L’Homme Trans : négation ou exaltation du lien ?
1L’être-humain est par définition une créature prométhéenne. Cherchant sempiternellement à dépasser sa condition, il ne cesse de défier le divin en le fixant, alors qu’il est incapable de soutenir le regard de l’un de ses congénères, puisque dans l’infini de la présence et du visage de l’autre se meuvent, dans l’angle mort de sa conscience, un inaccessible et une finitude aussi insoutenable qu’énigmatique. L’homme trans est hanté par le poids de sa chair affligeant sa raison. Échapper au vivant, pour mieux affirmer sa suprématie sur toutes les autres créatures de cette terre et déjouer une destinée intolérable, est devenu un projet trans-générationnel et nous pourrions même dire, trans-civilisationnel. L’anthropocène est la résultante sur le long terme de cette hubris qui se traduit, notamment, par un changement climatique qui est le piège faustien de l’humain : son pacte avec sa part la plus sombre qui veut s’arracher ou re-déterminer sa biologie, puisqu’elle apparait comme l’ombre portée de notre mort. Tels sont les éléments de pensée qui structurent l’essai, bref et ambitieux de Bruno Chaouat, professeur de littérature et de philosophie à l’Université du Minnesota.
2L’homme trans- nous renvoie à cette agitation existentielle et ontologique qui, comme le rappelle l’auteur, en fuyant la mort, en cherchant à se désincarner ou à se réincarner, renonce aux gestes, soins symboliques et pratiques qu’exige la préservation du vivant. Le présent est incessamment fuit et délaissé pour un avenir qui n’existe que comme projection de l’esprit, à l’image de la mort précisément :
Se dénaturer, transcender la « condition humaine », c’est, pour le transhumanisme, s’opposer à une nature au mieux maladroite, au pire malveillante, à quoi les nouvelles interventions, notamment génétiques, devront remédier. (p. 41)
3Ce livre est effectivement, dans sa construction littéraire et épistémologique, une variation sur la question du transhumanisme comme expérience du vertige, comme mode d’être du vivant angoissé par sa soumission aux ordres et désordres de son corps et d’un vivant qu’il tend à chosifier, malaxer, transformer, transpercer, transcender, à se réapproprier dans une société de consommation et du spectacle qui se superposent. Ces dynamiques n’ont cessé d’être célébrées comme des « progrès » affirmant notre autorité sur un monde et sur nous-même jugés imparfaits, sans y voir une part de fétichisme propre au capitalisme à dominante néolibérale moderne pour lequel, comme nous le rappelle Anselm Jappe :
Le monde extérieur est perçu sur le mode de la projection : les objets et les personnes ne sont pas perçus pour ce qu’ils sont, mais en tant que prolongements du monde intérieur du sujet1.
4C’est cette projection comme arrachement ou détachement de la chair et du vivant, et le sens profond, existentialiste, de cette dynamique, qui se trouvent au cœur de cette réflexion.
5L’ouvrage de Br. Chaouat s’articule en trois parties distinctes, chacune d’elle possédant ses propres mouvements internes ou extensions nous rappelant à une trajectoire de pensée rhizomique propre à Deleuze, que l’auteur, par ailleurs, critique amplement dans son essai. Mais une autre sensibilité évidente dans le déploiement de cette pensée est à trouver chez Walter Benjamin, en ce sens que le présent incessamment modifié et altéré par le transhumanisme doit être compris comme un passé immédiat qui nous sert d’archive, de culture qui structure le futur. Le présent chez Br. Chaouat est le produit d’un temps long vers lequel converge histoire et avenir. Cette tentative de déchiffrage du réel passe par une exégèse des textes théoriques et de la littérature s’inscrivant dans une tradition judaïque et métaphysique humaniste articulée en trois parties : I – Comment la littérature est-elle possible à l’époque du transhumanisme ? ; II – Trans et le sujet du judaïsme ; III – Transparution. La première partie de l’ouvrage se situe en quelque sorte dans un mouvement aporétique questionnant le sujet du livre : comment la littérature, et plus essentiellement la langue, peut-elle résoudre ou combler cette fêlure ou incomplétude de l’être cherchant à dépasser sa propre condition, dès lors que la langue est elle-même l’expression d’une absence, un mouvement ou une expression spirituelle qui se substitue à la chose et qui par là-même n’est plus totalement ou véritablement cette chose qu’elle énonce ? Dans la tradition mallarméenne ou dans celle de Blanchot, le mot se dérobe au monde, à la matière, et permet d’une certaine manière de témoigner de ce qui n’est plus, donc de recréer ce qui a été, de le ré-imaginer. L’inatteignabilité de l’expérience telle qu’elle fut subsumée par Heidegger ou plus tard par Agamben2 est là : l’enfant, le « corps infans » insurmontable, indépassable, précède le corps parlant qui par la parole s'extrait du temps et le réélabore. Comme l’auteur l’affirme : « écrire, c’est surseoir à la mort, mais écrire, c’est aussi bien, s’attendre à mourir » (p. 48). Cet ailleurs ou au-delà du corps humain et d’une immanence qui est celle du vivant, c’est en quelque sorte le territoire que la littérature n’a jamais cessé de dessiner de diverses manières et que le transhumanisme semble circonscrire dans une réalité idéologique et biopolitique.
6En ce sens la pensée du critique littéraire américain Harold Bloom sert de voie de passage à Br. Chaouat, qui nous démontre comment une raison qui s’élabore dans et par la langue aboutit à une synthétisation ou réduction du monde (et du vivant), que les recherches biotechnologiques, industrielles, informatiques et électroniques de la Silicon Valley semblent terriblement bien illustrer dans une société marchande qui est également une société de contrôle des flux. Suivant une vision gnostique, si le monde (et donc le corps comme limite) que nous habitons est l’œuvre d’un mauvais démiurge, il appartient à l’être-humain de corriger cette réalité déficiente. Ces forces propres à la société industrielle et post-industrielle structurées par les logiques fétichisantes, et donc déshumanisantes du capitalisme, sont probablement plus visibles aux États-Unis qu’ailleurs. L’homo americanus invente et recrée un dieu, aux formes et visages multiples, fait à son image. Ici, ce transhumanisme devient l’expression d’une vision chosifiée de soi-même et de l’autre, parce que désincarnée. Ce sont ces virtualités et reproductions numériques qui ne sont jamais réellement nous-mêmes ou les autres, mais par l’intermédiaire desquelles nous nous jugeons, qui traversent nos réseaux sociaux et s’immiscent par le regard dans nos esprits. Si l’être est chair et esprit, que reste-t-il de ce dernier lorsque la pensée a été capturée ou vitrifiée par des algorithmes qui permettent de nous identifier et de nous orienter ? Ce fétichisme identitaire est devenu un instrument de circonscription de l’individu, permettant de reproduire, compartimenter et diriger. Ainsi, L’Homme Trans jette une lumière sur la part d’ombre du projet transhumaniste qui se présente volontiers comme une amélioration ou un dépassement du bios. La critique la plus centrale de cet ouvrage (qui s’inscrit dans une manifeste généalogie lévinassienne) est aussi une critique biopolitique dont le fil rouge de la pensée est la mise sous tutelle du vivant, son altération, ses destructions possibles, ceci impliquant les problématiques de configuration, de distribution, d’usurpation et de marchandisation des savoirs impliquant, de facto, une définition des territoires et des identités. En ce sens l’héritage herméneutique à l’œuvre est ici aussi bien foucaldien que benjaminien. L’analyse et la critique de la pensée et de l’œuvre de Judith Butler (p. 66-78) sont, à ce titre, assez exemplaires dans ce contexte. Si la théorie du genre s’édifie en système de pensée au mépris de réalités et expériences psychologiques et biologiques très diverses, c’est bien que la notion de frontière semble érigée par cette école de pensée, bien malgré elle, comme un problème, c’est-à-dire comme un refus de l’altérité au nom d’un mépris des normes qui serviraient de levier de pouvoir et de contrôle.
7Nous percevons, au fil des pages, la tragique ironie de L’Homme Trans qui se voit réassigner à son immanence et sa pure organicité en mettant en danger son espèce, le vivant dans son entièreté, dans ce monde qu’il peuple et habite et cherche à coloniser au sens littéral du terme. D’une certaine façon, le transhumanisme apparait comme une réponse anticipée adressée à l’angoisse d’exister qui n’est autre que celle de disparaitre, de mourir, et dont la folie narcissique se traduit par une négation du lien, de l’autre précisément, de nos différences collectives et singulières qui révèlent une commune présence qui fonde notre humanité.