Savonarole au Chat noir
1La collection de choix de textes d’écrivains parus dans la presse chez GF‑Flammarion comprenait déjà Baudelaire, Gautier et Zola (2011), Balzac et Hugo (2014), ainsi que Barbey d’Aurevilly (2016) dont l’éditeur, Pierre Glaudes, vient de fournir Bloy journaliste. À la différence des précédents, ce volume n’est pas sous‑titré Articles et chroniques mais Chroniques et pamphlets, correction nécessaire pour celui que Huysmans appelait un « pamphlétaire enragé1 ».
Savonarole au Chat noir
2La volonté de présenter les différentes étapes du parcours journalistique de Léon Bloy (1846‑1917) semble être le critère de cette édition qui donne à lire vingt huit textes répartis en six parties : « L’émule de Barbey d’Aurevilly » (présentant des articles de 1874 à 1879), « Au Chat noir » (1883‑1884), « Le pamphlétaire du Pal au Désespéré » (1885‑1887), « Du Gil Blas à la petite presse symboliste » (1888‑1891), « Retour au Gil Blas et nouveaux horizons : du Mercure de France à L’Assiette au beurre » (1892‑1903), et « Ultimes charges d’un solitaire » (1910‑1917). De brèves introductions figurant en tête de chaque partie situent les textes dans leur contexte en approfondissant, parfois de façon un peu redondante, la présentation de trente pages qui ouvre le volume. L’état des textes étant celui de leur publication originale dans la presse, les notes de bas de page présentent un choix de variantes, ainsi que des indications biographiques, souvent dispensables pour le lecteur averti, qui reconstituent la galaxie fin de siècle. Introductions et notes font parfois regretter l’absence de certains articles qu’elles signalent, par exemple « Finis latinorum », la recension élogieuse que Bloy consacra au premier volume de La Décadence latine de Joséphin Péladan, Le vice suprême (1884), qui constitue pourtant un document important sur l’esprit décadent.
3Le mérite de cette présentation est de rendre évidente la rupture stylistique entre un premier Bloy, que P. Glaudes décrit comme une « sorte d’évangéliste moderne » (p. 10), un « doctrinaire catholique » (p. 15) qui « mesure toute chose à l’aune de ce catholicisme intégral » (p. 8), et un deuxième, familier de la bohème décadente du Chat noir auquel il collabore à partir d’août 1882 à l’invitation de son cousin germain, Émile Goudeau, et où il acquiert une certaine « légèreté de ton » (p. 16). Le premier est un moraliste qui ne s’occupe que de séparer le bon grain de l’ivraie (« Nous croyons que ce livre est bon à lire aujourd’hui », dit‑il de l’Histoire de la révolution française de Carlyle, p. 58) ; le deuxième est imprégné de l’esprit fumiste qu’on sent bien, par exemple, dans l’exercice d’herméneutique parodique auquel il se livre sur la préface qu’Edmond de Goncourt donne à la réédition de En 18.. (1884) : quand Goncourt évoque « […] un premier livre contenant très curieusement en germe les qualités et les défauts de notre TALENT», Bloy commente : « (Lisez : incomparable génie) » (p. 110). Nous disons à dessein « deuxième » et non second car il faudrait encore postuler un troisième Bloy, s’il ne ressemblait beaucoup au premier : celui qui pastiche le style des prophètes bibliques dans son pamphlet Le Pal (p. 126). P. Glaudes observe par ailleurs que, à partir de 1898, à partir du moment où Bloy publie Le Mendiant ingrat, premier volume de son journal, le diariste l’emporte sur le journaliste (p. 23). Il est évident que cette pratique, déliée de l’exigence sociale du journalisme, est bien peu faite pour atténuer le doctrinarisme de Bloy.
La dispute du Verbe & de l’adverbe
4Les notes de bas de page sont précieuses lorsqu’elles renseignent sur la façon dont les rancunes personnelles de Bloy modalisent sa réception de certaines œuvres, par exemple le cycle de Jacques Vingtras de Jules Vallès qu’il attaque dans « La Frénésie du médiocre » (1884), reprochant surtout à son auteur de ne pas l’avoir accueilli dans les pages de son journal, La Rue, à l’époque de la Commune (p. 87). Les recensions successives qu’il consacre aux romans de Huysmans, À rebours (« Les Représailles du Sphinx », 1884) et Là‑bas (« L’Incarnation de l’adverbe », 1891) jettent un éclairage bienvenu sur la nature de leur relation. Dans la première, Bloy prophétise la conversion de Huysmans, « naturaliste naguère et maintenant spiritualiste jusqu’au mysticisme » (p. 97), et propose au nom de des Esseintes l’explication suivante : c’est qu’« il est anxieux d’une Essence supérieure » (p. 98). Dans la seconde, après que Huysmans lui a infligé plusieurs « vexations », dont celle de ne pas assister à son mariage (p. 214), il attaque « ce lamentable écrivain » (p. 223) auquel il reproche de lui avoir volé des matériaux. Il se livre ensuite à une curieuse mais révélatrice psychologie de l’adverbe tel qu’il affleure souvent chez Huysmans sur la page de titre (En ménage, À vau‑l’eau, À rebours, En rade, Là‑bas). L’adverbe, ce « dangereux subalterne » (p. 227) lui déplaît en ce qu’il modifie le verbe : il oppose l’adverbe huysmansien, opérateur de nuances, au Verbe divin, incontestable (p. 228). Or, P. Glaudes remarquait dans sa présentation que c’est précisément grâce à la fréquentation de Huysmans que Bloy apprit à jeter « un regard plus nuancé sur la littérature contemporaine » (p. 19, nous soulignons). En rejetant l’adverbe, Bloy entend donc rejeter l’influence de Huysmans sur lui. Ici encore, le doctrinaire reparaît.
Une galerie de désespérés
5Un mot revient systématiquement dans les critiques littéraires qui composent l’essentiel de ce volume, c’est désespoir. La figure du désespéré chez Bloy ne s’incarne pas uniquement dans son alter ego Caïn Marchenoir, le protagoniste de son roman Le Désespéré en 1887. Les chroniques recueillies ici permettent au contraire d’apercevoir que l’étiquette de « désespéré » semble pour lui le critère de la valeur littéraire, en fonction de son esthétique doloriste. « Quant à la littérature », écrit Bloy dès 1879 dans « De l’enthousiasme en littérature », « vous verrez si c’est une chose facile quand on n’a pas souffert et qu’on ne veut pas souffrir. » (p. 67‑68). Il poursuit : « Dans la Poésie et dans l’Art, un homme sans enthousiasme, c’est‑à‑dire sans Dieu et ne sachant pas souffrir, n’a rien à faire et n’a même pas le droit d’exister. » (p. 70). Il y aurait donc d’un côté les désespérés authentiques, ceux auxquels Bloy reconnaît ce titre (dont Lautréamont, qu’il signale dans Le Désespéré et dont il fait à nouveau l’éloge dans « Le Cabanon de Prométhée » en 1890), de l’autre, les faux désespérés, comme Paul Bourget dont le désespoir lui apparaît, commente P. Glaudes, comme une pure « pose littéraire » (p. 102). Une semblable taxinomie fait forcément penser aux Poètes maudits (1884‑1888) de Verlaine. Comme lui, Bloy élabore son panthéon pour mieux s’y insérer.
Consummatum est
6P. Glaudes observe que la « mission spirituelle » de Bloy « trouve son aboutissement dans le patient repérage des signes annonçant une théophanie […] » (p. 30). Dans « La Babel de fer », Bloy regrette qu’on n’ait pas érigé une croix au pinacle de la Tour Eiffel (p. 183) ; il fustige l’automobile dans « La Revanche de l’Infâme » et le suffrage universel dans « L’Apothéose de l’Idiotie ». Bloy fait la symptomatologie d’une société corrompue dont il espère l’écroulement : les calamités qu’il aperçoit sont autant de signes de décadence qu’il se hâte de recueillir. Un tel millénarisme produit une tension entre déploration et réjouissance, comme on le voit dans cette notation à propos de la Tour Eiffel :
J’en appelle, néanmoins, l’achèvement de tous mes vœux, parce qu’il faut, une bonne fois, que les prophéties s’accomplissent et parce que j’ai le pressentiment que cette quincaillerie superbe est attendue par les destins. (p. 182).
7Ou à propos de la mort du prince impérial Louis‑Napoléon Bonaparte en 1879 :
Et depuis cette heure terrible, je regarde progresser la putréfaction nationale en me disant qu’après tout, elle ne peut pas être infinie et qu’il faudra bien qu’une Fleur nouvelle […] s’élance un jour de ce compost surnaturel (p. 208).
8On le voit, les « images de corruption et de décomposition » (p. 26) sont récurrentes chez Bloy. Dans une violente charge contre la presse publiée dans son pamphlet Le Pal, « La Grande vermine », il exprime l’état de l’esprit français de la fin du siècle en renvoyant au poème de Baudelaire « Une Charogne » (p. 117‑118). Plus loin il compare la France pourrie au lendemain de la défaite de 1870 au « […] cadavre de ce vieux sodomite empoisonné par son vice qu[’il vit] un jour porter en terre et qui déferlait sinistrement dans sa bière, avec un clapotis de futaille secouée et d’irrévélables suintements noirs !... » (p. 128). Rappelons que Bloy est l’auteur d’un pamphlet contre le xixe siècle intitulé Le siècle des charognes (1900), et que les images marquant l’angoisse de la pourriture abondent dans la littérature du temps, notamment chez Mirbeau et Jean Lorrain.
L’antonomase agonistique
9Le pamphlétaire maîtrise assurément l’art de la caricature et du portrait‑charge. Sous sa plume, le chroniqueur du Figaro Albert Wolff devient « l’hermaphrodite prussien » (p. 136), Edmond de Goncourt le « vieux dindon » (p. 105), et Zola, sa bête noire, « Le Crétin des Pyrénées » (p. 274). Bloy ne dédaigne pas de recourir à la physiognomonie qu’il fait servir à l’analyse littéraire, à propos de Joséphin Péladan ou de Renan par exemple qu’il va voir au Collège de France avant de recenser ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse (p. 77).
10À côté de ces éructations, on trouve ponctuellement des considérations réflexives sur l’écriture pamphlétaire. Comment faire, en effet, pour insulter davantage ? Dans un article au titre explicite, « L’Art de déplaire ou le scalp en littérature », Bloy se souvient de Lord Byron, qui, « […] dans son Childe Harold, déplore son impuissance. Il voudrait que tout son mépris, toutes ses colères, toutes ses douleurs pussent tenir dans un seul mot qui serait la foudre, afin de prononcer ce mot. Voilà l’idéal. » (p. 84). Même idée quelques mois plus tard : « Mettre toute la vie et tous les sentiments possibles de la vie dans un seul mot qui vaudrait la foudre et prononcer ensuite ce mot, voilà ce que voulut Byron toute sa vie […] » (p. 102).
***
11Ce fantasme d’une insulte synthétique, absolue, totale, il se peut que Bloy l’ait réalisé, à sa façon. Ainsi, dans « La Grande vermine », le nom de l’ennemi, ici Albert Wolff, est répété avec une telle insistance que ce nom apparaît comme le comble de l’insulte. De la même façon qu’on dit un Hercule pour « un homme fort », le pamphlétaire suggère par ce procédé qu’on pourrait dire, par exemple, un Albert Wolff pour exprimer le comble de l’abjection. Il s’agit là d’une forme spéciale d’antonomase qu’on pourrait appeler l’antonomase agonistique.