Le journal intime face au sida
1Dans son article intitulé « La mort de l’auteur », Barthes dénonçait le recours systématique à la biographie de l’écrivain en matière de critique littéraire et appelait à « désacraliser l’image de l’auteur », de manière à fonder toute interprétation sur le texte en lui-même : « Donner un Auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, c’est le pourvoir d’un signifié dernier, c’est fermer l’écriture1. » L’absence de l’auteur, sa « mort », lui apparaissait comme une condition pour conférer au texte tout son potentiel créatif et interprétatif. Mais comment doit‑on lire un texte où la mort de l’auteur dépasse le stade métaphorique dont parlait Barthes ? Comment traite‑t‑on d’un texte où l’écrivain est en train de mourir au moment même où il écrit ? Par quelles représentations un auteur agonisant arrive‑t‑il à faire face non seulement à son corps déclinant, mais également à sa disparition programmée ?
2Plus particulièrement :comment un écrivain contaminé par le sida fait-il de sa dégradation corporelle progressive le cœur de son écriture ? Écrire, ce n’est pas lutter contre la maladie, ni dissiper la douleur. La littérature offre néanmoins une voie pour témoigner des bouleversements engendrés par le sida. Le petit essai de Ross Chambers, paru il y a vingt ans de cela, répond au besoin urgent de comprendre une forme d’écriture qui rend compte d’un moment crucial de l’histoire sociale, médicale et littéraire du xxe siècle.
Facing it
3L’analyse de Chambers trouve appui sur les journaux intimes vidéos tels que Silverlake Life (1993) de Tom Joslin et La Pudeur ou l’Impudeur (1990‑1991) de Hervé Guibert, ainsi que l’autobiographie d’Eric Michaels intitulée Unbecoming (1990).
4Ces trois œuvres peuvent être apparentées au genre du journal. Lorsqu’il prend conscience de sa séropositivité et de sa mort prochaine, Tom Joslin décide de consigner son existence quotidienne sous forme vidéo. Lorsqu’il meurt, Joslin a tourné presque quarante heures de rushes. C’est son ami et ancien étudiant Peter Friedman qui dirige le montage du film Silverlake Life, témoignant des derniers mois de la vie de Joslin ainsi ceux de son amant, Mark Massi. Il en va de même avec La Pudeur ou l’Impudeur d’Hervé Guibert, film diffusé à titre posthume mettant en scène les derniers moments de son existence. Quant à Unbecoming d’Eric Michaels, anthropologue d’origine américaine ayant vécu en Australie où il menait des recherches sur l’influence de la télévision sur les sociétés des Aborigènes, il s’agit d’un texte autobiographique dans lequel le chercheur présente avec lucidité sa dernière année.
5En analysant ces journaux intimes, Chambers montre que le témoignage crée de la cohérence et du sens à partir des situations caractérisées par la discontinuité et la désintégration (p. 6). Ce qui est fascine dans de telles entreprises testimoniales, c’est la construction d’un sens à partir de la douleur et de la souffrance face à la mort.
6Chambers explique que les journaux intimes des écrivains gays, qu’ils soient écrits ou filmés, sont des exercices interrompus – ce qui n’est le cas d’absolument tous les journaux intimes. À la fin se trouve une page blanche ou un écran blanc, de telles œuvres ayant rarement une conclusion. La dernière entrée aurait toujours pu être suivie de bien d’autres. C’est par son caractère abrupt que l’interruption fait signe vers le corps agonisant de l’auteur. Écrire et témoigner pour ces malades, homosexuels ou hétérosexuels, deviennent alors des actes d’« auto-décontamination » (p. 28), un moyen de faire taire un stigmate imposé à un autre tout en rendant compte du sida, source de la contamination initiale.
7Du fait de l’autorité conférée par la mort, la pratique interrompue du témoignage de l’écrivain agonisant se transforme en un acte lié à une politique, à une poétique et à une esthétique de la représentation, car la représentation y est moyen de survie (p. 39). Le journal intime survit à la vie de la personne séropositive. Bien que sa rédaction soit interrompue, la vie du texte ne fait quant à elle que commencer. En ce sens, le journal intime peut être considéré comme une continuation posthume d’une existence.
Les journaux intimes sous forme de vidéo
8À travers son analyse des journaux filmés de Guibert et Joslin, Chambers affirme que, comme la littérature, photographie et vidéo relèvent d’une technologie de la représentation produisant une présence absente (ou une absence présente). Le fait de jouer avec les idées de présence et d’absence fait des journaux intimes un spectacle fantomatique et obsédant. En ce qui concerne La Pudeur ou l’Impudeur, Guibert s’efforce de produire une représentation spectrale de son propre corps souffrant et agonisant mis en abyme. Comme le mentionne Chambers, le meilleur commentaire de ce film est une phrase du Journal d’un jeune homme devenu vieux de Gilles Barbedette : « La seule idée d’avoir à rendre compte, heure par heure, minute par minute, de son existence donne à celle‑ci un curieux aspect fantomatique » (p. 115). Par son écriture visuelle, le journal intime vidéo fantomatique de Guibert crée des images qui refusent d’être oubliées.
9Silverlake Life de Tom Joslin franchit un pas narratif au‑delà de La Pudeur ou l’Impudeur. Joslin y opère un changement rhétorique en veillant à ce que le journal intime vidéo soit un moyen de rendre visible ce que les gens pourraient refuser de voir. Contrairement au film de Guibert dans lequel le décor et la couleur locale sont minimalistes, laissant pour ainsi dire l’auteur mourir seul (« mourir à l’abri du regard de mes parents », écrit Guibert dans À l’ami qui ne m'a pas sauvé la vie2), le montage de Joslin fourmille d’objets animés et inanimés. Cette écriture visuelle invite le (télé)spectateur à intégrer la communauté de ceux qui assistent à la disparition du sujet filmant. Aux yeux de Chambers, une telle technique brave le regard homophobe et « sida‑phobe » de ceux qui refusent de reconnaître l’existence de ceux que frappe la maladie.
10De telles vidéos brouillent les frontières entre le décent et l’indécent, la pudeur et l’impudeur. Elles repoussent le seuil et les limites de la discrétion, de la réticence, de la retenue, et même de la bienséance au regard de la représentation de soi. La ligne de démarcation entre la représentation visuelle du corps agonisant et le contrôle de ses propres émotions, de son corps et de sa sexualité est néanmoins difficile à tracer. Ces témoignages de soi prennent la forme de projets didactiques impliquant le spectateur dans le processus de mort qui frappe l’écrivain ou le cinéaste (p. 70).
11Eric Michaels avance une vision plus militante et provocatrice dans son autobiographie, Unbecoming. Comparé aux approches de Guibert ou de Joslin, ce texte propose une forme viscérale du témoignage, où l’accent est mis sur l’angoisse suscitée au sein du corps social. Là où Guibert et Joslin représentent l’écrivain/le cinéaste décédant dans et à travers le texte/film, Michaels refuse d’être considéré comme victime inaudible et invisible du sida. Sa position est illustrée par une photographie, insérée dans son texte, dévoilant son corps recouvert de lésions dues au sarcome de Kaposi. Le spectacle du corps infecté et agonisant de l’auteur offense le lecteur en insistant sur ce que Chambers appelle la condition pré‑posthume de ceux qui vivent avec le sida (p. 86). Le corps visible, visiblement agonisant, exhibé dans de manière inconvenante communique la douleur de la mort provoquée par le sida.
Vivre au‑delà du journal intime
12Comme nous l’avons indiqué, les journaux intimes sur le sida sont souvent interrompus par le décès de l’auteur. La question que pose Chambers à cet égard est de savoir si cette fin interrompue du journal est en soi définitive. Et Chambers de suggérer que la fin abrupte de ces journaux intimes constitue un relais de responsabilité entre l’auteur agonisant ou décédé et le lecteur. La mort de l’auteur oblige celui auquel il s’adresse à poursuivre l’œuvre testimoniale. En lisant ou en visionnant un journal intime, lecteur ou spectateur sont invités à contribuer au témoignage, gagé en quelque sorte sur la disparition de son auteur.Le travail de témoignage nécessite cet achèvement que représente l’acte même de lecture. Ainsi chaque lecteur doit-il prendre conscience de la responsabilité que lui impose sa propre survie — responsabilité qui consister à assurer la survie du texte afin d’en propager le témoignage. Chambers explique en effet d’en décidant de mourir en écrivant, les auteurs optent inévitablement pour une alternative à leur simple disparition jugée politiquement désirable (p. 39) : au‑delà de leur mort physique, ils choisissent leur survie sociale et artistique.
13La responsabilité du lecteur est empreinte d’un sentiment d’inadéquation et, presque inévitablement, de culpabilité émanant en partie du fait d’avoir été témoin, au cours de la lecture, de la mort de l’auteur, d’avoir survécu à cette disparition progressive (p. 22). La lecture se transforme également en acte de deuil pour qui lit le journal intime. Comme le montre Chambers, de telles œuvres intimes nécessitent une réflexion sur l’acte de lecture en tant que mode de deuil. Revenons pour finir à Barthes afin de constater que celui-ci s’intéressait non à la survie (et à la continuité) mais plutôt à la substitution et ainsi à la discontinuité : en conclusion à « La mort de l’auteur », Barthes notait que « la naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur » afin d’attirer notre attention sur la discontinuité que suppose l’acte de réception. L’accent était donc déjà placé sur la lecture en fonction de la mort de l’auteur, que celle‑ci soit métaphorique ou littérale. Dans le cas d’œuvres comme celles de Joslin ou de Guibert, la substitution conduit le lecteur à éprouver sa responsabilité en poursuivrant l’acte de témoignage que supposait la lecture du journal intime (p. 127).
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14Facing It: AIDS Diaries and the Death of the Author de Ross Chambers est précieux pour sa clarté et sa rigueur théorique dans la réflexion sur les effets de l’une des plus grandes tragédies du xxe siècle. Les journaux intimes sur le SIDA, comme l’a bien montré Chambers, jouent un rôle essentiel dans la formulation des questions entrelacées du témoignage, de l’écriture, de la lecture, de la mort, et ultimement de la survie.