De la galanterie française
En ce pays, la galanterie constitue un mythe national. Jadis Maupassant […] y voyait « la plus charmante de nos qualités, une qualité française, toute française, nationale. » Et aujourd’hui, quand un dictionnaire comme le Robert a besoin d’un exemple de mythe national, il cite « la galanterie française ». (p. 10)
1Pour intéresser le lecteur à son sujet, Alain Viala commence par en indiquer la qualité, d’abord apparente, puis essentielle. En effet, la galanterie est souvent réduite à une conduite sociale qui consiste à respecter la femme en lui tenant la porte par exemple ou en lui baisant la main pour la saluer, et c’est cette galanterie à la fois moribonde et tenace dont on ne cesse depuis des siècles — de Maupassant au Canard enchaîné — d’annoncer la mort tout en croyant ainsi la réaliser. Ce paradoxe posé, la galanterie commence alors à apparaître comme le pantonyme — terme flou —d’un débat ouvert au xviie siècle, et que l’on croyait fermé depuis la Révolution. La galanterie était jadis la forme suprême de distinction sous l’Ancien Régime, puis une ancienne forme d’étiquette devenue de plus en plus désuète, enfin une manière mythique de vivre à la française.
2En conséquence, la galanterie — ce filigrane français — est susceptible d’une approche sociale justifiée par les enjeux qu’elle soulève : civilité, moralité amoureuse, bonnes manières, voire identité nationale. Trois domaines de prédilection méritent d’être distingués, mais pas isolés, pour comprendre la galanterie, à savoir la civilité, l’art et l’amour.
3N’en finissant pas de mourir, la galanterie suscite encore aujourd’hui le débat lorsqu’elle est suspectée de misogynie ou encore d’hypocrisie amoureuse. En sociologue de la littérature, A. Viala progresse donc de la galanterie comme style de vie vers la galanterie comme style esthétique pour en mesurer l’apport littéraire à travers les productions qui en émanent :
Ce quelque chose de galant qui tracasse la France n’est pas une « chose » : on ne peut l’enfermer ni dans une idée ni même dans un code (de civilité, de séduction ou de sexualité). Il n’existe pas une galanterie que l’on pourrait définir une bonne fois ; il existe des pratiques de civilité, de séduction ou de sexualité, mais aussi de création artistique, qui ont été et sont qualifiées de galantes. Il s’agit donc de saisir ces qualifications ; en essayant – évidemment, faut-il le dire ? – de voir à chaque fois non seulement sur quoi elles ont porté, mais par qui elles ont été énoncées, avec quels moyens et à quelles fins, et comment elles se sont disputées. (p. 12)
4Procédant par induction, en lecteur attentif aux occurrences du mot « galant » sous toutes les formes de son paradigme morphologique, en particulier l’adjectif — Verlaine, puis Debussy, composent des Fêtes galantes, avant René Clair, et Paul Morand une Europe galante — ou encore sous le nom de Watteau qui en est le chiffre, A. Viala construit une anthropologie historique et une anatomie du mythe de la galanterie qui apparaissent comme la poursuite de l’enquête entamée dans La France galante près d’une décennie plus tôt1. Et l’auteur note qu’après 1789, loin de diminuer, les objets dits galants se multiplient pour former un tout qui n’est ni mort ni homogène, et qui hante la France. Pour rendre compte des dix-neuf chapitres de cet ouvrage de recherche, on commencera par en exhiber la méthode, avant d’en explorer les résultats, à savoir une nouvelle histoire de la galanterie de la Révolution à nos jours.
Petite méthode de recherche en littérature
5Du point de vue de la méthode, A. Viala est principalement considéré comme un sociologue de la littérature, mais cette étiquette mérite peut-être quelques compléments. En effet, sa méthode, qui s’ajuste à son objet de recherche, est notamment d’inspiration sociologique lorsqu’elle traite de littérature. Dans La Galanterie. Une mythologie française, A. Viala commence par critiquer un certain style dissertatif dont la méthode est déductive. Tout au rebours, il procède constamment par induction, l’empirisme constituant à ses yeux le seul socle de toute recherche scientifique valide et valable. En conséquence, il ne néglige pas les outils linguistiques comme la lexicologie ou encore l’énonciation et s’autorise également, implicitement, de l’histoire culturelle, dans la mesure où les objets qu’il choisit et la manière dont il les aborde n’est pas sans faire penser à celle dont Michel Pastoureau enquête sur les couleurs ou encore sur les animaux. A. Viala ne se déclare-t-il pas à la recherche de « traces » galantes ?
La Galanterie vue par elle-même
6Dans le présent ouvrage, A. Viala exhibe, dans un préambule intitulé « d’un mythe et des protocoles pour l’aborder », la méthode scientifique qu’il met en place selon un protocole triple. Ainsi commence-t-il par interroger la galanterie à partir d’elle-même :
Tout le galant, c’est-à-dire tous les objets auxquels ce terme a été appliqué, tout ce qui a été qualifié comme tel aux moments de sa manifestation. En quelque domaine que ce soit : aussi bien un tableau, un texte, qu’une fête ou un quelconque acte de sociabilité. Par qui que ce soit : aussi bien ceux qui produisaient le texte ou le tableau ou qui vivaient la fête que ceux qui les observaient et les commentaient. J’appelle cette démarche « endogène ». (p. 16)
7Nommant, de façon topique, cette méthode endogène, c’est-à-dire partant de son objet, il la situe dans l’esprit scientifique général de l’induction, mais commence déjà à l’adapter à la galanterie ou, pour défiger l’objet, au « galant », comme le montre une des formes récurrentes à laquelle il fait allusion en sociologue, à savoir la fête, à laquelle il ôte provisoirement l’épithète attendue : « galante ». Comme le vocabulaire ici employé l’indique, cette méthode sociologique est également linguistique et consiste à traquer un mot avant d’en reconstruire le contexte ou la situation d’énonciation en cherchant l’auteur du mot et son point de vue sur la situation : producteur, récepteur, acteur ou encore simple agent au sens sociologique du terme.
Le Palimpseste galant
8Le deuxième volet de la méthode est temporel, voire historique, car la galanterie est non seulement un objet historique mais aussi un certain rapport au temps, le souhait de voir ressurgir un passé regretté. Galanterie et mélancolie se font écho :
Restons un instant devant le tableau de Gérôme. On voit un Pierrot agonisant, déjà quasi-spectre ; on voit le spectre d’une fête galante ; on voit aussi en filigrane un discours sur la « fête impériale », les symboles dont elle use et les tares qui la hantent. Ce sont trois strates de temporalité réunies dans un même présent. Pour les spectateurs de l’époque, qui pouvaient avoir assisté à ce bal masqué ou connu l’actualité du duel, l’œuvre pouvait indexer à la fois un présent instantané (ce duel, ce bal masqué), une évocation de Watteau qui, dans le champ pictural de ce temps, valait prise de position moderniste, et enfin la fête galante désenchantée dans un parc mort sous la neige qui proposait une image de l’élite impériale dans ses vains efforts pour mimer les élites d’autrefois, donc un présent politique d’empan plus large. C’est l’alliage des trois qui lui conférait alors sa contemporanéité complexe. Cette contemporanéité-là est aujourd’hui perdue. Du coup la conservation muséale subit la tentation de se replier sur l’explication par l’anecdote. (p. 20‑21)
9On notera que, dans l’essai, ces deux volets sont séparés par ce que l’auteur appelle une vignette — lieu du texte qui constitue à la fois une pause et une manière de relancer l’enquête — et qui est à la fois ekphrasis et exégèse d’un tableau : Jean-Léon Gérôme, Les Suites d’un bal masqué (1857). Ce deuxième aspect de la méthode, d’inspiration historique, est complexe. Il se comprend comme une deuxième méthode qui coïncide précisément avec l’étude de strates. En outre, elle réalise déjà le premier volet de la méthode, à savoir l’induction à partir d’un exemple. Ainsi la méthode s’adapte progressivement à son objet et s’ajuste ici pour le faire parler. A. Viala est à la recherche de l’éloquence de la galanterie, manière de la faire parler qui n’a rien à voir avec le fait de parler comme elle, qui constituerait une contamination condamnant la recherche. Pour analyser la galanterie comme mythologie, A. Viala distingue trois temporalités qui se superposent en une présence spectrale. Le premier est celui de la contemporanéité entre l’événement représenté et ceux qui l’ont vécu. Le second est celui des modalités artistiques de sa mise en tableau et le dernier est celui qui apparaît le plus nettement historique, à savoir la trace que l’on en garde aujourd’hui. Mais A. Viala n’est pas à la recherche d’une trace morte conservée dans un musée, pas plus qu’il ne prétend ressusciter une réalité depuis longtemps disparue.
10Il cherche, entre les deux, une autre contemporanéité qui a quelque chose du passé composé, ce passé qui pèse sur le présent parce qu’il n’est pas encore tout à fait révolu. C’est en ce sens que la galanterie est encore parmi nous. On peut également voir dans ce palimpseste temporel une reconfiguration des niveaux de l’exégèse biblique : du sens littéral pour celui qui a vécu, au sens métaphorique pour celui qui a une culture artistique pour atteindre le sens anagogique, le plus complexe et le plus intéressant, celui qui permet de récupérer les deux autres et de les couronner parce qu’il offre une saisie du phénomène dans son essence.
Suspendre son jugement
11Une recherche authentique ne doit pas seulement, selon A. Viala, être endogène mais aussi liée à un temps et enfin, à un espace. Le troisième et dernier volet de la méthode a quelque chose de sartrien et consiste à interroger une situation :
L’enquête impose l’exigence matérialiste de traiter les idées et les façons de penser, les arts et les mœurs, les mythes et les valeurs « comme des choses ». Donc, d’une part, suspendre les jugements de valeur ; suspension particulièrement nécessaire lorsqu’il s’agit d’analyser une qualification, donc l’exercice même du jugement de la valeur. Et elle se doit de traiter à parité toutes les choses envisagées, aussi bien œuvres d’art et de littérature que documents d’éducation, de police ou de médecine, etc. Elle exige une approche interdisciplinaire. Il va aussi de soi que ces objets, en particulier lorsqu’il s’agit d’œuvres d’art, loin d’être de simples reflets du réel et de la société, agissent comme autant de prismes (Viala, 1998). Aussi, l’induction impose d’éviter toute illusion positiviste, de croire qu’une fois l’objet bien identifié et localisé son sens serait stabilisé. Il convient au contraire d’admettre la relativité des significations : j’appelle cette attitude le protocole situationnel. (p. 21‑22)
12Le « protocole situationnel » implique de prendre en compte la situation dans laquelle se trouve l’objet étudié, en l’occurrence la galanterie. Un tel geste méthodologique permet de se garder de l’illusion positiviste qui confond le mot et la chose et il permet en outre une réflexion axiologique qui suspend la valeur du mot comme celle de la chose et ravive quelque chose de l’ordre de l’épochè sceptique, c’est-à-dire de la suspension du jugement – le verbe « suspendre » est récurrent dans la citation. A. Viala précise aussi, dans cette perspective, la valeur accordée à l’œuvre littéraire : elle ne peut être considérée comme un simple reflet parce que son producteur n’est pas neutre. Il appartient à la situation, y occupe une position qui lui impose de prendre parti. Voilà donc, du point de vue de la méthode, le chercheur et son lecteur bien pourvus pour analyser le phénomène galant.
Remis en perspective d’une recherche sur la galanterie
Du bon usage des mots
13A. Viala a déjà mis le lecteur et, par son entremise, le chercheur, en garde contre l’erreur méthodologique qui consiste à chercher la vérification du sens des mots dans les choses. Une telle perspective occulte l’objet. Ainsi celui qui essaie de comprendre la galanterie par le truchement du dictionnaire rencontre-t-il les énoncés suivants (p. 31) : « ce qui a trait à l’amour », « politesse empressée auprès des femmes », « recherche d’aventures amoureuses, de bonnes fortunes » (Petit Larousse) et « distinction, élégance de l’esprit et des manières » (Robert). Ces éléments, qui sont déjà des citations du dictionnaire, c’est-à-dire des éléments prélevés par A. Viala lui-même, ne sont pas des définitions laconiques, mais des énoncés pris dans une situation qui coïncide avec un certain regard contemporain sur la galanterie, ce que montre la variété des éléments définitoires. En effet, la typologie des sens permet d’envisager de différentes façons un mot qui se présente comme un des nombreux cas d’affadissement du vocabulaire du xviie siècle à nos jours. Le ver est dans le fruit à partir du moment où la galanterie glisse vers le libertinage de mœurs.
14En conséquence, A. Viala privilégie une méthode qui consiste à reconstruire le contexte dans lequel le mot est apparu pour en déployer le sens à partir d’une situation précise, avant de voir comment il évolue au fil du temps. Ainsi la galanterie devient-elle « le ‘galant’ » et il ne s’agit pas ici d’un simple choix stylistique connotant la recherche, et qui verserait alors vers la forme dégradée de la galanterie, à savoir la préciosité, mais de la manifestation d’une méfiance envers le nom jadis lié à la substance et une préférence pour l’adjectif dont la qualification peut être étudiée comme processus. Le choix de l’adjectif substantivé permet, entre l’adjectif et le nom, de voir comment un sens se fixe. On peut peut-être prolonger cette pensée en indiquant que l’une des expressions du galant, à savoir le « je-ne-sais-quoi » passe du sens de l’évidence pendant le moment galant à un sens réellement énigmatique après lui.
Naissance de la galanterie
15A. Viala reconstruit ensuite le contexte d’émergence de la galanterie. Pour ce faire, il commence par la montrer comme un phénomène historique lié à un moment particulier – même si Henri IV était déjà surnommé le vert galant –, et qui se déploie ensuite dans trois directions : l’éthique, l’esthétique et la politique. À ce stade, il s’agit davantage de rappeler les résultats du précédent ouvrage, La France galante, avant de poursuivre l’histoire de la galanterie par-delà la Révolution française. Cette étape est d’autant plus nécessaire que la difficulté à accéder au galant tient à la fois à son éloignement temporel ainsi qu’à la manière dont l’histoire a par la suite, tenté de le défigurer sans réussir à s’en débarrasser.
16La galanterie est avant tout un phénomène historique inventé à partir de 1650 et qui apparaît comme une forme d’urbanité. C’est un style qui a une histoire et qui connaît une réussite qui dépasse la simple mode pour se constituer en véritable succès :
La galanterie est un modèle culturel qui s’est développé en France vers 1650 et qui est devenu dominant pour au moins un siècle. Au sortir des guerres civiles, celles de religion puis celles de la Fronde, le besoin d’administrer l’État favorisait la montée de nouvelles élites. Pacification oblige, elles ne se définissaient ni par leur religion ni par leur naissance, plutôt par le mérite. Elles étaient en général, souvent « de robe » comme on disait. Et en ce temps les élites s’urbanisaient de plus en plus. D’où le besoin de se montrer en société, de faire preuve d’« urbanité » : ce fut la signification première du mot « galanterie ». (p. 37‑38)
17A. Viala précise que ce phénomène historique apparaît comme un « modèle culturel ». Il a une date de naissance au milieu arithmétique du xviie siècle. Il se veut d’abord une rupture avec les épisodes belliqueux du passé : les guerres de religion du xvie siècle et, de façon plus immédiate, les luttes aristocratiques liées à la Fronde. La galanterie coïncide avec l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle élite dont le paradigme n’est plus la religion, ni la naissance, mais le mérite. Galanterie est alors synonyme d’urbanité, c’est-à-dire de politesse. Mais elle est aussi liée au développement des villes et apparaît comme une manière élégante de vivre en ville.
18Ce phénomène historique posé comme un style entre une date de début et une date de fin qui n’ont rien d’absolu se décline ensuite dans différents domaines dont le premier est la morale. En ce sens, la galanterie devient, ou comporte, une éthique, c’est-à-dire une forme précise de sociabilité :
Le galant homme se doit d’être avant tout un honnête homme, homme d’honneur « à qui on peut se fier » […], mais il se devait d’en être un superlatif en joignant à ces qualités celles de l’esprit et de l’agrément. Dans l’espace du loisir socialisé, des réunions amicales et salonnières, des visites, des fêtes privées, il fallait se montrer agréable. Il fallait plaire : non pour se faire plaisir, mais pour faire plaisir aux autres. La galanterie ne se jugeait pas sur le physique ni sur des signes extérieurs de richesse et d’élégance : c’est – selon un mot de Madeleine de Scudéry – un « air », un je-ne-sais-quoi qui se voit dans les manières, se sent dans les paroles et se juge sur l’agrément. Au sens premier du terme : l’art d’être agréable c’est-à-dire de se faire agréer. (p. 38)
19Cette éthique concerne d’abord l’homme en situation de domination, une domination qu’il doit rendre aimable, voire invisible, selon un processus d’adoucissement des mœurs commencé de longue date, dès le Moyen Âge, par la courtoisie. Cet art de vivre deviendra le symbole de la France et il imprègne profondément un grand nombre des fables de La Fontaine et des romans de Balzac dans lesquels on relève des occurrences du verbe « agréer », souvent quand un personnage y faut.
20La galanterie est donc une façon d’agir conformément à un certain système de valeurs, mais elle ne propose pas seulement une grille de lecture du bien et du mal, sans oublier le mieux, mais aussi du beau et du laid. L’éthique galante se double d’une esthétique :
La galanterie s’est dessinée et affirmée d’abord par la littérature. Une littérature mondaine, à tous les sens du terme, donc profane, ce qui n’est pas neutre en ces temps où le littéraire était largement dominé par les matières de religion. Ses promoteurs ont été des intellectuels qui fréquentaient des salons aristocratiques, tel Vincent Voiture chez Mme de Rambouillet. Puis ils ont eux-mêmes tenu salon, notamment chez Madeleine de Scudéry. Les genres privilégiés sont d’abord en lien avec la vie sociale : le dialogue (« conversations », « entretiens »…), l’épistolaire, la poésie de circonstance. Mais très vite le roman prend une place centrale, et à l’époque c’est un genre très féminin (Scudéry, Villedieu, La Fayette…). Le style galant a essaimé dans l’art dramatique. Il est celui des comédies-ballets de Molière […] Le style galant est omniprésent de 1650 à 1750, il se manifeste également dans les arts musicaux, de Lully à Campra et Rameau, et en peinture, de Watteau à Fragonard, en passant par Pater, Lancret, Boucher et tant d’autres, comme aussi dans la danse et les arts décoratifs. Il apparaît comme un style moderne et, fondé sur le jeu de l’esprit, il ne se plie pas aux règles et jongle avec les genres comme avec les langages. Il devient le style habituel pour représenter le flirt ou l’art de faire sa cour. (p. 39-40)
21La littérature galante coïncide avec la littérature mondaine d’une époque. Elle se distingue de la religion et promeut un certain féminisme, les salons étant tenus par des femmes et les formes littéraires choisies apparaissant comme féminines, en particulier des dialogues familiers comme la conversation ou l’entretien. A. Viala égrène les artistes qui se sont illustrés dans cette esthétique et indique son point culminant : coïncider avec le langage de l’amour. La galanterie coïncide avec l’esprit.
22La dimension éthique de la galanterie a un lien avec l’action ; elle renvoie donc également à une conception du pouvoir ; c’est dire que la galanterie est enfin une politique, celle de Louis XIV, le monarque absolu appelé le Roi-Soleil :
Louis XIV l’a adopté pour ses activités de loisir festif. Il l’a incarné en dansant lui-même dans ses ballets le personnage du « galant », celui qui courtise respectueusement. Il l’a consacré en célébrant l’inauguration du chantier de Versailles par Les Plaisirs de l’île enchantée, fêtes galantes et magnifiques selon le titre du programme officiel (mai 1664). Sans égrener là encore : le style galant est devenu, à côté des revues militaires et des cérémonies religieuses, un style officiel jusqu’au moins 1745, dates de fêtes à Versailles où Voltaire et Rameau ont été requis pour écrire et composer la comédie galante de La Princesse de Navarre. En politique extérieure, il fournissait à la cour un moyen d’exhiber aux yeux de l’Europe un souhait de paix en même temps qu’un signe de la prospérité du régime et de sa confiance en lui. Comme la France était alors la puissance dominante, le modèle s’est exporté : là est née l’idée que le style galant était le style de la France. (p. 40)
23Louis XIV ne choisit pas seulement de promouvoir le style galant, mais de se confondre avec lui en l’incarnant, notamment dans la danse. Son programme politique décline différentes formes de galanterie dont la fête est l’un des points culminants. La galanterie est, pour lui, une manière subtile de s’imposer et d’imposer son pouvoir et la France adopte ce style dont elle peine à se défaire par la suite parce qu’il coïncide avec un moment particulièrement brillant de prestige et de prospérité pour le pays.
La Galanterie & le genre : entre homme & femme
24A. Viala tente de rendre neutre la galanterie féminine en étudiant le galant. Mais il semble difficile, dans ce domaine, de s’abstraire du genre qui va bien au-delà de la simple grammaire. En effet, l’homme galant est d’abord un compliment, de même que la femme galante, mais une dévalorisation s’opère rapidement qui transforme, à partir du xviiie siècle, le galant homme en libertin et la femme galante, d’abord femme d’esprit, pèche rapidement par excès en devenant bas-bleu ou précieuse, puis, au xixe siècle, prostituée. La Nuit et le moment de Crébillon fils, en 1756, coïncide avec le moment où la galanterie glisse de l’art de plaire vers celui de séduire, et se place alors sous le signe du sucre ou du sucré par opposition au loyal. Une telle évolution a de quoi susciter l’intérêt des études de genres et A. Viala montre, à partir de la Carte de Tendre, que la galanterie est au xviie siècle, une forme de féminisme alors qu’elle est souvent considérée aujourd’hui comme son contraire :
Elle [la carte de Tendre] a été glosée, et aussi moquée, mais souvent sans que soient vraiment lus ni la Carte ni le texte qui l’explique. Aussi n’est-il peut-être pas inutile de rappeler que Clélie distingue et oppose la tendre, qu’elle veut, et la passion, dont elle se défie. Qu’elle distingue plusieurs itinéraires possibles, à partir de la rencontre initiale. Deux d’entre elles sont des impasses : ceux qui suivent l’inconstance et la vanité. Un autre suit le fil du fleuve « Inclination », va tout droit de la rencontre à l’amour et se perd dans la « Mer dangereuse ». Les deux plus détaillés représentent l’attachement qui se fonde sur la Reconnaissance et sur l’Estime. Chacun des deux est jalonné d’étapes qui sont autant de moments où se réitère la mise à l’épreuve des qualités de cœur : générosité, probité et respect… (p. 42)
25Ce texte ne doit pas être déformé en témoignage de préciosité ; il se comprend bien plutôt comme la production d’une morale sentimentale d’élite qui l’apparente au féminisme. Dans cette perspective, la femme est capable de jugement lucide sur ses relations avec l’autre sexe. Elle n’a rien de naïf ni d’intéressé et son but est faire coïncider le galant avec l’honnête.
26Plus tard dans le livre – mais si les configurations historiques changent, les problèmes restent les mêmes et leurs solutions parfois ne varient guère –, La Cause des femmes, publiée en 1973, affleure comme exemple sous la plume d’A. Viala. Après avoir rappelé la référence au journal de gauche appelé La Cause du peuple, une citation tient lieu de résumé du livre :
Un Cyrano-Don-Juan que la perte ou l’anachronisme de la Carte de Tendre angoisse, d’évidence. Sa compassion – les femmes ont beaucoup perdu dans ces histoires de féminisme, elles font peur aux hommes et leur solitude, etc., etc. – exprime surtout la déroute de ses repères ataviques. (p. 298)
27La figure hybride — et qui a quelque chose de monstrueux — formée par l’alliance entre deux personnages mythiques, à savoir Cyrano de Bergerac et Don Juan, s’avère complexe. Ces personnages appartiennent à des époques différentes et évoluent au fil du temps, car il s’agit du Cyrano du xixe siècle, celui d’Edmond Rostand, et non du libertin du xviie siècle. Ils posent tous le problème du lien de la parole à l’amour et s’opposent en apparence de façon irréconciliable car Cyrano est timide en actes, mais non en paroles, tandis que Don Juan n’est timide ni en paroles ni en actes, comme le montrent les morceaux de bravoure de Molière qui l’a immortalisé en France. Mais Cyrano ne se confond-il pas finalement avec Don Juan ?
28A. Viala poursuit son propos par un parallèle avec les affaires de mœurs qui récemment placèrent sur le devant de la scène Dominique Strauss-Kahn ou encore Harvey Weinstein. Mais il serait peut-être plus pertinent, dans le cas présent, de s’intéresser au phénomène médiatique baptisé « Balance ton porc » et de délaisser les chansons à texte de Georges Brassens pour la dernière chanson d’Angèle : « Balance ton Quoi ? ». La religieuse portugaise de l’œuvre littéraire éponyme n’est pas, au xviie siècle, la dernière victime de la galanterie.
Nouvelles recherches sur l’histoire de la galanterie après 1789
Galanterie & Restauration
29La Restauration s’étend de 1804 à 1830 avec une interruption entre 1814 et 1815. À cette époque, la France subit des défaites face à l’étranger. C’est la raison pour laquelle la galanterie, comme marque de francité, permet de développer un complexe de supériorité par rapport à l’ennemi jugé fruste. C’est bien plus tard, à la Belle Époque — dont le nom se comprend comme l’expression idéaliste inventée après la Première Guerre mondiale en souvenir de la période qui précède et qui est révolue —, que la galanterie recourt à la musique — La Pavane de Fauré — et fait de la mélodie sans parole une manière française de s’opposer à l’emphase allemande de Wagner. La Première guerre mondiale détruit en effet la galanterie des soldats, visible dans leur vêtement : « Les saint-cyriens de 1914 sont montés à l’assaut en casoar et gants blancs, mais l’atrocité des combats a vite balayé ces clichés » (p. 262).
30Cette parenthèse historique ultérieure refermée, au moment de la Restauration, la mise en place d’un régime bourgeois marqué par le sérieux et la morale empêche l’héritage de la galanterie aristocratique. Le tour de force consiste donc à réorienter la galanterie dans un sens acceptable par la bourgeoisie. Ainsi dans De l’amour (1822), Stendhal, l’amour-goût est-il synonyme de galanterie. Perdant son nom, la galanterie se désagrège parmi d’autres styles. De même l’œuvre de Balzac retravaille la galanterie. Dans La Vieille Fille, le galant Valois apparaît d’abord comme un vieux libertin même s’il ne saurait se réduire à cette dimension. Dans Le Cousin Pons, l’impossible éventail dessiné par Watteau pour Madame de Pompadour est le signe du caractère mythique de cette galanterie et des moyens déployés par la monarchie pour se la réapproprier car elle ne peut l’évacuer ni comme prestige (aristocratique), ni comme souvenir de prospérité et moins encore comme symbole de la France. Le problème du rapport de la galanterie à l’ordre moral continue à se poser pendant la Belle Époque qui voit les manuels de civilité se multiplier de pair avec une sorte de pudibonderie.
Histoire de la galanterie, histoire de Watteau
31L’histoire fait progressivement de Watteau le peintre qui incarne la galanterie, alors même qu’il arrive un siècle après elle et c’est peut-être par cette distance qu’il en incarne à la fois la compréhension et la déformation. Après être tombé dans l’oubli, ce galant tardif du xviiie siècle est notamment collectionné par La Caze. Les textes composés par les Goncourt à son sujet indiquent un regain de visibilité. Pour accéder à la canonisation, il fait l’objet d’une moralisation qui lui ôte sa réputation libertine. Arsène Houssaye peut ainsi en faire un artiste officiel et inaugurer une statue de lui dans sa ville natale : Dijon. C’est ensuite au tour de Baudelaire de faire de Watteau l’un de ses phares et Proust est encore, au début du xxe siècle, amateur de galanterie à la façon de Watteau :
Proust — l’a-t-on remarqué ? — a partagé cette désillusion. Dans Les Plaisirs et les Jours (1896), il défère comme tant d’autres au style galant pour prouver sa maîtrise de l’art : un Watteau figure en bonne place dans son panthéon personnel (Portraits de peintres et de musiciens). Mais c’est une « mascarade lointaine et mélancolique », qui rend chaque geste d’amour « plus faux, triste et charmant. » (p. 253)
32La galanterie, devenue triste après le xviie siècle, échappe momentanément au spleen, durant le Siècle des Lumières, grâce au vice, mais c’en est fini à partir des Romantiques, et A. Viala indique, de la manière suivante, comment Proust met en scène, en Swann, un piètre galant :
Quand un grand mondain snob est trop « galant » pour éconduire une femme galante en mal d’embourgeoisement et qui s’insinue, son désir à demi frustré génère une cristallisation et une jalousie qui débouchent sur le constat, euphémisme dérisoire, qu’elle « n’était pas son genre ». (p. 254)
33Le paradigme galant permet une relecture d’Un amour de Swann comme la lutte amoureuse entre un Galant et une Galante.
34C’est Philippe Sollers qui clôt, pour le moment, le chapitre de Watteau galant, c’est-à-dire libertin, au prix d’un jeu de mots et d’une lecture spécieuse de l’histoire :
L’un des plus prolifiques à ce jeu des visions du xviiie siècle a été Philippe Sollers, que revoici. À l’occasion du tricentenaire, il donne un Watteau et les femmes où il joue à entendre dans le nom du peintre le watt, donc une énergie qui, contre le lieu commun de la mélancolie, génère un « flash minutieux ». Dans son roman La Fête à Venise (1991), il tresse la fiction d’un réseau international de trafic d’œuvres d’art dont « La Fête à Venise qui est un tableau réapparu sur le marché clandestin à peu près au même moment où ressurgissait à l’improviste (vases communicants) La Surprise disparue depuis 1801. » (p. 316)
35Watteau est donc présent chez Philippe Sollers à la fois comme objet de fiction et de réflexion. C’est le procédé de l’étymologie fantaisiste qui permet une relecture dynamique du peintre des fêtes galantes et la mise en roman — quelque peu policier — de la circulation de ses tableaux.
Galanterie coloniale & colonisation galante : derniers aspects de la galanterie
36On a déjà dit quelques mots de l’histoire de la galanterie aux xixe et xxe siècles. Cet objet s’adapte à la colonisation. En effet, après les Indes galantes de Rameau, Nimier fait du lieu exotique le décor d’un conte sceptique sur l’amour libre : « Un jeune homme embarqué vers les colonies fait naufrage sur une île étrange, hors du temps. Il est recueilli par un jeune chevalier et sa mère, avec qui il couche, puis il obtient un oracle d’un ermite, selon lequel le doute est le propre de l’homme » (p. 287). A. Viala note en particulier le succès de La Tonkinoise en 1906 et la parution de L’Afrique galante en 1932. Il ouvre ensuite une parenthèse qui s’étend d’un poème de la résistance publié par Aragon en 1941 à un film de René Clair sur les écrans de 1965. Dans le texte poétique, le monde est détraqué, comme le montrent notamment des marquis sur des bicyclettes, selon une bizarre reprise du cliché aristocratique. Quant au film, il s’agit d’« une ville assiégée au xviiie siècle, ses défenseurs meurent de faim, les assiégeants s’amusent et le brigadier Jolicœur joue les francs-tireurs. Comme de bien entendu, Jolicœur plaît à toutes, aussi bien à la princesse prisonnière qu’à l’actrice qui divertit les militaires » (p. 288). La dernière manifestation de la galanterie qui retient l’attention du chercheur est un jardin dans lequel des
mannequins de taille humaine sont répartis dans un labyrinthe qui évoque les frondaisons des jardins du xviiie siècle. Mais ils sont habillés de vêtements faits de tissus semblables à ceux que portaient les esclaves africains au temps des colonies. Plus précisément, ils sont de batik, cet art venu d’Indonésie et répandu en Afrique, venu des colonies néerlandaises et passé dans les colonies françaises et anglaises. Et ils sont sans tête, symbole de la perte d’identité des esclaves à qui Shonibare redonne voix. (p. 388)
37L’essai se termine donc sur la dimension spatiale de la galanterie comme rapport au monde. Le jardin galant devient historique car il garde la trace de ceux qui le hantent.
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38En conclusion, avant d’aborder son objet spécifique, à savoir la galanterie, cet essai invite à s’interroger sur comment mener et écrire la recherche en littérature, raison pour laquelle A. Viala met en scène son geste et les formes qu’il déploie. En ce qui concerne la galanterie, ou le galant, le chercheur rappelle sa relecture de l’histoire en termes de style : la galanterie est d’abord honnie par la Révolution puis effacée par le néoclassicisme avant d’être déformée par le xixe siècle en fonction des préoccupations du temps. En ce sens, l’histoire de la galanterie est celle d’un impossible effacement, et c’est pourquoi la galanterie est à la fois une tentation et un tracas. Le lecteur avide de connaissances supplémentaires pourra consulter les dossiers bibliographiques constitués par l’auteur et publiés en ligne. Le dernier mot indique qu’A. Viala, tout en refusant le style galant dans ses défauts, ne rechigne pas à donner à son style quelque chose de la saveur de la galanterie, au meilleur sens du terme, faisant le féminin précéder le masculin, et recherchant un vocabulaire à la fois précis et élégant, c’est-à-dire juste, au sens musical du terme, comme le verbe « galantiser ».