Acta fabula
ISSN 2115-8037

2019
Septembre 2019 (volume 20, numéro 7)
titre article
Cécile De Bary

Un perecquien découvre un nouveau continent

Jean‑Jacques Thomas, Perec en Amérique, Bruxelles, Les impressions nouvelles, 2019, 176 p., EAN 9782874496639.

1Le point de départ du livre de Jean‑Jacques Thomas est le constat d’un paradoxe : la réception nord‑américaine de Georges Perec, qui a aujourd’hui tout d’un classique, est longtemps restée confidentielle. Les Choses, traduit dès 1968, après le prix Renaudot, n’a rencontré aucun succès, si bien qu’aucun autre de ses livres n’est paru en anglais avant 1986. L’auteur n’a pas été invité, comme les nouveaux romanciers, ou son ami Jacques Roubaud, à accomplir des tournées de conférences tout autour des États‑Unis. Dans ce pays, en plein triomphe de la French Theory, le Français n’intéressait personne.

2Ce paradoxe est d’autant plus frappant qu’il cultivait lui‑même un grand goût pour la culture américaine. Dans une lettre à son ami Jacques Lederer, il mentionne encore, parmi les critères de réussite littéraire : « Le Prix des critiques – Palm Beach – Synopsis à 200 000 balles la page – Tournée de conférences aux EU. Iachte – Sports d’hiver – psychanalyse avec les meilleurs spécialistes – etc., etc.1 »

3Perec en Amérique élargit dès lors l’enquête aux relations de Perec et de ce pays, qui est longtemps resté pour lui fantasmatique, d’où l’imprécision géographique du titre, qui rappelle un album d’Hergé. L’ouvrage présente d’abord une approche biographique, qui complète les travaux d’autres chercheurs grâce au recours à des archives, et des témoignages, inédits. Il propose encore une véritable lecture de l’œuvre, lecture inscrite dans l’histoire culturelle et dont la spécificité réside dans un point de vue nord‑américain2.

Suppléments concernant quelques voyages

4L’ouvrage de J.‑J. Thomas succède à de nombreux travaux biographiques. David Bellos est le pionnier avec un ouvrage précisément paru en anglais, à peine onze ans après la mort de Perec. C’est un ouvrage extrêmement complet quoique accessible, qui permet de découvrir, dans sa variété, une œuvre exceptionnellement riche. Bellos a ressenti la nécessité d’un tel livre lorsqu’il a traduit La Vie mode d’emploi : c’est donc une facette de son travail de passeur, puisqu’il est un artisan majeur de la grande présence de Perec en dehors de l’hexagone. Sa biographie est le résultat d’une enquête impressionnante, de la Yougoslavie à la Pologne, qui lui a permis d’exhumer plusieurs manuscrits et inédits. Elle a obtenu lors de sa traduction française en 1994 le prix Goncourt de la biographie. Cette parution française, pour autant, a donné lieu à quelques polémiques, souvent de la part de proches de l’auteur, mais aussi de certains spécialistes, listant des erreurs ponctuelles, ou critiquant certaines interprétations.

5En 1993 également, Jacques Neefs et Hans Hartje, deux grands spécialistes, produisent avec Georges Perec images un album, constitué dans ses premiers chapitres de photos, parfois légendées, et de citations d’œuvres, mais aussi de manuscrits peu connus à l’époque, publiés pour nombre d’entre eux pour la première fois3. Le modèle est celui de l’album montré dans le film Récits d’Ellis Island, et le livre est organisé chronologiquement. Dans les chapitres suivant l’enfance et les premiers succès, un récit s’impose, pour restituer de grandes étapes, mais aussi présenter les documents, encore. Cette forme, interrogée dès l’introduction, permet de donner accès à la diversité de l’œuvre de Perec, et à nombre de pièces significatives.

6Paulette Perec, son ex‑femme, publie en tête de l’ouvrage collectif de prestige qu’elle dirige aux éditions de la Bibliothèque nationale de France, en 2001, une biographie qui adopte la forme d’une chronologie fondée bien sûr sur ses souvenirs propres, et ceux qu’elle a collectés, mais d’abord sur les archives du fonds privé Georges Perec (déposées à la bibliothèque de l’Arsenal, BNF) : tout ce qui y figure, figure également dans un document, agenda personnel ou manuscrit4.

7Bien des années plus tard, Claude Burgelin compose un « album » Pléiade. Cet éminent universitaire, auteur d’études majeures sur Perec, éditeur encore de plusieurs inédits, a surtout été proche de cet auteur durant sa jeunesse. Sans polémiques, Burgelin livre lui aussi une vue d’ensemble, chronologique elle aussi, qui s’appuie comme toujours dans cette collection sur une riche iconographie. Sa spécificité, propre au type d’approche qu’il privilégie, est de tracer les contours d’un imaginaire : qu’est‑ce qui rassemble les différentes images de l’auteur, tout au long de sa vie ? quel « esprit d’enfance » fait surface à l’occasion de ses jeux littéraires5 ? etc. Comme cette belle introduction, l’ouvrage de J.‑J. Thomas montre qu’une approche moins passionnée de la vie de Perec est possible, aujourd’hui.

8Il est vrai que ce n’est pas pour les mêmes raisons. Dans le cas de ce dernier travail, en particulier, il apparaît que certains secrets peuvent être levés, concernant des affaires sentimentales peu évoquées jusqu’alors. En l’occurrence, Perec en Amérique permet de comprendre certains enjeux de la relation avec Kate Manheim, connue pendant sa jeunesse en France, et qui aux États‑Unis fréquente l’avant‑garde new‑yorkaise : après avoir travaillé avec Jonas Mekas à l’Anthology Film Archive (AFA), cinémathèque consacrée en premier lieu aux films expérimentaux, elle devient l’égérie de Richard Foreman, célèbre metteur en scène et directeur de l’Ontological‑Hysteric Theater6. Ce dernier est un personnage clé de la scène non seulement théâtrale mais plus généralement artistique, dès la fin des années 1960. Perec a évoqué l’une de ses pièces, jouée à Paris, dans un compte rendu peu connu, qui s’achève par la citation d’une réplique : « Ô images, vous suffisez à mon bonheur » (cité p. 129).

9L’enquête de J.‑J. Thomas apporte donc des éléments tangibles, en ce qui concerne également les finances de l’écrivain, qui disposait grâce à son éditeur américain de revenus spécifiques, lui permettant de revenir régulièrement dans cette partie du monde. Le biographe a eu accès à des sources inédites, à plusieurs archives nord‑américaines en particulier, notamment celles de Kate Manheim (où figurent ses mémoires inédites), celles de l’Agence Borchardt ou de l’éditeur Grove Press. Thomas, dans chacun de ses chapitres consacrés aux épisodes américains de la vie de Perec, s’appuie sur la biographie de Bellos, qu’il cite d’abord exhaustivement, pour la compléter grâce à ces données inédites, ou longtemps confidentielles. Il s’appuie plus ponctuellement, mais avec constance, sur la chronologie de Paulette Perec, la correspondance avec Lederer, et les témoignages (publiés ou non) de différents proches. Il ne se contente d’ailleurs pas de chercher la femme. Le premier voyage est de fait antérieur à la relation avec Manheim, qui n’est pas encore installée aux États‑Unis en 1967. Il énonce à mesure différentes hypothèses, suscitant dès lors un débat avec d’autres spécialistes, concernant par exemple l’origine américaine du nom Winckler, qui a une importance déterminante tout au long de l’œuvre : s’agit‑il d’un souvenir de la maison construite par Frank Lloyd Wright, à Lansing, possédée notamment par Kathrine Winckler (p. 88 sqq.) ?

10Thomas restitue ainsi avec une grande clarté nombre de faits, et surtout le contexte qui permet d’en comprendre la portée, étant lui‑même distinguished professor à l’université de SUNY‑Buffalo et titulaire de la chaire Melodia E. Jones, alors qu’il est Français et qu’il a étudié pendant les années 1970, dans un champ universitaire dominé par les figures de la future French Theory. Il éclaire de manière décisive la « carrière » littéraire de Perec outre‑Atlantique grâce à sa connaissance fine d’un système éditorial et d’un système universitaire spécifiques. Ayant un contact personnel avec des acteurs majeurs de la diffusion de la culture française, il peut interroger directement l’agent littéraire américain Georges Borchardt ou l’universitaire Sylvère Lotringer, fondateur de la revue Semiotext(e), « fer de lance » de « l’invasion » de la pensée continentale (p. 134).

Le rêve américain

11Ce que cette recherche permet de dépasser, c’est la vision insulaire d’une culture franco‑française exclusivement littéraire. Perec et nombre de ses proches ont croisé l’émergence des études de marché en France – qui résulte elle‑même de l’influence du mode de vie américain sur la culture française. Plusieurs proches figurent d’ailleurs dans le film emblématique Chronique d’un été, de Jean Rouch et Edgar Morin, et Marceline Loridan y évoque son activité d’enquêtrice de « psychosociologie appliquée »,dans l’une des premières séquences. Perec, en Tunisie au moment du tournage, vit ensuite grâce à de tels « boulots », activité qu’il prête aux personnages de son premier roman publié, Les Choses. À l’égard du « bonheur » proposé par la société de consommation, le roman n’est pas unilatéralement critique, même si son ironie est mal comprise outre‑Atlantique, et contribue à l’échec de la traduction de ce livre (p. 113‑114), avec les critiques qu’il a formulées plus jeune contre le Nouveau Roman, et Bruce Morrissette, grand défenseur américain de l’avant‑garde française (p. 115‑117). Plus encore, les chemises américaines Van Heusen que les personnages jugent « admirables » sont portées par Perec lui‑même après la sortie du livre, comme le montre Thomas qui nous rappelle « que, dans les années soixante, il y a eu en France une gauche et même une extrême‑gauche intellectuellement pro‑américaine » (p. 154). Ces considérations ne sont pas anecdotiques, puisqu’il a été montré que l’écriture même des Choses, en particulier la définition de ses personnages, reprend plusieurs aspects de l’approche psychosociologique7.

12Kate Manheim, marquée par le film de Rouch et Morin qu’elle a vu pendant ses années de lycée (voir p. 119), croise Perec à Paris, à l’époque où elle s’exerce elle aussi aux études de marché. Biculturelle, elle devient ensuite une figure du New York alternatif. Par elle, le Français côtoie le cinéaste Jonas Mekas, et tout un milieu d’artistes. Est‑ce une explication de la proximité entre certains projets perecquiens et des projets artistiques qui lui sont contemporains ? Dès l’année 2000, un article de Tania Ørum montrait la proximité entre l’avant‑garde artistique des années 1960 et 1970 et Perec : « Les parallèles sont en fait si nombreux qu’on peut parler de préoccupations artistiques communes, voire d’esthétique commune8. » Pour autant, Jean‑Pierre Salgas affirme que l’écrivain ne savait rien « de l’art contemporain », tout en nuançant, entre parenthèses : « explicitement, apparemment ». La référence à Perec de nombreux artistes contemporains lui semble en tout cas un paradoxe9.

13J.‑J. Thomas ne tente pas d’établir une généalogie simple pour expliquer ces parallèles. De fait, Kate Manheim est une figure privilégiée des passages d’un continent à l’autre qu’ont pratiqué plusieurs amis de Perec. En octobre 1972, séjournant chez Kate Manheim, Perec retrouve notamment Babette Mangolte, sœur d’un ami des années 1950. Celle‑ci a quitté Paris pour photographier aux États‑Unis les figures majeures de la danse d’avant‑garde, et de la performance. Fascinée par les films expérimentaux qu’elle a pu voir elle aussi à l’AFA, elle pratique encore le cinéma indépendant, documentaire ou non. Elle commence par diriger, en 1972, la photographie de films d’Yvonne Rainer, ou de Chantal Akerman, avant d’adapter Ce que savait Maisie (1975), avec Kate Manheim10. Harry Mathews, ancien époux de Niki de Saint Phalle, fait directement le lien avec Warhol et la Factory (p. 131). Thomas montre qu’à la fin de sa vie, Perec fréquentait à Paris aussi les « amis de la bande à Warhol » (p. 140).

14Pour autant, lors de son premier voyage américain, en juillet 1967, Perec ne fréquente guère ce milieu. Il connaîtra Mathews plus tard. Ni Mangolte ni Manheim ne résident encore à New York. Cela l’empêche‑t‑il d’avoir vent de l’art qui lui est contemporain11 ? En tête du numéro 10 des Cahiers Georges Perec, Jean‑Luc Joly refuse le « paradoxe » que supposait Salgas, et rappelle en particulier une conférence de 1967, « Littérature et mass‑media », qui mentionne plusieurs artistes du pop art et analyse précisément la nature du happening12.

15Le propos de Thomas est quoi qu’il en soit plus vaste, et son ouvrage commence d’ailleurs par une élégante synthèse des grandes tendances de l’œuvre. Il y insiste sur la dimension « techno‑ludique » qu’il a déjà étudiée à propos de l’Oulipo (p. 55 sqq.). Ce bilan s’appuie comme le reste de l’ouvrage sur un panorama complet et équilibré des grandes tendances critiques. J.‑J. Thomas propose in fine une lecture de l’œuvre. Il n’éclaire ainsi pas seulement la biographie de Perec, ni l’histoire de sa réception, mais le statut d’hétérotopie de l’Amérique, reprenant le concept de Foucault : « un espace concret qui héberge l’imaginaire (cité p. 153). » Pour Perec, notamment, et comme il l’a indiqué lui‑même, Ellis Island, lieu de passage de l’immigration américaine est par exemple le lieu d’une mémoire « potentielle13 ». Globalement, Thomas cherche à reconsidérer « la place de Georges Perec dans le panorama intellectuel français, compte tenu de sa participation à un intellectualisme international, et plus particulièrement américain » (p. 147). Au début du livre, il expose déjà quelques hypothèses. La première est que le rêve américain est pour Perec un rêve de cinéma, ce que laissait déjà entendre un passage des Choses où les personnages reconnaissent que les films qu’ils affectionnent, principalement américains, sont ceux qu’ils auraient rêvé de vivre. Perec avait les goûts de ses personnages. Plus concrètement, Thomas pense qu’il aurait aimé que ses ouvrages soient adaptés par l’industrie cinématographique américaine, ce que la réalité a démenti. Par ailleurs, le critique considère que le cinéma new‑yorkais des années 1960 et des années 1970 a pu servir de modèle pour Perec, y compris économique. Manheim et son compagnon Richard Foreman ont eux‑mêmes réalisé plusieurs films (p. 168), et ont pu avoir des échanges très concrets avec Perec à leur propos. Thomas suggère finalement que c’est surtout un type de relation à l’image qui a compté, relation que l’on trouverait aussi dans les art books de Kate Manheim. Il insiste alors sur le goût pour une image moins proche du punctum barthésien que des polaroïds14. Voici une hypothèse forte, qui ne manquera pas de susciter le débat parmi les spécialistes.


***

16L’amour de l’Amérique qu’éprouvait Perec n’est donc pas anecdotique et a pu influencer son œuvre, au moins à titre de fantasme. De plus, présent à plusieurs reprises dans cette région du monde, l’écrivain ne restreint pas ses rencontres aux cercles littéraires. La figure que Thomas en dessine ajoute alors plusieurs dimensions à des facettes que l’on savait déjà multiples. La réception foisonnante de l’œuvre est certainement l’illustration de son éclectisme. En particulier, les artistes actuels mentionnent souvent son influence. Pourtant, à travers lui, ne retrouvent‑ils pas aussi les orientations de certains artistes antérieurs ?