Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Mai 2019 (volume 20, numéro 5)
titre article
Maxime Decout

Une histoire des figurations littéraires du mensonge

Figures littéraires du mensonge, Fabrice Wilhelm (dir.), Presses Universitaires de Franche-Comté, coll. « Annales littéraires », 2018, EAN 9782848676104

1Suis-je bien placé pour parler des mensonges ? Puis‑je m’en faire l’herméneute sans m’en faire le porte‑parole ? On devine que se profile ici le célèbre paradoxe crétois, dit aussi paradoxe du menteur. Celui‑ci se formule de la sorte : « Un homme déclare “Je mens”. Si c’est vrai, c’est faux. Si c’est faux, c’est vrai. » Il convient d’expliquer : s’il dit vrai en affirmant mentir alors c’est faux puisqu’il continue de mentir. Mais s’il ment en disant mentir, alors il dit vrai puisqu’il est encore en train de mentir. Dans les deux cas, l’énoncé et l’énonciation se contrarient, en raison de l’emploi du présent et du caractère autoréférentiel de l’expression. On voit bien le charme d’un tel raisonnement et tout ce que la littérature est à même d’en tirer. Si j’ai moi‑même consacré deux essais aux falsifications et resquillages en tous genres, En toute mauvaise foi (Minuit, « Paradoxe », 2015) et plus récemment Pouvoirs de l’imposture (Minuit, « Paradoxe », 2018), les mensonges n’ont pas fini d’être énigmatiques pour moi et c’est avec les réflexions que j’y ai proposées que l’ouvrage dirigé par Fabrice Wilhelm m’invite à dialoguer. Ce dernier me semble en effet précieux en ce qu’il entreprend une exploration minutieuse des représentations du mensonge à l’aide d’une véritable archéologie, au sens que lui donne Foucault, des discours littéraires, qui les confronte aux positions philosophiques et théologiques. Une telle lecture se justifie à plus d’un titre :

2Fabrice Wilhelm pointe du doigt ce qui fonde son approche : à savoir que les valeurs associées au mensonge en littérature doivent aussi être comprises en regard de la manière dont cette notion est saisie sur le terrain moral, en particulier par la philosophie et la théologie. Il ne s’agit pourtant pas de céder à une vision moralisatrice mais de mieux évaluer l’écart qui singularise le discours littéraire quand il s’empare de cette question :

3Une histoire de la représentation du mensonge dans les œuvres n’est en effet possible qu’à prendre en considération la rencontre entre ces discours, seul moyen de cerner le positionnement de la littérature et le rôle qu’ont joué ces conceptions comme valeurs à affirmer, déplacer ou repousser. Cette histoire complète d’ailleurs de manière très féconde la « petite histoire de (la) mauvaise foi » que j’avais retracée, ayant bien senti moi aussi la nécessité de tenir compte de l’évolution de paradigmes intellectuels et sociaux, de valeurs érigées en modèles ou en repoussoirs, pour cerner les modifications des formes, des idées ou des missions attribuées aux œuvres1.

4C’est pourquoi le point de départ du volume est le constat que « si la relation de la fiction et du mensonge, au cœur des débats antiques sur la légitimité de la rhétorique et la valeur philosophique du vraisemblable, suscite depuis longtemps l’intérêt des chercheurs, l’examen de ses figurations littéraires est un champ d’investigation récent et encore ouvert » (p. 9). Il est vrai que ce terrain a principalement été exploré par la narratologie qui nous a enseigné qu’une fiction ne pouvait pas mentir en tant que tel puisqu’elle relève d’abord de ce que Jean‑Marie Schaeffer appelle une « feintise ludique partagée2 ». Le lecteur le sait, consciemment ou non : les assertions produites par les fictions sont fausses mais il accepte de faire comme si elles étaient vraies dans l’espace de la fiction3. Telle n’est donc pas la question que l’ouvrage a choisi de mettre au cœur de sa réflexion. Les textes qui se suivent offrent chacun, à sa manière, un éclairage précis sur une période donnée, à partir d’œuvres fortes et révélatrices. Cette organisation chronologique est mise en perspective par la riche introduction de Fabrice Wilhelm qui nous guide dans une histoire des figurations littéraires du mensonge, s’entretissant habilement avec une étude des positions philosophiques, théologiques et psychanalytiques.

5Donnons un bref aperçu de ce riche panorama en commençant par l’un des premiers menteurs de notre littérature, Ulysse, celui qui n’hésite pas à dissimuler son intériorité et à contrefaire son identité, à la différence d’Achille par exemple qui proclame haut et fort sa détestation du mensonge. Mais, comme le note Arnaud Macé dans les pages qu’il lui consacre, si Ulysse sait donner à ses fraudes l’apparence du vrai, il n’en demeure pas moins que sa parole n’est pas disqualifiée. On se trouve à un moment très singulier où la tromperie et l’imposture n’ont pas encore pris d’assaut le texte lui-même et perturbé radicalement sa relation au lecteur4.

6Or deux penseurs vont avoir ici un rôle décisif pour la suite de cette histoire : Platon, qui reconnaît l’importance du mensonge utile, et saint Augustin, qui se penche sur le rôle de l’intention dans le mensonge, à distinguer de l’erreur et de la croyance, et va jusqu’à établir une véritable taxinomie où le mensonge se déplie selon pas moins de huit degrés. Cette pensée augustinienne trouve un écho direct dans le discours menteur de la littérature courtoise, étudié par Mathilde Grodet, alors que la Chanson de Roland replace le mensonge en lien avec le nouvel ordre du monde et la sphère politique (Philippe Haugeard). Mais la première inflexion majeure s’amorce à l’intérieur d’un genre qui, en lui‑même, semble déterminant dans la pensée du mensonge qu’il met en scène : la comédie. Goulven Oiry démontre en effet, à partir d’une cinquantaine de comédies écrites entre 1550 à 1650, que ce genre s’assortit d’une forme de mensonge très spécifique, qu’il pourrait peut‑être même prescrire, en particulier chez Molière où foisonnent les bonimenteurs et imposteurs de tous bords, pouvant être vus comme les représentants de la vie citadine que les comédies reflètent, tel un miroir, par la fiction. Il convient cependant aussi de replacer les choses dans un cadre plus large puisque, comme Fabrice Wilhelm l’indique, la question de la sincérité et de la duplicité est cruciale dans une société qui est une société de courtisans. C’est peut‑être à partir de là que le concept de mauvaise foi devient plus opérationnel que celui de mensonge pour lire les œuvres. Absence de sincérité où l’on ment en sachant fort bien que l’on ment, mais aussi structure de l’être qui, comme le démontre Sartre dans L’Être et le Néant, permet d’être ce qu’on n’est pas et ne pas être ce qu’on est5, la mauvaise foi est une conduite ambiguë dont les affinités avec le discours littéraire sont grandes. D’autant que le modèle de l’honnête homme, qui prévaut dans la société classique, repose avant tout sur une sincérité de mauvaise foi. L’honnête homme est en effet celui qui se valorise dans une fiction de soi au contact des autres. Il déguise ce qu’il est, ment à l’autre et à soi comme l’autre lui ment et se ment de manière à se rehausser mutuellement. On peut ainsi assurer que la légitimité esthétique du mensonge théâtral dépend aussi de cette légitimité absolue de la mauvaise foi en tant qu’organisateur des relations sociales. La comédie en fait jouer toutes les facettes et oppose avec finesse le simple mensonge intéressé à la mauvaise foi féconde qui fonde le modèle de l’honnête homme et le théâtre lui‑même.

7Au xviiie siècle, le rapport au mensonge change cependant, en raison de la disparition progressive du modèle de l’honnête homme, tout comme de « la morale de l’intérêt bien entendu » qui « remet conjointement en cause l’amour de la véracité et la haine du mensonge » (p. 29). France Marchal‑Minoque nous invite à cet égard à explorer l’un des cas les exemplaires de cette nouvelle pratique du mensonge inspiré, celui qui devient un principe de jubilation et un principe esthétique en tant que tel : les mystifications de Diderot où la fiction agit directement sur le réel. Ce déplacement d’accent est d’ailleurs manifeste dans la crise de l’originalité qui affecte le xviiie siècle6, s’accompagnant d’une véritable crise de la sincérité plus que de la vérité. Aussi se retrouve‑t‑on encore une fois sur le terrain de la mauvaise foi. C’est pour cette raison que Fabrice Wilhelm revient sur l’obsession de Rousseau pour la sincérité et qu’il l’interprète en lien avec sa lecture du Misanthrope de Molière. Le héros de la pièce se targue en effet de « parler franc » et a clairement vu la mauvaise foi des courtisans et de l’honnête homme qu’il dénonce. Mais lui‑même n’en est pas exempt puisque sa misanthropie, sans cesse affichée, est contestée par le simple fait qu’elle a besoin des autres pour exister. Rousseau, dans sa Lettre à d’Alembert, l’a très bien compris voyant dans le faux misanthrope de Molière un vulgaire honnête homme, pétri de mauvaise foi. Rousseau déplore que le dramaturge fasse d’Alceste un simple homme du monde, qui recourt à l’artifice quand il se réclame d’un impératif catégorique d’authenticité. Mais il ne perçoit aucunement, dans la mauvaise foi d’Alceste, une réflexion sur l’impossibilité de la sincérité. Ce refus nous dit quelles obsessions et exigences habitent Rousseau et comment elles orientent sa manière de voir le monde et la littérature7. C’est certainement à partir de lui qu’une obsession pour la sincérité, beaucoup plus que pour la vérité, va orienter l’histoire de la littérature et ses prises de position face au mensonge.

8Le xixe siècle est l’héritier de cette scission où le mensonge peut être perçu différemment dans la sphère esthétique et dans la sphère sociale. Il est l’héritier du double regard qui s’est mis en place au siècle précédent : « d’une part, une justification allègre du fait de mentir dans la tradition des Lumières sceptiques et libertines ; d’autre part, une exigence profonde de véracité construite sur de nouveaux fondements théoriques de la part de Rousseau et de Kant. » (p. 39) Le versant mystificateur et fécond du mensonge est la part que se réservent par exemple Gautier, Baudelaire et Oscar Wilde dans leur apologie de l’art comme subterfuge (Aurélia Cervoni) mais aussi Stendhal avec ses jeux de pseudonymes, de pastiches, de plagiats, en particulier dans ses Chroniques italiennes où s’invente, comme le montre Yvon Houssais, un mode singulier de relation au lecteur passant par les leurres et falsifications. L’œuvre de Balzac témoigne pour sa part de l’épanouissement du mensonge dans une société de l’intérêt et de la finance. Francesco Spandri, en se penchant sur la figure du banquier, examine la transformation profonde du rapport au mensonge en lien avec l’argent qui n’est plus seulement le représentant matériel d’une richesse actuelle mais le signe abstrait d’une richesse et d’un pouvoir potentiels. Le mensonge est devenu un influx vital premier.

9Le xxsiècle et l’époque contemporaine n’en oublient pas pour autant l’exigence de sincérité et le refus de la mauvaise foi issus de Rousseau, comme en témoignent les œuvres de Leiris ou de Sartre. Ils continuent malgré tout à abstraire le mensonge de la sphère morale, à en pluraliser les enjeux, à l’ériger en dynamique féconde, que ce soit chez Gide, où Émilie Pezar détecte une coïncidence surprenante et paradoxale de la sincérité et de l’hypocrisie, chez Céline qui construit une certaine image de l’écrivain en utilisant le mensonge à des fins politiques (Odile Roynette), Raymond Guérin (Bruno Curatolo) ou avec l’imposture chez Millet qui défie les exigences d’authenticité issues de l’autofiction (Bruno Chaouat). Mentir devient d’ailleurs un nouveau mode de relation au lecteur tel que l’analyse Jacques Poirier dans La Chute de Camus, Le Tricheur de Sacha Guitry, La Menteuse de Giraudoux ou L’Homme qui ment de Robbe‑Grillet. Tous ces textes participent visiblement et magistralement d’une véritable entreprise de dé‑moralisation de la littérature.

10Entre mensonge et mauvaise foi, cette histoire de la littérature sonde les articulations des œuvres avec des contextes socio‑historiques et des paradigmes intellectuels qui les déterminent tout comme celles‑ci les influencent. Elle circonscrit les variations et les permanences d’une relation parfois conflictuelle, parfois amoureuse, à l’origine de choix esthétiques et éthiques. L’ouvrage élabore de la sorte, autour du mensonge, un cadre conceptuel pour réfléchir à la littérature tout comme elle‑même s’y questionne. Car ce qu’il interroge est aussi la manière dont la littérature se positionne et se conçoit en regard du mensonge. Le volume paraît ainsi répondre à ce conseil de Barthes qui préconisait de construire non une histoire de la littérature mais « une histoire de l’idée de littérature8 ». Le pari semble gagné.