« Drôle d’histoire, quand on réfléchissait deux secondes »
1« Drôle d’histoire, quand on y réfléchissait deux secondes ». C’est par cette dernière réflexion que le narrateur des Dix petits nègres de la célèbre autrice britannique, Agatha Christie, conclut sa pensée au moment même où sont embarqués tous les protagonistes à bord du bateau de Fred Narracott. « Tout ça, ajoute‑t‑il dans un dernier soupir, c’était bizarre — très bizarre… ». Bizarre, c’est assurément l’adjectif qui nous vient aussi au terminus de ce livre qui est tout en même temps, un traité littéraire1, des confessions et un roman policier2. Le critique, Pierre Bayard, s’amuse à troubler les repères et se propose de mettre en scène le coupable des crimes de l’île du Nègre, car écrit‑t‑il : « J’avais décidé de rendre très vite public mon faux témoignage, si important pour que la police dispose d’une version plausible de l’histoire. » Il décide alors de jeter une bouteille à la mer avec, à l’intérieur, sa confession. Très vite, cependant, le/la meurtrier(e)3 se ravise parce qu’il/elle ne peut imaginer confier sa lettre au « destin aléatoire d’une bouteille jetée à la mer. » Il/elle la dispose alors « discrètement dans les filets d’un bateau de pêche à quai » (p. 167). Troublant aussi, car à maintes reprises, quand le narrateur de cette confession endosse le costume d’un critique littéraire, narratologue de surcroît, spécialiste incontestable de la notion de personnage, on croirait presque voir/entendre Pierre Bayard lui‑même à l’instar de ce passage décliné au nous :
C’est donc l’intensité avec laquelle les lecteurs s’intéressent à nous — intensité qui peut s’accroître ou s’atténuer avec le temps — qui nous donne l’existence et nous maintient en vie. En cela, il est vrai que nous ne sommes pas des créatures complètes puisque notre énergie vitale dépend en partie des autres. Mais n’en va‑t‑il pas de même, après tout, pour la plupart des êtres animés ? (p. 65)
2Et quand on le croit finalement, les deux figures sont mises à distance l’une de l’autre par le procédé le plus simple qui soit, l’autoréférence, en note de bas de page (p. 64, p. 104 où on lit : « Je [l’assassin, donc] renvoie à l’ouvrage de Pierre Bayard »). Cela force à un certain détachement avec l’auteur et à un ancrage dans les pensées du/de la criminel(le).
3Revenons alors au début de cette confession, car le premier chapitre, « Je me présente », s’ouvre comme telle : « Puisque je suis responsable de la mort de dix personnes4, […] j’estime disposer d’une certaine légitimité pour expliquer comment les choses se sont effectivement passées » (p. 21). De la confession, l’on passe rapidement à « L’enquête » (titre la deuxième partie) où justement tout est mis en scène par le narrateur pour créer le suspens nécessaire à ce genre de récit : interpellations du lecteur (p. 33), faits d’annonce sous forme de « la suite au prochain chapitre » (p. 100, 104), emploi factice de la féminisation pour supposer que le criminel pourrait être (ou est) une femme5. Et cela fonctionne très bien : on ne peut se détacher de ces pages qui suscitent incroyablement bien l’intérêt et la curiosité.
4Vient ensuite la question du statut du personnage et des personnages. Si une liste en est dressée au début du volume, elle ne semble de prime abord qu’indicative et succincte (et pourtant capitale). Par la suite, au cœur du livre, elle deviendra plus conséquente et chacun(e) d’eux/elles sera présenté(e) plus en détails, sans pour autant dévoiler le mystère qui a occupé depuis des générations lecteurs et lectrices, car, nous dit le narrateur :
« Les conclusions d’enquête de sir Thomas Legge et de l’inspecteur Maine conduisent donc à une impasse identique à celle qui terminait le premier récit et le lecteur est fondé à penser que nul ne connaîtra la vérité sur les dix cadavres de l’île du Nègre » (p. 53).
5CQFD ! le roman pourrait être refermé et le mystère resterait un mystère (littéraire) parmi d’autres… Pourtant, le narrateur (à ce stade, on ne sait toujours pas si c’est un ou une criminelle !) va mener une contre‑enquête passionnante qui nous embarque sur des voies nouvelles pour livrer une interprétation détonante et absolument convaincante qui nous ferait presque dire, en fermant ce livre : « Élémentaire mon cher Watson ! »
Après avoir livré une synthèse de la série des meurtres et de l’enquête de la police, il est temps pour moi de préciser les raisons qui m’ont conduit(e), en tant que personnage littéraire, à m’extraire du roman qui m’a vu(e) naître, avant d’expliquer pourquoi la solution généralement retenue pour expliquer l’énigme des dix petits nègres ne peut sérieusement être prise en considération (p. 63).
6La contre‑enquête invite le lecteur à réfléchir à la fois sur la force narrative du topos de « l’île close6 » et à un procédé cher à Agatha Christie, que l’on retrouve sous la plume de certains romanciers comme John Dickson Carr et son Meurtre après la pluie, la manipulation du lecteur sous la forme d’une « série d’aveuglement[s] » qui lui « ont permis de réaliser cette série de crimes et ont interdit à des générations de lecteurs d’accéder à la vérité » (p. 23). Cela signifie aussi que le lecteur, s’il veut comprendre le génie de l’autrice, doit percevoir ces retours de procédés, déclinés au fil des œuvres, en oubliant les embûches essaimées par Agatha Christie. Qui, par exemple, s’est interrogé sur l’intervention de la tempête qui contraint les dix petits nègres à rester sur l’île‑tombeau ? Est‑elle un élément important ou un simple ressort narratif7 pour détourner les yeux des lecteurs sur une évidence même : l’assassin ? Ce qui surprend le narrateur, car la réflexion qu’il va mener sur la tempête n’a « jamais été faite jusqu’à ce jour, en tout cas à [s]a connaissance, chez les millions de lecteurs qui ont eu le livre entre les mains » (p. 79). Autre indice troublant : la comptine. Est‑elle réellement la trame des meurtres que le/la meurtrier(e) suivrait sadiquement ou un autre leurre qui aurait, in fine, le même objectif, à savoir nous tromper ? (p. 121).
7Tout cela « met complètement à mal la lecture traditionnelle du livre et aurait dû inciter les lecteurs vigilants à chercher une alternative à la solution officielle », car souvent, comme le dit un célèbre adage : The truth is out there ! « La vérité est ailleurs ! ».
8S’ensuit alors une partie où « cinq invraisemblances » vont être soumises à la sagacité des lecteurs et tournera autour du juge Lawrence John Wargrave, personnage tutélaire, car « toutes ces personnes de rencontre semblent prises, dès qu’elles sont en présence du magistrat, d’une sorte de frénésie confessionnelle », confessions qui dresseront une série de « coïncidences [qui] aurait dû attirer l’attention du lecteur et l’aiguiller sur une tout autre piste » (p. 89). Mais non, toujours pas, a priori…
9Mais alors où regarder puisque les Dix petits nègres ne semble être qu’un jeu d’aveuglements pour éloigner toujours un peu plus le lecteur ? D’où résulte cette affirmation du narrateur : il faut se demander « pourquoi l’être humain est souvent conduit à s’aveugler lui-même ? » (p. 97). Et de se réjouir : « Au lieu de voir ce qui est, les petits nègres, la police et les lecteurs ont vu à la place autre chose. Il est vrai que leur responsabilité est réduite puisque je les ai minutieusement prédisposés à cette erreur de perception » (p. 99, je souligne). Cependant, il existe dans son récit « une tache aveugle » — qu’il a pourtant rappelée à plusieurs reprises dans son récit et « cette tache aveugle interdit d’apercevoir la clé invisible du texte, laquelle conduit à la solution. » (Rappelons qu’il nous mène toujours à ce moment du livre par le bout du nez…). Avant donc de dessiller son lecteur, le narrateur nous embarque sur autre voie, celle de l’illusion d’optique (partie très convaincante qui accroît considérablement l’envie de savoir enfin qui est le/la meurtrier(e) !). Partant d’expériences sur les illusions d’optique proposées par d’illustres noms de la psychologique internationale des xixe et xxe siècles, le narrateur cristallise encore un peu plus la facilité à tromper les lecteurs. Reprenant le concept de « cécité d’inattention » (p. 111), employée par les magiciens, il nous livre alors sa méthode, ainsi que celle d’Agatha Christie qui l’utilise à foison dans ses romans afin de nous obliger à regarder ailleurs alors même que la solution du crime est véritablement et incontestablement mise sous nos yeux.
10Le temps est donc venu du « désaveuglement », ultime partie de ce surprenant ouvrage. Tout d’abord, pour agir en ce sens, il va falloir que le lecteur lise (ou accepte de relire) certains romans d’Agatha Christie dans lesquels elle offre finalement les clefs des meurtres, notamment A.B.C. contre Poirot (1938). Le meurtrier attire le détective sur une piste qui le mènerait à l’assassin, mais l’évidence pour Poirot n’est pas celle du lecteur. En déplaçant son regard de quelques centimètres, celui‑ci parvient à « voir » au-delà de l’évidence même et à désigner finalement le coupable.
11Si « la forêt empêche de voir les arbres » (p. 137), comme s’en souvient Poirot, est ce premier désaveuglement, le second nous obligerait à re‑considérer les cadavres, les dix, par conséquent. Un noyé, un homme dont la tête est littéralement « fracassée » (« crushed in ») par la défenestration d’une lourde pendule en forme d’ours, trois personnages empoisonnés, une suicidée, deux tués par balle, un autre par un coup de hache à la tête…Ils sont, a priori, tous bel et bien morts. Pourtant, l’un(e) d’eux/elles ment comme l’affirme à plusieurs reprises Agatha Christie, qui connaît aussi le coupable. Pourtant encore, l’une des circonstances aurait aussi pu mettre sur la piste du/de la faux(sse) mort(e), car différente des autres et de surcroît flagrante (a posteriori, évidemment). Enfin, et c’est aussi là tout l’intérêt du livre de Pierre Bayard, il faudrait considérer les romans d’Agatha Christie dans leur ensemble pour en saisir toute l’étendue. Car, en fait, l’écrivaine livre la solution des meurtres de l’Île du Nègre dans un autre roman qui paraîtra deux ans après Dix petits nègres. Ce roman est Evil under the sun que Pierre Bayard traduit judicieusement, comme Guy Hamilton qui en a réalisé le film en 1982, Meurtre au soleil alors même qu’il a paru en France sous le titre Les Vacances d’Hercule Poirot. Deux points communs pourront alors être soulevés : ils se passent tous les deux sur une île et mettent en scène de faux cadavres, qui ne sont en réalité que les meurtrier(e)s. Ce second point commun cristallise alors la question des corps et de leurs positions au cœur même de la narration. Ne serait-ce pas ici justement « la clef invisible » dont parlait le narrateur ?… Le mystère restera mystère. Aux lecteurs à présent de lire ou de relire Dix petits nègres, car après la lecture de l’ouvrage de Pierre Bayard tout devient limpide et évident jusqu’au motif de tous ces meurtres, qui nous fait dire pour la seconde fois : « Élémentaire mon cher Pierre Bayard ! ».