De Marcel Ntsoni à Sony Labou Tansi
« Après sa mort, il y a eu un petit purgatoire. Dix ans après, il n’y avait pas énormément de choses sur Sony. Et puis, peu à peu, sa notoriété s’est élargie au-delà du public habituel de la littérature africaine. Aujourd’hui, il apparaît comme un grand écrivain qui dépasse de loin les frontières du Congo et de l’Afrique, ce qui correspond à sa volonté de s’adresser au monde entier. Il disait qu’il voulait coincer la terre entre deux mots. »
Nicolas Martin-Granel
1Membre du CIEF (Centre International d’Études Francophones) lié à la Sorbonne, Céline Gahungu a soutenu, en 2016, une thèse intitulée Élan et devenir. Sony Labou Tansi (1967-1975) : naissance d’un écrivain, dont est issu le présent essai. Chercheur associé à l’ITEM / CNRS (Institut des Textes et Manuscrits Modernes), elle codirige l’équipe « Manuscrits francophones ». Reprenant le concept d’Alain Viala, Céline Gahungu étudie, non plus un écrivain français du xviie siècle – Racine –, mais un écrivain francophone du xxe siècle : Sony Labou Tansi. Comme l’indique le titre de ce compte rendu, l’un des enjeux de l’essai est la transformation de Marcel Tsony (1947-1995) en Sony Labou Tansi. C’est en hommage à Tchicaya U Tam’si que Marcel Tsony adopte ce pseudonyme. L’essai porte sur les cahiers de jeunesse, souvent enluminés, de l’auteur, dont plusieurs pages sont reproduites et qui sont également accessibles en ligne. Le Sony Labou Tansi de C. Gahungu, au sens du livre et de la personne, n’est pas encore l’auteur de La Vie et demie (1979), mais un jeune homme qui écrit entre 1967 et 1975. L’essai se focalise donc à la fois sur la jeunesse et la genèse d’un écrivain, entre analyse interne – textuelle – et analyse externe – contextuelle. Laissant de côté les clichés de l’écrivaillon au génie pour mieux donner une idée de la fabrique de l’écrivain, entre fantasme et réalité, C. Gahungu, comme son plan l’indique, reprend et analyse l’auteur à partir de ses propres mots, en particulier ce qu’il appelle le « boulot d’écrivain ».
Jeunesse d’un écrivain (1967-1975) : les cahiers
Le concept d’« œuvre de jeunesse »
2C. Gahungu rappelle que la catégorie d’œuvre de jeunesse a d’abord été employée à propos de Flaubert par Claude Duchet, dans un article intitulé « L’écriture de jeunesse dans le texte flaubertien ». Elle problématise cette notion avant de l’appliquer à Sony Labou Tansi en indiquant les deux limites qu’elle y voit : celle de la valeur de cette littérature et celle de la durée de la jeunesse. Cette problématisation l’invite à souligner la construction intellectuelle à laquelle elle se livre :
Y aurait-il eu un jeune Sony s’il n’y avait pas eu Sony Labou Tansi ? Ce corpus existe uniquement parce que l’institution littéraire a reconnu l’écrivain à partir de 1979 ; n’eût-elle joué que ce rôle, ces milliers de pages auraient été englouties par le temps et l’oubli. La tentation téléologique qui guette le chercheur prend essentiellement deux formes : d’une part, les écrits de jeunesse ne doivent pas être perçus comme les esquisses imparfaites des œuvres futures, menue monnaie qu’on considèrerait à l’aune des réussites à venir. Toute révérence, d’autre part, est à proscrire : efforts et revers sont le lot de l’apprenti qui ne devient pas instantanément un grand écrivain, par la seule puissance de son désir. (p. 16-17)
3En conséquence, le « jeune Sony », objet de cet essai, est le fruit de l’institution littéraire parce qu’il se comprend comme l’origine de l’écrivain Sony Labou Tansi et que cette institution a entraîné une notoriété qui a permis la conservation de l’œuvre de jeunesse de l’auteur. Pour traiter ce corpus, C. Gahungu s’efforce d’éviter l’obstacle téléologique – chercher dans la jeunesse l’annonce de la maturité – et sacré – passer sous silence les faiblesses du texte de jeunesse. À rebours, la force du concept est de mettre au jour trois caractéristiques stylistiques : transparence, immédiateté et violence.
Le corpus des cahiers de Sony Labou Tansi
4Le terminus a quo choisi par C. Gahungu est l’année 1967. Il était possible d’hésiter avec l’année 1966, parce que l’auteur affirme avoir envoyé aux éditions du Seuil, à cette date, un manuscrit intitulé Le Premier pas. Ce texte n’a pas été retrouvé, et la correspondance attestée avec les éditions du Seuil débute en 1972, avec l’envoi d’un texte dont il ne nous reste plus que deux titres, L’Autre pétrole et Pétrole 15 ; C. Gahungu préfère la date objective de 1967, telle qu’elle apparaît dans Vers au vinaigre. Le terminus ad quem est, quant à lui, l’année 1975, quatre ans avant la publication de La Vie et demie.
5Le facteur d’unité de cette période, considéré comme la jeunesse de l’auteur, tient à l’aspect que présente le corpus :
Le lecteur parcourt un dédale d’inédits, ensemble mouvant d’inventions thématiques et de bifurcations stylistiques marqué par la conscience que rien n’est figé. Mémoire d’une période où peu de pesanteurs entravent l’énergie explosive de l’écriture, les manuscrits de jeunesse constituent la trace d’une histoire scripturale et psychoaffective au cours de laquelle l’écrivain emprunte sans cesse de nouvelles voies. Préserver l’autonomie de cet espace méconnu sans trancher à vif dans le continuum des cahiers – tel est le cap de cet essai consacré aux textes composés avant les œuvres qui marquent l’entrée dans la maturité. (p. 16)
6Ce corpus comprend les titres suivants. En ce qui concerne la poésie : Vers au vinaigre, La Vie privée de Satan, Les Yeux de l’espoir, La Troisième France, Poèmes de Sony Lab’ou Tansi, La Peur de crever la vie, L’Autre rive du pain quotidien. Du côté du théâtre : Monsieur Tout-court, Marie Samar, Le Bombardé, Sa Majesté le Ventre. Enfin le roman : Remboursez l’honneur, La Planète des signes, Riposter à sa gueule, La Raison, le pouvoir et le béret et Ces hommes qui fatiguent les chiffres. C. Gahungu distingue de cet ensemble polymorphe et inabouti trois textes : les poèmes parus dans La Poésie de langue française depuis 1945 (1973), Conscience de tracteur (1945) et Je soussigné cardiaque.
7C. Gahungu s’interroge sur les raisons de la conservation de ces archives de jeunesse et formule deux hypothèses. La première consiste à penser que ces coups d’essai sont déjà considérés comme des coups de maître par Sony Labou Tansi : la seconde consiste à penser qu’ils constituent une matière que l’auteur reprend et transforme dans les projets littéraires futurs.
Genèse d’un écrivain : de l’œuf à la bombe
8Les recherches sur l’origine d’un écrivain invitent métaphoriquement à chercher la naissance dans l’œuf et l’éclosion ; mais c’est davantage en termes d’explosion que Sony Labou Tansi propose sa naissance et Léda le cède à Hiroshima. Sony Labou Tansi apparaît comme un écrivain polymorphe : il est d’abord un polygraphe qui va de la poésie au roman en passant par le théâtre. Il adopte de nombreuses postures artistiques, de la malédiction à l’engagement prophétique. C. Gahungu articule la conception idéale que Sony Labou Tansi se fait de l’écrivain avec sa réalisation concrète.
Sony Labou Tansi & la langue française
9La genèse de l’écrivain passe par le difficile apprentissage du français. D’abord scolarisé en kikongo, Sony Labou Tansi acquiert la langue de Molière avec difficulté, portant souvent le symbole – ce signe d’infamie donné à l’élève qui a parlé sa langue maternelle au lieu du français – autour du cou. En outre, il est, dans sa jeunesse, accusé de plagiat par un professeur qui refuse ainsi de le croire brillant. Cette adversité explique sans doute en partie un rapport ambivalent aux institutions, bien qu’il devienne professeur et projette de passer une licence pour obtenir un poste plus stable à Brazzaville. En effet, Sony Labou Tansi critique, de façon acerbe, l’École, la Culture et la Littérature.
10Sony Labou Tansi s’inscrit pourtant dans le système littéraire francophone dont il suit l’évolution de la poésie au roman. Écrivain francophone dont la première langue est le kikongo, Sony Labou Tansi ne recourt jamais à un usage littéraire de cette langue et repousse la « culture calebasse » (p. 127) repliée sur elle-même. Sa langue d’écriture est le français, malgré « l’ombre robuste du casque colonial » (p. 124) et Sony Labou Tansi doit « cicatriser les modèles », belle expression qui indique le rapport ambivalent de l’écrivain francophone à l’écrivain français et suggère une poétique du texte coupé par une référence qui finit par s’y intégrer. C. Gahungu y voit une « esthétique de la grimace » (p. 116). Pour l’auteur, le bien écrire francophone apparaît comme une nouvelle norme qui se distingue de celle de Paris : elle consiste à être mesurément original en évitant le pastiche.
Modèle & contre-modèles proches ou lointains
11Pour l’écrivain, le modèle idéal reste Arthur Rimbaud, le poète précoce et révolutionnaire, dont l’œuvre est également une œuvre de jeunesse et de contestation, bien qu’elle soit liée à l’école. Sony Labou Tansi s’oppose à Paris sous les aspects de la négritude et de l’existentialisme. Il s’en prend donc au symbole de Léopold Sedar Senghor et invente une cohorte de néologismes pour tourner en dérision ce mouvement littéraire : « maigritude », « négration » ou encore « négrativité ». Ses foudres visent non seulement l’auteur de L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française, mais aussi son préfacier : Jean-Paul Sartre. Sony Labou Tansi invente le résistencialisme pour faire pièce à l’existentialisme et l’enragement en lieu et place de l’engagement. Comme on le voit, le rapport aux modèles est donc double : la critique de Sony Labou Tansi n’est pas stérile, mais fécondée par des modèles qui sont reconnus comme nomothètes.
12Sony Labou Tansi se situe également, de façon plus pragmatique, par rapport à trois aînés congolais : Guy Menga, Sylvain Bemba et Bobo Yengo. C. Gahungu fait alors la recension des pseudonymes qui scandent la jeunesse de l’écrivain : Sony PaulMarr, Sony Ciano-Soyinka, Sony Tendra, Marcel Sony, Sony-Lab-ou-wa-Lab’U-Tansi, Sony Lab’ou Tansy. Ces pseudonymes apparaissent bien comme des noms de plume qui indiquent les admirations littéraires de l’auteur pour Wole Soyinka ou encore Tchicaya U Tam’si. Le travail sur le nom propre cherche également à relier l’écrivain au contenu de l’œuvre. Les cahiers montrent que le travail sur le nom s’accompagne d’un travail sur la signature.
L’institution littéraire de Sony Labou Tansi
13Deux rencontres permettent à l’écrivain de s’accomplir. La première est celle de José Pivin, qui anime notamment l’émission À la poursuite des Maillots noirs. La seconde est celle de Françoise Ligier, membre du jury du concours théâtral interafricain. Ces deux rencontres donnent lieu à une correspondance qui permet de comprendre les états d’âme de Sony Labou Tansi, qui considère le premier comme un père et la seconde comme une mère. Il reçoit également des conseils de Sylvain Bemba ou encore d’Édouard Maunick.
14Le concours théâtral interafricain, à l’origine duquel on trouve la figure de Jacques Scherer, est une institution qui permet à Sony Labou Tansi d’être lu et de se frotter au monde des lettres. Le premier texte qu’il y envoie, et qui est remarqué, s’intitule Monsieur Tout-Court. Ce concours joue le rôle d’école littéraire. Sony Labou Tansi y apprend, en profondeur, à « accepter [l]e compromis afin de diffuser sa parole volcanique » (p. 148) et, de façon plus superficielle, à « sacrifier à une francophonie officielle dont il a pourtant besoin afin de fuir la nasse congolaise » (p. 144).
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15En conclusion, C. Gahungu permet de découvrir Sony Labou Tansi avant Sony Labou Tansi, dans des cahiers non publiés. Après avoir fondé théoriquement le concept d’œuvre de jeunesse et délimité un corpus, l’analyse permet de prendre en compte les projets et les réalisations littéraires de Sony Labou Tansi, des ambitions idéales aux aboutissements concrets. L’essai insiste notamment sur le rapport au centre parisien et à ses figures, au contexte littéraire congolais et au fonctionnement de la francophonie en Afrique. L’œuvre de jeunesse de Sony Labou Tansi, fort diverse, donne néanmoins accès à la genèse d’un auteur, ce qui lui confère unité et intérêt. La lecture des textes est complétée par une lecture du contexte qui permet de comprendre les stratégies mises en œuvre pour entrer en littérature, de la participation à des concours à la correspondance avec le monde des lettres. La jeunesse de l’homme rejoint donc la genèse de l’écrivain et donne à voir ce qui se construit, sous les apparences de la destruction.