peut faire fi du principe de non‑contradiction — ont évolué au fil de l’histoire littéraire, se durcissant et se crispant au fur et à mesure que nous nous sommes rapprochés de la modernité. Partant ainsi de ce qu’il appelle les paradoxes circonstanciels et ludiques qui permettent d’affirmer, de Montaigne à Diderot en passant par Cervantès, l’autonomie de la littérature, l’auteur étudie successivement la nature des paradoxes qui nourrissent le propos de Rousseau — paradoxe qu’il qualifie de pathétique dès lors qu’il repose sur la prise de conscience douloureuse que l’écriture ne va plus de soi — puis de ceux qui irriguent la littérature de la génération de Flaubert et de Baudelaire qui affirment le droit de la littérature à se contredire elle‑même. Il en arrive ainsi à l’œuvre de Rimbaud ou encore celle de Gide qui reposent notamment sur une contestation de la littérature par elle‑même, une dissociation de l’énoncé et de l’énonciation qui n’est pas sans lien, rappelle l’auteur, avec l’histoire des idées qui vient affirmer la diffusion de principe de relativité des opinions et la dévalorisation post‑nietzschéenne des valeurs absolues. Quant au chapitre V, qui reprend la même démarche chronologique, il confronte cette fois la littérature à la tentation du nihilisme sous ses différentes formes : théologiques au xviiie, politiques et révolutionnaires ou pessimistes et ontologiques au xixe, nietzschéens et post‑traumatiques au xxe, avant, dans un second temps, d’esquisser une typologie des nihilismes qui traversent ainsi la littérature. Outre le riche travail d’inventaire que constitue cette étude, soulignons la question qui nous semble la traverser, en écho aux précédents chapitres : face à ces appels du néant, la littérature est‑elle en mesure d’offrir une porte de sortie, une voie de dépassement ? Ou contribue‑t‑elle au contraire à lui laisser passage, sous peine de s’anéantir elle‑même dans le silence ?
(Dé)tisser les fils du texte
5La richesse des analyses se laisse deviner à travers cette brève présentation du parcours : nous aimerions à ce propos revenir sur la composition de l’ouvrage qui reprend, nous l’avons rappelé, différentes contributions de l’auteur à des colloques ou à des séminaires. Cela induit, de la part du lecteur, un double mode de lecture : chaque chapitre peut en effet être lu dans sa singularité, ou dans la linéarité qui nous est ici proposée. De nombreuses références — tel le Psaume 137 — sont ainsi convoquées à plusieurs reprises, et nombre d’auteurs se retrouvent d’étude en étude, parmi lesquels nous citerons notamment Flaubert, Mallarmé, Bataille, Beckett ou Edmond Jabès entre autres. Ces reprises sont loin cependant de n’être que des redites : elles donnent à voir comment les différents champs d’analyse choisis par l’auteur se superposent les uns aux autres, tournant comme en spirale autour des mêmes textes, s’efforçant de cerner au mieux — dirions‑nous avec obstination ? — cette persévérance de la littérature à vouloir parler contre/malgré le silence qui la menace. Toutefois ce socle de références et d’auteurs modernes entre en résonance avec nombre d’autres œuvres ou théories qui dépassent d’ailleurs le seul cadre de la littérature ; c’est ainsi que l’auteur non seulement remonte aux origines de l’écriture (à travers la Bible ou les vers de Sappho) ou des temps modernes (à travers Montaigne et Cervantès), nous l’avons constaté, mais nous emmène aussi jusqu’à l’époque contemporaine en évoquant notamment la philosophie de Michel Onfray ou l’écriture de Jean‑Marie Le Clézio comme il peut également nous emmener du côté d’un auteur asiatique comme Oe Kenzaburô et ses Notes de Hiroshima convoquées au chapitre V, à l’appui de sa réflexion sur l’inspiration nihiliste de la littérature aux lendemains des traumatismes de la Seconde Guerre mondiale. Ajoutons à cela l’ouverture faite à plusieurs reprises en fin de chapitres soit vers d’autres genres littéraires (chapitre III), soit plus significativement encore vers d’autres arts (chapitre III et IV), tels que la musique, très présente, mais aussi la peinture ou le cinéma. Nous n’en finirions pas sans doute de recenser ici le corpus traversé par l’auteur : nous nous contenterons de saluer cet heureux éclectisme, non seulement pour l’ouverture qu’il permet, mais aussi et surtout pour sa pertinence. En effet, le propos de l’auteur visant à s’interroger sur un paradoxe qu’il définit comme fondamental de la littérature, et même de toute expression artistique donc, gagne à s’éclairer ainsi sous de multiples angles. Nombre des œuvres ainsi analysées s’offrent comme autant de tentatives de se heurter au mur du silence, de la parole impossible, comme autant d’exemples de cette obstination de l’écriture, qui est aussi celle, le rappelle justement l’auteur en conclusion de son introduction, de la lecture. Et les fils ainsi se croisent pour tisser la toile de fond de la parole littéraire.
Définir la modernité ?
6La diversité de ce corpus nous amène cependant à une autre question qui traverse en filigrane l’ensemble de l’ouvrage et qui mérite d’être ici à nouveau posée : qu’en est‑il de la littérature moderne dans tout cela ? Un tel concept de « modernité » a t-il encore un sens quand les apories et les paradoxes ici approchés semblent inhérents au processus d’écriture lui‑même ? L’auteur ne peut certes écarter la question, soulignant lui‑même la continuité qui s’observe depuis les origines ; son approche qu’il qualifie lui‑même d’ « historicisante », notamment dans les chapitres IV et V, confirme l’importance de cette mise en perspective dans sa réflexion. Au‑delà de l’obstination de la littérature, c’est bien cette question de la spécificité de la littérature moderne qui se donne à lire en creux. L’auteur tente de fait d’y répondre à plusieurs reprises non sans être conscient de la résistance qu’il rencontre dans cet effort de définition ; ainsi s’excuse‑t‑il par exemple, alors qu’il vient de convoquer à nouveau les harpes pendues du Psaume 137 comme emblématiques du ressassement de la parole, en ces termes : « Mais pardon de faire remonter une source de la modernité si loin dans l’Histoire. Dans l’Histoire qui ressasse ». Si l’excuse n’est qu’artifice rhétorique pour souligner, a contrario, la continuité du phénomène décrit par‑delà le temps, et partant confirmer sa pertinence, elle n’en est pas moins fort significative. De même, au chapitre suivant, prenant appui sur l’affirmation de Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture selon laquelle « la modernité commence avec la recherche d’une Littérature impossible » (p. 59), l’auteur s’empresse de préciser qu’à partir d’un tel critère il convient de repenser la « modernité » en en faisant non pas un point de rupture situable dans le temps, mais « le centrement voire la crispation de l’écriture sur ce paradoxe qui, d’épiphénoménal ou d’accidentel, serait devenu essentiel à la littérature » (p. 60). La modernité correspondrait ici à un basculement de la littérature dans une direction qu’elle suivait déjà mais qu’elle affiche de suivre plus nettement, dans une affirmation de plus en plus grande de son autonomie, à l’égard du champ social et politique notamment. C’est en cela que du jeu avec l’espace politique, la littérature en viendrait à la rupture voire l’opposition avec ce dernier au cours des xixe et xxe siècles. Car il se passe bien quelque chose tout de même. Au tournant de juin 1848, la parole va « se disjoindre de la société qui la consomme », selon une autre formule de Barthes, crise de légitimité dans laquelle Jacques Rancière, note É. Benoit, voit un tournant essentiel1. Ainsi la modernité est bien affaire de temporalité, elle a partie liée avec l’histoire des idées2 et notamment la place qu’occupe la littérature dans le champ social, bien plus qu’une question d’essence ou de définition du fait littéraire lui‑même.
Défense & illustration d’une littérature jubilatoire : méthodologie
7Nous souhaiterions pour finir faire une place au dernier chapitre de cet ouvrage, consacré à la notion3 de jubilation. Celle‑ci dénote au terme d’un chemin qui nous a conduit à nous enfoncer dans les impasses de la littérature. Elle en prend, volontairement bien sûr, le contre‑pied. Ainsi l’auteur résume‑t‑il son propre questionnement : « Mais, me disais‑je, la modernité littéraire n’est‑elle pas aussi porteuse de quelque chose de diamétralement différent, d’un tropisme radicalement opposé ? N’y a‑t‑il pas, dans la littérature moderne, une sorte de jubilation qui demanderait aussi à être rigoureusement étudiée ? » (p. 124). Constatant de fait que le terme est parfois utilisé dans la critique littéraire, il remarque en même temps l’absence de définition d’une telle notion : c’est à ce manque théorique que souhaite remédier ce chapitre. É. Benoit la présente très clairement, annonçant qu’il procéderait « en plusieurs approches théoriques (à partir de Bergson, Freud, Lacan, Barthes, Spinoza, Nietzsche), qui seront, accompagnées, chaque fois, de contrepoints littéraires, avec, parfois, des passerelles entre les différents niveaux de l’échafaudage notionnel » (p. 126).
8Le cadre ainsi posé, nous sommes invités à confronter la notion de jubilation à celles, voisines, du rire et du comique, de la joie, du plaisir et de la jouissance. Les théories philosophiques ici se répondent et/ou se complètent, permettant à l’auteur d’approcher, là encore en multipliant les points de vue, la notion qui l’intéresse. Les fils philosophiques donc, et littéraires se croisent à nouveau et finissent par tisser des éléments de définition : le premier trait caractéristique de la jubilation serait ainsi sa propension à renforcer la subjectivité du sujet qui l’éprouve. Elle participe d’un sentiment de supériorité, selon l’expression de Baudelaire, du sujet qui jubile. Elle repose sur une dynamique de débordement et d’excès de la parole littéraire, une surdétermination du texte à la fois sémantique et sémiotique. Elle est ainsi du côté d’une forme de plénitude, celle de l’enfance notamment, plutôt que du manque et du silence. Elle marquerait ainsi, second trait caractéristique, le triomphe du principe de plaisir sur le principe de la réalité, plaisir au carré tant la jubilation est joie d’être en joie d’abord, joie anticipatrice d’un plaisir imminent. Ainsi définie, elle pourrait sembler très proche du concept de jouissance mais l’approche lacanienne, complétée par l’expérience de la jubilation du jeune Sartre dans Les Mots permet de souligner ce qui les distingue et ce qui fait de la seconde une notion si intéressante aux yeux de l’auteur. En effet, la jubilation se distingue de la jouissance en ce qu’elle se situe précisément à la limite entre le plaisir et ladite jouissance : fulgurante, ne s’inscrivant pas dans la durée, la jubilation est comme un dérapage contrôlé qui permet au sujet d’être à la fois dans la libération et la régulation. Réflexivité, anticipation, rythme singulier, transgression et acceptation du réel en même temps : tels sont les traits d’une expérience jubilatoire qui n’est pas sans faire penser, suggère l’auteur, à ce que peut et veut aussi la littérature dans sa tentative désespérée, au moins en apparence, de dépasser ses propres paradoxes.
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9Ainsi l’ouvrage se termine‑t‑il sur une invitation, sur le modèle invoqué de l’œuvre de Philippe Sollers, « à la lecture, à jouir de nos lectures, à lire avec jubilation, et cela pour augmenter notre jubilation de vivre et de penser » (p. 177), dans un geste toujours à recommencer, obstinément.