La pieuvre dans l’hémicycle
1Avec cet ouvrage, Jean‑Yves Mollier poursuit son parcours dans l’édition française et attire une nouvelle fois l’attention de son lectorat sur les aspects les moins exposés à la lumière des entreprises, humaines et industrielles, auxquelles il s’intéresse. On se souvient des révélations cruelles sur le comportement des éditeurs parisiens durant l’occupation allemande1 comme sur les pratiques de la maison Larousse, dont il a éclairé les coulisses avec Bruno Dubot2. Le propos est, comme toujours, servi par une documentation abondante et originale, ainsi que par une plume alerte. L’auteur signe ici encore un ouvrage de référence sur le sujet qu’il a choisi.
2Dans L’Âge d’or de la corruption parlementaire. 1930‑1980, J.‑Y. Mollier nous propose une nouvelle exploration d’archives jusqu’ici inexploitées, en analysant l’influence qu’a pu exercer, au sortir du dernier conflit mondial, un des vaisseaux‑amiraux de l’édition française, la maison Hachette, surnommée, entre les deux guerres, « la pieuvre verte » en raison de la couleur de ses livres, de son emprise sur le monde de la presse française et du monopole qu’elle détenait sur la distribution des journaux. Le lecteur contemporain ne pourra qu’être sensible à ce que l’évolution récente de la presse française présente comme analogie avec une situation certes très différente, mais non dénuée de points communs. Et les mouvements sociaux récents ont remis en lumière l’importance des liens entre argent et médias, ce qui accroît l’intérêt de l’ouvrage.
3J.‑Y. Mollier décrit en détail, et en s’appuyant sur de nombreuses archives, comment Hachette a réussi, dans l’immédiat après-guerre, à passer entre les gouttes de l’épuration et comment elle obtint des parlementaires qu’ils renoncent aux projets que la Résistance avait formés pour construire un grand service national de la distribution de la presse, dont l’indépendance devait assurer l’égalité de traitement de tous les journaux tout en garantissant sa pluralité.
4Pourtant l’entreprise Hachette avait joué, pendant la Seconde guerre mondiale, un rôle plus que trouble. Sous l’occupation, la presse pétainiste fut bien traitée par son réseau. Et, ainsi que l’a montré l’auteur dans un livre précédent, le trust vert, comme la majorité des éditeurs français, ne fut pas victime des oukases des Allemands. En 1940, Hachette prévint leurs désirs et poussa le sens de la collaboration jusqu’à chercher, en s’appuyant pour sa part sur son rayonnement francophone résultant de la colonisation, à construire avec l’agence allemande Mundus un groupe éditorial franco‑allemand de portée internationale — la branche publicité d’Havas avait rejoint la même agence. Parallèlement, la firme continuait envers ses employés la politique de ressources humaines d’une remarquable sévérité qu’elle menait depuis des années.
5Après avoir introduit la mécanographie dès les années 1920, Hachette, échaudée par le Front populaire, avait licencié plus de 700 salariés grévistes puis avait confié, en 1937, la gestion d’une main d’œuvre abondante — 6 000 personnes à la veille de la guerre — à un « centralien à poigne », Georges Lamirand. Durant l’entre-deux guerres, Hachette saborda la diffusion de titres aussi différents que L’Ami du peuple, d’extrême-droite, ou Messidor, du Parti communiste. Au point que Léon Blum écrivait en 1928 : « Voulez-vous une presse libre ? Nationalisez‑la ! » Et, sous le Front populaire, Paul Vaillant‑Couturier diffusait une brochure intitulée Presse qui ment, presse qui tue. Moraliser la vie publique en arrachant la presse aux puissances d’argent faisait — déjà ! — figure d’impératif pour beaucoup de députés. Cette réforme, le Front populaire ne put le mener à bien, et peu de choses avaient changé quand la guerre survint.
6Ces éléments suffiront à comprendre que les hommes et les femmes qui conçurent le programme du Conseil National de la Résistance (CNR) aient intégré à leurs réflexions la distribution des journaux, à cette époque nombreux et très lus, alors que la moitié des bénéfices de la Maison Hachette provenait de cette branche de l’entreprise qui, pour beaucoup d’hommes politiques, devait relever d’un service public – la neutralité et l’égalité de tous face à l’information devant être assurées par un État impartial. Ces préoccupations apparaissaient, dès 1943, dans les travaux de l’Assemblée consultative d’Alger où l’on évoquait la nécessité des messageries de service public. Jean Moulin n’avait-il pas préfiguré celles-ci en 1942 avec le Bureau d’Information et de Presse ?
7Ces convictions se traduisirent dans le programme du CNR et se concrétisèrent par la création de la coopérative des Messageries Françaises de Presse (MFP) qui vit le jour en août 1945. Mais cette initiative généreuse fut rapidement sabordée. Une structure concurrente, L’Expéditive, fut créée en sous‑main par Hachette. Des journaux la rejoignirent : d’août à novembre 1946, leur nombre passa de 37 à 115. L’ensemble des titres de Hachette fut complété par des publications de droite et d’extrême-droite. Ensuite des titres comme, par exemple, Combat quittèrent les MFP par hostilité envers le parti communiste, qu’ils associaient à la coopérative. Puis, une fois encore, les socialistes fient montre de faiblesse : la SFIO rejoignit L’Expéditive qui, en peu de mois, torpilla sa concurrente et permit à la pieuvre verte de retrouver ses marques. Hachette bénéficiait au même moment du soutien des banques en empruntant l’équivalent de quinze millions d’euros alors que la trésorerie des MFP souffrait, elle, de déséquilibre durant cette période de pénurie de crédit. À ce moment, le législateur n’avait pas encore tranché. Le 2 avril 1946, un texte de loi avait été déposé par Gaston Defferre qui créait notamment un monopole d’État pour la distribution de presse — cet aspect ne fut pas même discuté. Alors qu’une nationalisation aurait dû, comme pour Renault, s’imposer, non seulement l’entreprise ne fut pas réellement inquiétée, mais elle avait à sa main tant de parlementaires que la situation d’avant-guerre fut reconduite et, finalement, elle put étendre son monopole sans dommages.
8Après la mise au rencart de plusieurs textes inspirés par le CNR mais jamais discutés, en dépit de campagnes réclamant toujours la nationalisation de la pieuvre — le feuilleton Le Scandale du trust vert fut publié par André Wurmser en janvier 1947 —, le 2 avril 1947, la conclusion tombait. La loi Bichet était votée, qui contentait les magnats d’avant-guerre comme les jeunes loups de la IVe République, soucieux de se garantir des ressources durables grâce aux largesses occultes de l’éditeur. Car la maison Hachette servait largement les hommes politiques, quelles que soient d’ailleurs leurs tendances, les messageries qui rayonnaient sur tout le territoire constituant une formidable « pompe à cash » qui permettait d’adoucir les fins de mois d’hommes politiques de tous bords. Ces largesses jouaient un rôle facilitateur à un moment où la classe politique, dans son ensemble, avait à cœur de réconcilier un pays en reconstruction dans lequel beaucoup de mains sales avaient enfilé des gants pour servir la nation. Les journaux aussi pouvaient bénéficier de cette manne, eux qui se voyaient proposer un effacement de leurs dettes contre un engagement à taire la collaboration de Hachette et à affirmer qu’elle avait résisté.
9Rapidement, on fit peu de cas de l’honneur de la France combattante et les idées du CNR parurent contradictoires avec les exigences de la sérénité parlementaire. On oublia les menées du trust Hachette et la prévarication de quelques-uns permit à la pieuvre de renaître. Soutenues massivement fin 1946, les Messageries françaises de presse succombaient en avril 1947. Les Nouvelles messageries de presse parisienne étaient nées ; elles dureraient plus d’un demi‑siècle (elles sont devenues Prestalis depuis 2009, Hachette s’en est retiré en 2011).
10Cette situation étonne d’autant plus le lecteur de 2019 que le programme du Conseil National de la Résistance est sorti d’un relatif oubli depuis quelques années. J.‑Y. Mollier l’explique par l’anticommunisme de l’époque, lequel aurait joué un rôle aussi important que le besoin d’argent frais des élus.
11Les manœuvres et les manipulations qui permirent de parvenir à ce résultat sont détaillées avec un grand luxe de précisions par l’auteur. Les actes de cette trahison se succèdent en quelques mois et le scénario qui se déroule sous nos yeux résonne d’échos si actuels qu’ils en accentuent la noirceur. Car les Chaban-Delmas, Lecanuet, Mitterrand ou Auriol, pour ne parler que ceux dont on se souvient encore, s’accordèrent pour oublier bien vite les dénonciations de la « presse pourrie ». On tourna le dos aux idéaux proclamés haut, quelques mois plus tôt, par le Conseil National de la Résistance : assurer « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des puissances d’argent et des influences étrangères ». L’argent reprenait ses droits, et aller peser durablement sur les débats de la représentation nationale.
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12L’ouvrage de Jean-Yves Mollier ne se contente pas de retracer la survie d’une société compromise et le retour à un désordre ancien. Dans L’Âge d’or de la corruption parlementaire, il révèle les arrangements qui se sont opérés au sein d’un si petit monde. Le titre parle de corruption mais le mot dit bien ce à quoi la banalisation du procédé nous a habitués. Le récit parvient à déjouer les pièges des archives, révisées ou détruites par les lobbies qui cherchent à travestir leur histoire — celles d’Hachette ont été épurées après la Libération. Expert s’il en est, J.‑Y. Mollier navigue entre ces chausse-trappes de la mémoire pour mettre au jour les traces de la vérité, en usant d’un instrument dont on se demande s’il s’agit du bistouri du chirurgien ou du scalpel du médecin légiste. Histoire, vérité morte ou vive ? En tout cas, celle-ci nous parle d’aujourd’hui même si la presse ne joue plus ce rôle essentiel qu’elle tenait au début des Trente glorieuses. On attend tout de même la suite : quel sera l’âge de la corruption 1880‑2020 ?