Qui a peur de l’Autre ?
1Ce recueil d’articles constitue les actes d’un colloque organisé à Nancy en 2003 par l’ADIREL, et fait suite à un premier volume intitulé Les Grandes Peurs, 1. Diable, fléaux, etc. publié en 2003, avec lequel il a en commun problématique et méthode : il s’agit, dans une perspective d’histoire littéraire et d’étude des mentalités, d’étudier les « grandes peurs » liées à l’autre : comment la peur se manifeste-t-elle dans l’écriture ? D’où vient cette peur ? Écrire permet-il d’exorciser la peur de l’autre ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles les études qui suivent vont tenter de répondre, chacune à sa manière.
2La première section, « Quelques thèmes et figures emblématiques de la peur de l’autre », a un rôle de transition par rapport au premier volume, et notamment la première intervention qui porte sur le diable et la sorcellerie : Walter Stephens montre que les traités de démonologie, et notamment le célèbre Démonomanie des sorciers de Bodin, masquent à peine, sous la peur des sorciers, un véritable désir de connaître le diable. L’article suivant, de Sergio Poli, s’intéresse a une peur qui, si elle est ancienne, prend un jour nouveau au XVII° siècle, la peur de l’homme pour l’homme ; il montre comment, dans les Histoires Tragiques de Rosset et les nouvelles de Camus, est sensible la peur du peuple compris comme tout ce qui n’est pas noble. Les deux études qui viennent ensuite s’attachent à deux figures particulières emblématiques de la peur de l’autre dans la littérature : Louis Lobbes étudie la figure d’Aman dans sept tragédies françaises de l’Age classique, dont la plus célèbre est bien sûr Esther de Racine et montre comment d’une pièce à l’autre son altérité et sa cruauté sont traitées de manières diverses, selon qu’il est un personnage essentiel (allant jusqu’à être éponyme) ou non. Jane Conroy s’intéresse quant à elle à l’évolution du personnage de Mithridate toujours dans le théâtre de l’âge classique, y compris là aussi chez Racine : elle montre ainsi que cette figure historique élevée au rang de véritable « mythe littéraire » voit son évolution liée au regard porté sur l’Orient, et que la peur que suscite Mithridate s’émousse à mesure que l’on regarde l’Orient d’un œil moins hostile. Cette première section se clôt sur une communication d’Héléna Shillony concernant les figures de la femme fatale, fascinant de manière inouïe le dernier quart du XIXe siècle dont elles cristallisent les angoisses à la fois individuelles et collectives ; trois figures sont ici emblématiques : Hérodias, Salomé et Judith, parfois confondues, et notamment la seconde, qui hante l’œuvre du peintre Gustave Moreau dont les tableaux ont frappé l’imaginaire de Flaubert et de Huysmans, et plus généralement toute la littérature finiséculaire.
3La seconde section, « Fictions et fantasmes », organisée comme les autres selon une progression chronologique, s’intéresse aux peurs liées à l’autre en ce qu’il a de fictif et de fictionnel. La première étude, de Bernard Guiclot, étudie ainsi à la représentation du géant sarrasin dans quelques chansons de geste et en particulier la Bataille Loquifer, pour montrer toute l’ambiguïté de cette figure autour du XII° siècle, à la fois effrayante et valorisée moralement. Les trois études qui suivent traitent de la tératologie et de la peur du monstre ; Philippe Ménard se consacre au loup-garou, dont il dresse une typologie relative à la métamorphose dont il s’agit de comprendre les raisons et les conditions, ce qui permet de voir que, même si ces histoire ont de nombreux points communs, il n’existe pas de mythe unique du loup-garou, et qu’il ne faut pas chercher d’explications qui ne correspondraient pas à la mentalité médiévale. Christine Ferlampin-Acher s’intéresse plus généralement au monstre dans le roman médiéval, dont elle montre qu’il incarne la part d’ombre enfouie au cœur de chacun (part d’ombre liée à une sexualité mortifère et débridée : peur d’être dévoré ou déchiqueté) et que sa présence sert à transformer une angoisse (insaisissable) en peur (maîtrisable car elle est toujours peur de quelque chose) et de jouer avec. Enfin François Rigolot explique comment la représentation de la tératologie chez Rabelais et Montaigne sert le projet de désamorcer la peur que suscite l’idée du monstrueux chez le lecteur. Par la suite, Eric Francalanza, dans un article intitulé « Challe : du vécu à la mise en scène des peurs » montre comment celles-ci sont mises à distance dans les écrits autobiographiques et dramatisées dans les œuvres romanesques, où l’héroïsme se définit comme le fait de s’éprouver à travers l’autre et la peur qu’il suscite. Roger Marchal s’intéresse dans l’article qui suit au roman des lumières et à la manière dont la peur de l’autre y est appréhendée, constatant ainsi un certain paradoxe : malgré le rationalisme de l’époque, qui devrait promouvoir le relativisme moral par rapport à l’autre, cet autre (cannibale, corsaire, esclave, belle du harem…) continue à faire peur. Les deux interventions suivantes concernent le fantastique : la première, d’Ida Merello, s’intéresse exclusivement à Charles Nodier et on y apprend que si la notion d’altérité constitue le noyau central du roman gothique et du fantastique en général, dans les contes de Nodier cette relation est intériorisée. La seconde, de Joseph-Marc Bailbé s’intéresse également à Nodier mais aussi à Barbey d’Aurevilly et Jules Verne, et montre comment la peur, si elle se manifeste de manières diverses dans des œuvres qui diffèrent notamment par leur époque d’écriture, certains points communs sont néanmoins sensibles. Valérie Van Grugten s’est elle intéressée à une catégorie particulière d’altérité, les roux, et montre comment la littérature se fait l’écho des croyances populaires à leur encontre et comment les préjugés s’insinuent dans le discours littéraire, par exemple avec le personnage de Vautrin chez Balzac. La formule de Sartre « L’Enfer, c’est les autres », prise dans son sens large, pourrait selon Michel Lioure s’appliquer très justement à l’univers du nouveau théâtre en France, ce qu’il montre à travers l’analyse de plusieurs auteurs comme Adamov, Beckett, Ionesco ou encore Genet. Enfin cette section se clôt avec l’analyse par Sarah Bonomo d’un roman très contemporain, Rosie Carpe de Marie Ndiaye, où l’autre est ici la famille, particulièrement étrange et inquiétante.
4Si la précédente section s’intéressait à la peur de l’autre dans le domaine de la fiction, la suivante, intitulée « Etrangers, ennemis et barbares » s’intéresse au domaine du réel, avec de nombreuses études consacrées aux récits de voyage (où la peur est raisonnable, au vu des risques courus), ainsi les trois premières : Venceslas Bubenicek étudie ainsi l’Itinéraire d’Odoric de Pordenone (1351) où se manifestent plusieurs types de peurs de l’autre musulman (aux deux sens : la peur que l’on éprouve face à l’autre et la peur ressentie par l’autre), parfois néfastes et parfois bénéfique. Claude-Claire et René Kappler nous montrent les différentes manières d’appréhender le barbare tartare au XIII° siècle, selon que le voyageur est un missionnaire porté par sa foi ou un aventurier comme Marco Polo. Alain-Julien Surdel quant à lui étudie les récits de voyage en terre sainte et les transformations concernant l’appréhension de l’autre, entre les récits du Moyen-Age et Chateaubriand. Mais la peur de l’autre étranger n’était pas réservée aux voyageurs, et Jean Balsamo nous montre ainsi que l’étranger pouvait effrayer jusqu’à Paris même : c’est le cas des Italiens au XVI°, accusés de tous les maux (cupidité, corruption, complots politiques) à l’image de la reine Catherine de Médicis, au point que l’on peut parler de véritable « italophobie ». Les deux articles qui suivent s’intéressent à un autre attendu : le musulman. Frédéric Tinguely montre l’évolution de la peur du « Turc » entre le XVI° et le XVII° siècle, qui va dans le sens d’une atténuation ; Alia Baccar Bournaz, après quelques rappels historiques, s’intéresse exclusivement au XVII° et montre qu’à cette époque est véhiculée une image négative tant des « maures » (arabes d’Espagne) que des « barbaresques » (pirates). Les trois articles qui viennent ensuite concernent à nouveau le récit de voyage, cette fois à l’âge classique : voyage en Afrique avec Dominique Lanni qui met en avant la différence entre la vision négative des Hottentots largement véhiculée au XVII° et la vision donnée par des dessins d’un résident anonyme, qui montre une véritable envie de connaître l’autre ; Nouvelle France avec Denis Combet qui étudie chez Radisson l’héroïsme du voyageur face à la menace réelle de l’autre ; voyage un peu partout avec Sophie Linon-Chipon qui montre comment dans une large part l’illustration viatique échappe aux stéréotypes effrayants véhiculés par les textes. Autre altérité attendue : celle du « barbare », et c’est à elle que s’intéresse Françoise Susini-Anastopoulos qui montre que de la fin du XIX° au début du XX° ce thème revient en force pour désigner toute forme d’altérité. Enfin cette section se clôt par l’étude du « péril jaune » de Danrit à Peyrefitte, par Pierre-Jean Dufief qui montre comment la sinophilie du XVIII° fait place à la sinophobie.
5La dernière section, « L’Histoire et ses drames », recueille les articles ayant pour sujet les événements historiques où s’est jouée la peur de l’autre : guerres de religion d’abord, dans les deux premiers articles, l’un de Gilbert Schrenck qui étudie le témoignage des mémorialistes et l’autre de Wim J. A. Boots qui montre la perspicacité et la sagesse de Montaigne face à de tels événements. Révolution et terreur ensuite, avec trois articles : le premier est consacré par Gunnar Von Proschwitz à Beaumarchais, dont l’étude de la correspondance permet de remarquer un changement notable vis-à-vis de cette Révolution : s’il la soutient, il ne se sent pas à l’aise avec elle ; le second s’attache à la figure d’André Chénier, victime de la terreur, et dont Edouard Guitton nous montre l’absence de peur ; dans le troisième d’Huguette Krief nous apprenons comment le roman des lendemains de l’An II tire son inspiration des heures sombres de la Terreur, le Jacobin devenant une figure de l’altérité menaçante. Plus loin dans le XIX° siècle naît une nouvelle peur : celle de la modernité dont Lise Sabourin montre que les écrivains du XIX° siècle sont victimes. Néanmoins des peurs plus tangibles naissent à la fin du siècle avec deux événements traumatisants et liés : la Commune dont Emile Zola fut l’un des chroniqueurs, événement dont Raymond Trousson montre qu’il le condamne en tout cas dans l’aspect révolutionnaire qu’il prend vers la fin ; la guerre franco-prussienne qui inaugure une période où, nous montre Cristina Solé Castells, l’autre sera pour le Français l’Allemand, apprécié de manières diverses. En ce qui concerne le XX°, le grand événement traumatisant est bien sûr la Deuxième Guerre mondiale et le nazisme, sur lesquels deux articles s’attardent : Mariana Perişanu montre la manière dont Ionesco a vécu les deux grandes barbaries du XX°, à savoir le nazisme et le communisme, alors que Véronique Montémont montre la façon dont trois auteurs que rien ne rattache sinon la douleur liée à la déportation (la leur ou celle de leurs proches), Paul Celan, Georges Pérec et Marguerite Duras, retracent cette expérience dans leurs œuvres. Enfin, Jean Sarocchi étudie une peur toute particulière, celle de Camus qui craint de n’être pas écouté, pas reconnu face au parti intellectuel, lors du débat concernant l’Algérie française.
6Dans ses conclusions, Madeleine Bertaud revient sur tous ces articles, les questions qu’ils soulèvent et les réponses qu’ils apportent, et établit le lien avec l’actualité : si certaines peurs sont ponctuelles et historiquement datées, d’autres perdurent avec quelques métamorphoses, augmentant même en nombre et en intensité : l’exemple le plus frappant est bien sûr celui du terrorisme. Mais l’hypothèse fondamentale est sans doute que le barbare, finalement, est en chacun de nous.