Trouver leur voix : pour une histoire de l’individu animal
1Le xixe siècle a vu nombre d’écrivains tenter de faire œuvre d’historiens. Les affirmations de Balzac, Zola et autres Flaubert ont fait et continuent de faire largement débat, il n’en reste pas moins que leur approche a permis de repenser en profondeur le rapport des peuples à leur mémoire, notamment en contribuant à donner voix à des catégories jusque-là invisibles : les ouvriers, les employés, les femmes… Tous ceux, au fond, qui n’intéressaient pas la grande Histoire. Dans son précédent ouvrage Le Point de vue animal, une autre version de l'histoire1, Éric Baratay a montré comment cette même littérature avait également autorisé l’émergence d’une pensée de l’individu animal à travers des succès de librairie comme Black Beauty2 en Angleterre ou les Mémoires d’un âne3 en France. Les textes ici présentés sous le titre Biographies animales. Des vies retrouvées devaient initialement accompagner ce Point de vue animal mais avaient alors été refusés par l’éditeur. Il est vrai que la démarche d’écriture va beaucoup plus loin : É. Baratay reste fidèle à la méthodologie de l’historien, mais emprunte aussi les ficelles de la fiction. Il s’agit, dit-il « d’utiliser l’écriture comme un moyen supplémentaire à la disposition des historiens pour saisir et dire une réalité cachée, à partir de faits contrôlés » (p. 82). L’historien emprunte ainsi ses outils au romancier, voire au poète. Cela n’est pas sans poser problème, mais les temps changent et l’urgence apparaît de plus en plus pressante de repenser la condition animale. Il s’agira donc ici de revenir sur les concepts d’animalité ou d’espèce, beaucoup trop vastes pour être efficaces, pour leur substituer une approche au cas par cas, qui permet d’individualiser la réflexion, et par là de la singulariser. Ces biographies sont aujourd’hui audibles et donnent voix à des individus animaux qui ont marqué notre Histoire commune.
Des êtres d’histoire
2L’ouvrage se partage en quatre parties qui chacune aborde quelques vies singulières sous un angle propre. La première partie pose les fondement de la méthodologie en proposant de « Restituer des existences », c’est-à-dire celles de la girafe de Charles X, souvent, mais à tort, appelée Zarafa, et de Warrior cheval héros de la Première Guerre mondiale. Éric Baratay y définit son travail, celui d’un historien qui croise les documents d’époque et les relit à la lumière des dernières découvertes en éthologie. La deuxième partie « Ressentir des expériences » va plus loin en faisant « glisser la notion de point de vue du sens géographique vers le sens psychologique » (p. 80). L’auteur tente de retrouver le ressenti de Modetisne et Islero, respectivement l’âne de Stevenson et le taureau qui tua Manolete. La troisième partie « Saisir une époque animale » s’intéresse à Consul et Meshie, deux chimpanzés, et aux tentatives d’intégration dans des communautés humaines. Ce chapitre est également l’occasion d’interroger le rapport des humains à ceux qu’ils considèrent comme leurs plus proches parents dans la tradition linnéenne. Enfin, la quatrième partie « Penser les générations » interroge à travers quelques cas particulièrement documentés la vie d’animaux de compagnie, chiens et chats, et permet de reconnaître l’évolution de leurs habitudes et comportements à notre contact. Il s’agit ainsi de mettre en lumière leur historicité, mais aussi de saisir l’évolution de nos rapports à ces Autres tout au long des xix et xxe siècles, et ce sans jamais perdre le postulat initial : celui d’emprunter leur point de vue.
Chercher leurs voix
3Cette notion de point de vue ne va pas de soi, et contraint l’auteur à de perpétuelles contorsions stylistiques pour tenter de construire cette voix, pour la rendre visible, sans en nier l’artifice. Chaque biographie est ainsi l’occasion de proposer un système propre. Pour décrire le périple de Modestine et Stevenson, É. Baratay annonce « j’ai choisi d’inscrire en italiques le point de vue humain pour le détacher du récit » (p. 85), tandis que pour Islero « son expérience est présentée au moyen de phrases brèves suggérant la précipitation obligée des perceptions, des émotions et des représentations face au danger » (p. 106). Pour Pritchard, compagnon de Dumas, l’auteur entend souligner « la pluralité polyphonique des expériences de ce chien » en les présentant différemment : « utilitaire en corps diminué, aligné à gauche, vagabond en italiques alignés à droite et compagnon dans le corps du récit en pavé centré » (p. 197). Ailleurs encore ce sont des tirets qui tentent de restituer la distorsion du temps. Ainsi l’on voit l’historien s’emparer de l’éventail des ressources de la langue pour rendre visible la parole en construction et ainsi déconstruire les mythes.
Déconstruire le mythe
4Dans Mythologies, Barthes définissait le mythe comme une parole4, mais une parole qui « transforme l’histoire en nature5 », devenant alors « langage volé6 ». En bien des points, le travail d’É. Baratay se situe dans la continuité de ce célèbre essai : il retransforme la nature en histoire. Le retour sur les sources permet en effet de reconsidérer des raccourcis idéologiques en reconstruisant leurs cadres historiques. Nous pouvons prendre l’exemple du taureau Islero prisonnier d’un discours d’afficionados qui en font un héros maléfique, figure aujourd’hui entretenue à grand renfort de vidéos détournées sur Youtube. En reprenant pas à pas les étapes de ce combat à l’aide des photos de Francisco Cano, le seul photographe présent ce jour-là, É. Baratay met en évidence les erreurs du torero et permet d’« infirmer l’idée répandue que la corrida moderne aurait réduit la violence ou qu’elle représente un combat égal » (p. 104). On mesure l’enjeu politique d’une telle démarche… Comme l’avait révélé Barthes dénaturaliser le mythe et lui redonner son historicité, est la seule manière de rompre avec le langage aliénant du discours des dominants.
L’humanité (re)trouvée
5On ne peut, cependant, ignorer le paradoxe : si ces recherches d’É. Baratay entendent mettre en lumière la voix d’individus animaux, elles s’adressent à un lectorat humain, et s’intéressent en réalité aux interactions entre animaux humains et non-humains. C’est ainsi une histoire plus large du rapport inter-espèces qui se dessinent, avec des tentatives de cohabitation. Le cas du chien est particulièrement intéressant en ce qu’il est saisi dans le temps : à travers une série d’individus, l’ouvrage montre comment l’on passe des chiens errants ou utilitaires du xixe siècle, vers un schéma moderne de compagnonnage où le chien devient progressivement un membre à part de la famille. Ainsi, Douchka, chienne de Colette Audry, devient-elle la représentante d’une tendance qui s’accélère pendant les Trente Glorieuses où « les nouvelles classes moyennes adoptent, adaptent, transforment des usages autrefois aristocratiques et bourgeois, en particulier celui du chien d’appartement » (p. 240), un cheminement que l’historien voit aujourd’hui se dessiner chez les chats. C’est ainsi une véritable histoire des sensibilités qui se dessine, de la fin du xviiie siècle à nos jours, une histoire qui se greffe à celle de la famille nucléaire.
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6La tentative d’Éric Baratay compose bien une mythologie au sens barthésien du terme en ce qu’elle « fait partie à la fois de la sémiologie comme science formelle et de l’idéologie comme science historique : elle étudie des idées-en-forme7 ». Les représentations animales, parce qu’elles constituent un puissant processus de définition de l’homme, forment aujourd’hui des idées-en-forme qui nous empêchent de considérer pleinement les individus animaux, leur rôle, leur place, leur histoire. Ce que nous rappelle É. Baratay, c’est que « les animaux ne sont pas plus naturels que les humains » et qu’il « est temps de s’intéresser à [leur] incessant ajustement aux conditions écologiques et humaines, donc à la fluctuation des attitudes et des sociabilités dans l’espace et le temps » (p. 270). Nier cette histoire au nom de prénotions de sauvagerie, d’instinct, d’essence, relève de d’un parti-pris idéologique bien connu des mécanismes de domination. Yves Bonnardel, dans le récent ouvrage qu’il a dirigé La Révolution antispéciste, cite les propos de Colette Guillemain, célèbre féministe marxiste, et montre comment cette idée de Nature est une constante des discours réactionnaires : toujours « les dominés sont dans la Nature et la subissent, alors que les dominants surgissent de la Nature et l’organisent8 ». Dénouer les mythes est une tâche ingrate, il faut aller contre le prêt-à-penser, et y aller armé, retrouver et croiser les traces de minorités jusque là invisibilisées par l’Histoire. Mais l’enjeu sociétal est de taille et aussi grisant que le projet d’un Balzac : la comédie aujourd’hui ne peut plus être simplement humaine.