L’engagement au prisme de la sociologie
1Dans Les écrivains et la politique en France, Gisèle Sapiro poursuit ses réflexions entamées il y a une vingtaine d’années dans La Guerre des écrivains (1999), l’ouvrage issu de sa thèse de doctorat. Elle y envisageait déjà le rapport des auteurs à la politique par le biais des outils de la sociologie de la littérature, et défendait l’idée selon laquelle les choix politiques des écrivains, durant la Seconde Guerre mondiale, dépendaient en grande partie de leur positionnement préalable au sein du champ littéraire. Dans le présent ouvrage, la perspective historique est élargie : le sous‑titre annonce une étude allant de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, mais l’auteure remonte aux débats sur la censure du xixe siècle et aboutit, dans l’épilogue, à une réflexion sur le champ littéraire contemporain. Le livre ne suit toutefois pas une ligne chronologique : les huit chapitres qui le constituent portent sur différents aspects historiques et théoriques du rapport entre littérature et politique, ainsi que sur des cas exemplaires (Gide et l’autobiographie, Aragon et le parti communiste, Drieu La Rochelle et le fascisme, Malraux et le ministère de la culture). Composé à partir d’une série d’articles déjà parus, l’ouvrage propose des études qui visent à repenser la question de l’engagement ; chaque chapitre est doté d’une cohérence propre et pourrait être abordé indépendamment des autres.
Politisation du champ littéraire
2Dédié à la mémoire de Pierre Bourdieu, l’ouvrage repart de la question bien connue de l’autonomisation du champ littéraire pour envisager, dans une première partie, les « modes de politisation » (p. 13) des écrivains. Du fait de l’émergence des sciences humaines et de la spécialisation des savoirs au cours du xixe siècle, ces derniers sont progressivement dépossédés du « magistère intellectuel » (p. 11) qu’ils avaient acquis au cours du xviiie siècle. Dès lors, le mode d’intervention sociale privilégié — le seul qui leur restait en propre — était le prophétisme, ou la « prospection de l’avenir » (p. 24), que Sapiro voit à l’œuvre dans la plupart des écoles littéraires à partir du romantisme. Ensuite, au fur et à mesure que le champ politique se professionnalise, au début du xxe siècle, les écrivains évoluent petit à petit du prophétisme à « l’expertise » (au sein du Parti communiste, notamment).
3Après avoir retracé brièvement l’histoire des catégories politiques de « droite » et de « gauche », qui se sont solidifiées au moment de l’affaire Dreyfus, l’auteure souligne que celles‑ci renouvellent la manière de classer les écrivains, précisément au moment où les écoles littéraires disparaissent. Ces catégories politiques, qui permettent une démarcation au sein du champ littéraire, commencent à s’appliquer notamment à la faveur des prix — l’Académie Goncourt inclinant à gauche, l’Académie française à droite. L’auteure propose ensuite, par le biais d’une enquête statistique, un « portrait sociologique » des écrivains de droite et de gauche dans l’entre‑deux‑guerres : contrairement à la droite littéraire, la gauche est alors plutôt jeune, moins privilégiée socialement et défend souvent l’autonomie de la littérature et la liberté de création. Or, après la Libération, le paradigme se renverse : les écrivains de gauche en viennent à défendre la responsabilité de l’auteur contre la liberté créatrice qui leur semble alors apolitique. En d’autres termes, avec la figure de Sartre, le « moralisme » passe à gauche.
Le modèle idéal‑typique
4Le chapitre suivant propose un modèle d’analyse pour décrire les façons particulières dont les écrivains s’engagent politiquement, à partir de la position qu’ils occupent dans le champ littéraire. G. Sapiro distingue quatre types idéaux qui correspondent à différents modes d’intervention politique : d’une part, les dominants — les « notables » (pôle hétéronome) et les « esthètes » (pôle autonome) —, d’autre part les dominés — les « polémistes » (pôle hétéronome) et les « avant‑gardes » (pôle autonome). La position qu’un écrivain occupe dans le champ littéraire implique ainsi un « mode de mobilisation » particulier, qui peut évoluer au fil du temps. Ce schéma permettrait de comprendre la politisation des écrivains du début du xxe siècle jusqu’à nos jours ; les deux chapitres suivants, qui portent sur les écrivains d’extrême droite et sur les communistes, ont notamment pour ambition de montrer la validité du modèle.
5Si l’auteure souligne qu’un individu peut évoluer d’une case à une autre, cette catégorisation en quatre positions peut parfois sembler réductrice. On a en effet l’impression au fil des analyses que la position d’un écrivain dans le champ littéraire est la cause qui précède un engagement politique particulier, comme en témoigne ce début de phrase qui présente l’avant‑garde : « Au pôle dominé, caractérisé dans son ensemble, du fait de cette position, par une propension à l’hétérodoxie et à la politisation (…) » (p. 92, nous soulignons). Ne pourrait‑on pas ici renverser l’interprétation et avancer qu’un individu est d’abord politisé, et choisit ensuite de prendre la plume — donc d’occuper telle ou telle position (en intégrant ou en créant une avant‑garde, par exemple) — en fonction de sa « politisation » préalable ? Pensons au situationnisme, ou à Tel Quel (les surréalistes, avant leur engagement contre la guerre du Rif, étaient déjà tentés par l’anarchisme). Le fait qu’une position dans le champ littéraire détermine un type particulier de politisation est convaincant dans certains cas, mais c’est peut‑être avant tout parce que la position littéraire est elle‑même déterminée par une tendance politique qui lui est antérieure. Par ailleurs, le terme de « dominé » n’est pas toujours clair : à quel type de domination fait‑il référence ? Par rapport à qui et à quoi Robbe‑Grillet ou Sollers, qui figurent dans le pôle « avant‑garde », sont‑ils dominés ? Tout écrivain débutant qui entre dans le champ littéraire est‑il de facto en situation de « domination », dans la mesure où sa position n’est pas encore établie ? Si tel est le cas, comment un notable devient‑il notable, dès lors que le pôle « dominé » est enclin à l’hétérodoxie ? Peut‑être est‑ce simplement le travers d’un modèle « idéal‑typique » de manquer de dynamisme.
6L’auteure distingue par ailleurs les esthètes (Gide, notamment) des notables (Bourget et Barrès, par exemple) en expliquant que les premiers « jouissent d’un capital symbolique spécifique », alors que les seconds « doivent leur reconnaissance à des critères d’ordre temporels : succès de vente, prix littéraires, appartenance à des académies » (p. 89). Mais qu’entend‑on par capital symbolique spécifique ? Et lorsqu’on sait que Gide eut un immense succès avec Les Nourritures terrestres dans les années 1920 (ne parlons pas de son prix Nobel ultérieur), et qu’un critique comme Léon Blum écrivait au sujet de Barrès que s’il « n’eût pas vécu, s’il n’eût pas écrit, son temps serait autre et nous serions autres1 », ces catégories tiennent‑elles encore ? Ce modèle sociologique permet néanmoins de mieux comprendre les trajectoires et les modes de politisation des écrivains fascistes, qui s’engagent de manières différentes selon les positions qu’ils occupent dans le champ littéraire.
Idéologie & cadrage perceptif
7La deuxième partie de l’ouvrage envisage la dimension idéologique de la littérature. L’introduction théorique affirme que, par rapport au champ littéraire, « la notion de vision du monde apparaît plus adéquate que celle d’idéologie » (p. 207), dans la mesure où la dimension politique des œuvres ne se réduit pas aux messages ou aux représentations, mais dépend du « cadrage de la perception » (formule qui rappelle le partage du sensible de Rancière). Pour saisir la manière dont ces cadrages spécifiques — qui dépassent les prises de positions explicites des écrivains — contribuent à former la « vision du monde » d’une époque, il convient de replacer les œuvres dans leur contexte socio‑discursif de production et de réception. Le premier chapitre retrace alors une histoire politique de la littérature depuis la Restauration jusqu’au Nouveau Roman, pour montrer comment certaines œuvres fictionnelles ont articulé forme et politique. Cette question est ensuite analysée plus en détail dans une série d’études de cas portant sur Gide, Drieu La Rochelle, Aragon et Malraux.
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8L’épilogue du livre fournit des clés pour comprendre l’évolution du rapport des écrivains français à la politique depuis la guerre d’Algérie. Marqué d’abord par une relative dépolitisation, notamment en raison de l’importance croissante des médias et de la montée du pouvoir technocratique, le champ littéraire se repolitise néanmoins depuis une vingtaine d’années, à droite comme à gauche. L’auteure montre comment un petit nombre d’écrivains unis contre le multiculturalisme, l’antiracisme et Mai 68 — de Finkielkraut à Zemmour en passant par Renaud Camus et Richard Millet — occupent l’espace discursif grâce à leurs positionnements médiatiques stratégiques. Or, « le centre de gravité du champ littéraire français contemporain demeure à gauche » (p. 380). En mettant en évidence le foisonnement d’écrivains qui s’y inscrivent en prenant pour objet l’Histoire et l’engagement (Laurent Mauvignier, Annie Ernaux, Olivier Rolin), la crise économique (Arno Bertina), les migrants (Patrick Chamoiseau) et la cause féministe (Virginie Despentes et Camille Laurens), Gisèle Sapiro nous montre que l’Histoire passionnante du rapport des écrivains à la politique est loin d’être terminée.