Transmission non‑dite rend filiation impossible
1L’ouvrage de Simona Jișa porte sur un roman de Pascale Roze : Le chasseur Zéro, paru en 1996 chez Albin Michel. S. Jișa aborde cette œuvre en entremêlant plusieurs perspectives annoncées au début de l’ouvrage : « nous appliquerons une grille d’interprétation qui emprunte ses instruments d’analyse à la critique thématique, psychologique, sociologique et à la mythocritique » (p. 6).
Des mythes
2Sur le plan mythocritique, S. Jisa fait des comparaisons entre chaque personnage et une figure mythique. Elle voit Bénédicte, la mère de Laura, comme une Perséphone (p. 32) et, suivant l’analyse de Solène Brunet, elle la compare également à Clytemnestre (p. 33). S. Jișa soutient aussi la lecture que Brunet fait du père et le voit comme un Agamemnon (p. 43). D’autre part, le beau‑père représente un Égisthe « qui tente de remplacer un Agamemnon » (46). Laura elle‑même est une Eurydice et son amant Bruno, un Orphée (60). L’amie de Laura, Nathalie, est décrite comme un « Hermès féminin » (p. 69). Enfin, Tsurukawa est Oreste (p. 77). Il n’est pas évident que toutes ces comparaisons éclairent l’analyse ; on ne voit pas bien en effet en quoi elles contribuent à une connaissance approfondie des personnages ou du récit.
Récit de filiation
3Sur le plan psychologique, S. Jișa emploie la conception de deuil élaborée par Freud. Selon elle, Bénédicte n’a pas dépassé la première étape de deuil : le choc. Elle diagnostique chez la mère une dépression pathologique. Elle suggère aussi que Laura est héritière des traces mnésiques conçues par Freud et développées dans Moïse et le monothéisme (p. 27). Quant au père, elle trouve que dans son uniforme, il représente « une instance du Surmoi qu’il est censé former dans le psychique de sa fille » (p. 42).
4S. Jișa reconnaît qu’on ne peut parler de « récit de filiation » sans évoquer Dominique Viart. Cependant, elle le fait très sommairement, en notant au passage que c’est à D. Viart qu’on doit ce terme. Il est dommage que la référence à D. Viart s'arrête là, car son analyse aurait profité d’une étude plus approfondie des caractéristiques de ce genre. Elle l’évoque rapidement une fois de plus à la page 54. Ces deux références viennent, par ailleurs, d’un seul article.
5À un moment, il faut aussi interroger la tendance d’avoir recours à ce terme chaque fois qu’il est question de famille. D. Viart a bien dirigé cette offensiveen élaborant ce qu’il considère être les caractéristiques du récit de filiation, notamment dans son article, « Nouveaux modèles de représentation de l’histoire en littérature Contemporaine ». Cela n’empêche pas qu’on perd souvent les particularités du genre. Je suis d’accord avec S. Jisa pour considérer que Le chasseur Zéro est bel et bien un récit de filiation, mais il me semble un peu problématique qu’on se contente d’employer cette étiquette, qui est devenue très à la mode, sans faire d’effort pour prouver que l’œuvre mérite bien cette appellation.
6Bien que Le chasseur Zéro manifeste l’aspect d’enquête caractéristique du récit de filiation, S. Jișa ne l’aborde pas sous cet angle. Toutefois, elle reconnaît le rôle de Nathalie dans la découverte de plusieurs détails de la vie du père de Laura. « Elle [Nathalie] fait faire à Laura des recherches sur la Guerre du Pacifique » (p. 19). Nathalie est « la manifestation apparente de la curiosité et des interrogations identitaires de Laura » (p. 68). La partie dédiée à Nathalie aurait été l’endroit parfait de parler du rôle de l’investigation dans la mise au jour de quelques détails de la vie du père. Au lieu de cela, S. Jișa préfère la comparer, à l’instar de Brunet, au chœur aristotélicien et par conséquent, manque l’occasion d’analyser ce que l’investigation apporte (ou n’apporte pas) à une meilleure connaissance du père. Or, une meilleure compréhension des mécanismes de l’enquête dans le récit de filiation aurait mieux guidé une étude de son échec.
7S. Jișa met l’accent sur la mort du père comme cause majeure de la non‑transmission de son histoire. « Sa mort place la filiation sur l’axe de l’impossible, car le père échoue dans sa mission de transmettre un héritage à sa fille et de l’éduquer pour la vie » (p. 45). Et pourtant, l’échec de la transmission est aussi la faute des autres membres de la famille. S. Jișa reconnaît bien la culpabilité de Bénédicte en la comparant à Clytemnestre. Elle cite alors Brunet : « Bien que [Bénédicte] n’ait aucune responsabilité dans la mort du père, par son silence, on pourrait considérer qu’elle le tue symboliquement une deuxième fois aux yeux de Laura, à qui une partie de son histoire lui est refusée » (p. 33). Ce silence n’est pas unique à Bénédicte, il fait partie du caractère familial. Il nous semble surprenant que S. Jișa ne cite pas le passage où Laura exprime son désir d’en connaître davantage sur son grand‑père : « Devant cet homme dont je savais si peu, une pensée désespérée me battait aux tempes : pourquoi ne m’a‑t‑il jamais raconté la guerre de 14, les tranchées, la boue, le froid, la faim, les cadavres puants, les gaz ? Pourquoi ne sais‑je rien de tout cela? » (Roze, p. 24). Car elle reconnait bien « la règle du silence qui régnait dans sa famille » (p. 13) et le « tabou » de parler du père (p. 44).
8S. Jișa ne résume pas ce problème central car elle attribue cette impossibilité à la mort du père tout en semblant indiquer que c’est la figure de Tsurukawa qui rend la filiation impossible. Comment expliquer l’obsession de Laura pour le Kamikaze Tsurukawa ? S. Jișa offre plusieurs interprétations intéressantes. Le Kamikaze représente à la fois une « figure de compensation pour Laura » (p. 84), son « désir thanatique de rejoindre ce père inconnu dans la mort » (p. 45) et la cause de la mort de son père (p. 61).
9Pour S. Jișa, analyser un récit de filiation consiste à repérer tous les liens de filiation : maternels, paternels, de proximité, éloignés, spirituels et symboliques. Elle fait tout cela dans le but de prouver les effets des relations sur un individu. « [L]es relations intrafamiliales ne peuvent pas s’absenter de la définition de l’identité de chaque personne » (p. 6). Elle professe que son but est de montrer « l’importance de la filiation dans la construction de la personnalité d’un être humain » (p. 84). Or, il serait plus exact de dire qu’elle montre à quel point l’échec de la transmission a un effet sur l’identité et la personnalité de la personne. Elle suggère que c’est à cause du silence de chaque membre de sa famille que Laura n'acquiert pas de ce dont elle a besoin pour pouvoir vivre sa vie pleinement.
10Ce n’est pas pour rien que S. Jișa soulève la distinction, due à Anne Ancelin Schützenberger, entre deux types de transmission : intergénérationnel et transgénérationel (p. 28). Cette dernière signifie « une passation des savoirs qui comprend ce qui peut être dit à haute voix, par une transmission directe, visible et décodable, non‑empêchée par des sentiments de culpabilité plus ou moins refoulés » (p. 28). D’autre part,la première désigne une situation où, selon Schützenberger, « [l]es transmissions transgénérationnelles ne sont pas dites, ce sont des secrets, des non‑dits, des choses tues, cachées, parfois interdites même de pensée » (p. 29). Il est évident que la transmission intergénérationelle existe très peu dans cette famille. S. Jișa note que Laura « a appris que la communication (humaine, verbale) n’est pas un moyen pour affronter et surpasser la mort de quelqu’un » (p. 17). Ces concepts offrent un cadre approprié pour une analyse de la transmission dans Le chasseur Zéro. L’autrice aurait pu utiliser ce concept de transmission transgénérationel pour montrer à quel point ce qui compte dans cette histoire et dans l’identité de Laura, c’est tout ce que n’a pas été dit.
11Si la filiation au père est impossible, c’est en partie aussi à cause de Tsurukawa, qui empêche une connaissance paternelle. L’obsession de Laura avec celui‑ci se fait au détriment de son père. « [L]’incroyable est que j’oubliai totalement cet homme que j’avais entrepris de chercher, il est vrai à l’instigation de Nathalie. J’oubliai tout ce que je lui avait promis de faire une fois devenue grande… » (Roze, p. 72). Tsurukawa, qui s’aligne plutôt avec « des secrets, des non‑dits, des choses tues, cachées, parfois interdites même de pensée » et détourne Laura du chemin de la vrai connaissance. Le Kamikaze est un fantasme qui s’est installé dans le vide laissé par le silence de la famille. C’est aussi peut‑être l’absence de la transmission intergénérationnelle dans sa vie qui fait que « tout ce qu’elle sait transmettre est l’histoire imaginée de la vie de Tsurukawa et de sa mort » (p. 25). Aussi bien que son échec dans le métier de professeur. Après tout, le rôle du professeur est directement lié à la transmission, celle qui se fait à haute voix, et celle à laquelle Laura n’est pas habituée. On pourrait même y voir un rapport avec la manière obsessionnelle qu’elle a de porter des boules Quies qui l’assourdissent. Elle n’a pas l’habitude d’obtenir ce dont elle a besoin par l’ouïe.
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12En fin de compte, les composantes d’une analyse intéressante sont présentes dans cet essai, mais il revient au lecteur de les assembler. En se partageant entre plusieurs grilles de lecture, l’analyse de Simona Jișa se trouve légèrement affaiblie.