Littératures francophones de l’archipel des Comores : un chantier ouvert
1L’ouvrage, premier de la collection Francophonies proposée par Garnier, rassemble les actes d’un colloque à la préparation mouvementée. Organisé en 2015 à Mayotte et intitulé « La littérature francophone de Mayotte, des Comores et du Sud‑Ouest de l’océan Indien : production et réception », il provoqua la virulente colère d’intellectuels et d’universitaires comoriens, qui reprochaient au titre de distinguer Mayotte et les Comores, alors même « qu’il ne saurait être question d’autre chose que d’une littérature comorienne nourrie par une même histoire, une même culture et le vécu d’un peuple1. » Une lecture attentive, ou du moins dépassionnée, aurait conduit les détracteurs de la manifestation à considérer que, de même qu’un titre tel que « Rimbaud et la modernité poétique en France et en Europe » ne nie pas l’appartenance de la France à l’Europe, l’intitulé du malheureux colloque n’exclut pas Mayotte des Comores, ni les Comores de l’Océan Indien.
2Les actes s’intitulent plus prudemment Les Littératures francophones de l’archipel des Comores, dissipant tout malentendu et renonçant aux deux axes mentionnés dans le titre du colloque : la production et la réception. N’eût‑il pas été passionnant de se pencher sur le champ littéraire comorien, où une manifestation universitaire en apparence aussi peu sujette à polémique que celle de 2015 peut susciter des écrits tels que l’inimitable « Colloque, manipulation et absurdité2 » de l’écrivain comorien Soeuf Elbadawi ? La plupart des contributeurs ignorent la dimension sociologique pour se focaliser sur les seuls textes, d’intérêts inégaux, tout comme les articles qui composent l’ouvrage.
Caractéristiques de la littérature francophone de l’archipel des Comores
3Ceux‑ci ont du moins le mérite de tenter de caractériser la littérature comorienne francophone. L’une de ses spécificités serait que, comme l’explique Nathalie Carré : « le texte français bruisse de musiques, de rythmes et de traditions propres à l’archipel » (p. 57), accordant une importance centrale aux proverbes (parfois transcrits en langues locales), à l’oralité, et particulièrement à la figure de l’anaphore (p. 58), tout droit venue des incantations des confréries soufies de l’archipel. Cynthia Volanosy Parfait met en évidence l’influence d’auteurs africains francophones (p. 160) dans les romans de Nassur Attoumani, notamment perceptible à travers l’« analogie généralisée » (p. 156), l’absence de hiérarchie entre humain, animal et végétal, qu’il déploie. L’écrivain Alain Kamal Martial note quant à lui chez Abdou Salam Baco une opposition entre l’espace urbain et l’espace villageois (p. 205), qui constitue une référence revendiquée à la littérature négro‑africaine. Moins attendu et plus intéressant encore est l’article de Mohamed Aït‑Aarab, qui présente les auteurs mahorais comme des kafirs, le terme arabe n’étant pas à prendre ici dans son sens religieux (mécréant) mais « en un sens métaphorique emprunté à Mohamed Toihiri et Soeuf Elbadawi, le kafir étant, chez les deux écrivains, celui qui introduit une dissonance dans une société » (p. 184). Aït‑Aarab insère ainsi les écrivains mahorais contemporains dans une généalogie de penseurs musulmans insoumis (p. 195).
4Dans une tentative de totalisation nécessairement simplificatrice mais éclairante, Cheikh M. S. Diop suppose que la littérature de l’archipel des Comores serait influencée par la somme de l’insularité, d’un substrat culturel africain, de l’islamisation, de l’esclavage, de la colonisation (celle‑ci étant toujours d’actualité pour ceux qui considèrent que la France occupe Mayotte) et de la francophonie.
5Résulte de ces influences une littérature engagée (chacun des cinq derniers points évoqués étant l’objet de polémiques) et souvent violente, mettant en scène « la prostitution, les viols, l’inceste, la pédophilie » (p. 128) à travers des incantations et des « cris de guerre » (p. 121), comme le souligne Thoueïbat Djoumbé. Il se peut cependant que l’autrice de l’article consacré à l’« Écriture de la violence » exagère sa dimension inattendue pour le « lecteur novice » (entendons, peu familier de la situation des Comores). Celui‑ci en effet, n’a peut‑être pas des îles l’image d’une « terre d’islam […] solidaire et chaleureuse », des « dunes de sable blanc au bord des plages à l’eau d’un bleu azuré, clair et limpide » (p. 127), mais plutôt celle d’un archipel marqué par les coups d’état et l’émigration/immigration massive, ce qui fait perdre aux textes présentés leur caractère déceptif.
6La véritable originalité est sans doute à chercher du côté de Salim Hatubou, prématurément disparu l’année du colloque, et auquel l’ouvrage est dédié. Comme le montre Wadjih S. M. Abdérémane, Hatubou propose « une réinvention » (p. 313) du patrimoine oral comorien, d’autant plus intéressante qu’elle est masquée, l’auteur affirmant dans son avant‑propos que sa grand‑mère lui a « transmis tous ces contes3. » Hatubou raconte par exemple que Mutsamudu, capitale de l’île comorienne d’Anjouan « réputée pour l’origine arabe d’une grande partie de ses habitants » (p. 318), a été fondée par Musa Mudu (en français, « Musa le noir »), chassé par les descendants des Chiraziens. L’auteur réalise ainsi une remarquable subversion du contenu des contes traditionnels, en y insérant la revendication de l’héritage bantou et le refus d’idéaliser les Arabes et les Perses.
Un rendez‑vous manqué ?
7En dépit des apports significatifs mentionnés plus haut, le contenu des différents articles s’avère souvent répétitif. C’est le cas des contributions de Christophe Cosker et d’Isabelle Denis, traitant respectivement de la postérité littéraire du Traité cédant Mayotte à la France et de celle de Bakar Koussou, contemporain de la signature du texte. Du reste, si l’hypothèse de Cosker, qui voit dans le Traité du 25 juin 1841, « l’un des hypotextes de la littérature francophone de Mayotte » (p. 148) est séduisante, elle ne s’avère guère productive, et le lecteur pourra se demander s’il avait besoin d’un ouvrage sur les littératures francophones de l’archipel des Comores pour bénéficier d’une présentation de la transtextualité selon Gérard Genette. Ailleurs dans le volume, l’étude approfondie de textes qui n’en fournissent pas tous la matière s’accompagne parfois de conseils condescendants : « l’auteur gagnerait à élargir les hypotextes thématique et esthétique » suggère ainsi Gérald Désert à Soeuf Elbadawi (p. 179) — celui‑là même qui s’opposait vertement à l’organisation du colloque.
8La dimension sociologique n’est pas pour autant entièrement laissée de côté. Ainsi l’écrivain Nassur Attoumani explique‑t‑il l’apparition tardive d’une littérature francophone à Mayotte par « un siècle de balbutiements d’une scolarisation chaotique » (p. 241). On regrette cependant l’absence d’une réflexion analogue sur la situation aux Comores indépendantes, sur le rapport à la langue française (qui en shikomori, langue la plus couramment parlée dans l’archipel, est appelée shifarantsa, « langue des Français » et souvent shizungu, « langue des Blancs »), son enseignement, sa maîtrise par la population, les représentations auxquelles elle est associée…
9La question de la réception est quant à elle abordée par Christophe Ippolito. Le chercheur s’intéresse au blog de Soeuf Elbadawi (encore lui !), qui laisse la part belle à la critique des « autorités culturelles françaises4 ». Ippolito semble embrasser les convictions d’Elbadawi sur la nécessité de « décoloniser » Mayotte, citant après lui les résolutions de l’ONU sur la quatrième île de l’archipel des Comores (p. 217). On pourra regretter que l’article n’ait pas exploré le contexte de production et de réception des œuvres littéraires aux Comores, pays dépourvu de Ministère de la Culture, où le Service de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC) de l’Ambassade de France constitue le partenaire essentiel des auteurs et l’Alliance Française de Moroni la principale scène théâtrale de l’archipel.
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10Le colloque et l’ouvrage qui en est issu ne constituent pas pour autant des rendez‑vous manqués, présentant certains apports significatifs pour la compréhension de cette littérature peu lue et peu étudiée. Le dernier propose en outre une bibliographie exhaustive (p. 385) des littératures francophones de l’archipel des Comores depuis leurs (récentes) origines jusqu’à 2015 — d’ailleurs disponible en ligne sur le site de Garnier5. Des travaux à poursuivre, d’autant que depuis le colloque, le champ littéraire comorien doit compter avec une nouvelle figure majeure : Ali Zamir.