Tramer nos vies
Raconter sa vie ou ne pas
1L’opposition est radicale. Cioran dit la nocivité d’un récit incapable à ses yeux de relater la singularité d’une vie ; Arendt loue sa capacité à conférer au plus personnel une réalité et une intensité. Le premier stigmatise une grille, un carcan qui va jusqu’à détruire ce qu’il veut rapporter ; la seconde insiste sur ses vertus : le récit sauve de l’oubli, stimule l’invention, instaure un rapport à autrui qui rejoint l’éthique et la politique.
2Cette opposition, scrupuleusement analysée, apparaît sans hasard dès les premières pages du Fil du récit. Elle situe d’emblée le propos de l’auteur sur un terrain qui l’amène très tôt à revendiquer sa position : c’est « en pragmatique » (p. 14) qu’il s’efforcera d’aborder le récit. Elle lui permet aussi de légitimer un choix décisif : le « tout‑venant du récit » (p. 13), son usage quotidien, ne sera pas moins observé que le noble « art de raconter ». Parce que de cet usage à cet art il n’est nulle solution de continuité ; parce que cet usage, dans les multiples formes brutes et minimales qu’il offre, invite à bousculer des schémas sinon trop vite admis. Au premier rang desquels, cette opposition : raconter sa vie (Arendt) ou ne pas (Cioran). Une question suffit à en rappeler le présupposé : « pourquoi admettre, en luttant en quelque sorte contre le réflexe dialectique, qu’il y a en effet deux options en la matière ? ».
3Qui ouvre les pages de ce livre doit donc s’attendre à une analyse qui entend se confronter toujours à des exemples aussi concrets que variés : quelques éléments d’un échange banal, un extrait des Faux‑monnayeurs, une anecdote, la traduction d’un titre de film, une strophe d’un poème d’Apollinaire, le titre d’un article politique, une interview de Bataille, une affirmation de Koltès, une petite annonce, une réplique du Genou de Claire, un fragment d’une fable de La Fontaine, une analyse de Genette, un extrait d’une pièce de Jules Renard, une page de Bergson… cette liste, qui ne se veut pas exhaustive, est loin d’être à la Prévert. C’est que, quelles que soient la nature et la forme des exemples proposés à l’analyse, tous procèdent d’une commune formalisation : une « linéarisation du vécu » (p. 10) qui impose de choisir une direction, ainsi qu’un point de départ et d’arrivée. C’est ainsi que le récit construit une relation au réel en permettant des saisies et une intelligibilité de ce dernier. L’attention portée à cette ligne tracée — ce fil tiré — amène à une définition du récit que, sans surprise, son auteur qualifie « d’opératoire » : un récit suppose « la relation d’au moins un évènement développé au minimum par une répétition. » (p. 44).
Quatre principes
4Avec la logique, l’intrigue et le but, la répétition est l’un des principes d’enchaînement du récit dont le premier chapitre du livre entreprend l’examen. Réfléchir à ces quatre principes revient à redonner toute son importance à la notion de développement, parent pauvre, pour l’auteur, de la théorie du récit — quand celles d’événement et de relation sont le plus souvent privilégiées.
51. La notion de logique rappelle d’abord que le récit est une fabrique de cohérence dans l’exacte mesure où il prédispose au sens : le glissement quasi réflexe du temporel au causal, le plaquage du schéma cause‑conséquence, définit le processus de narrativisation. Le conteur passe au crible la « matière potentiellement infinie du vécu » (p. 24) ; il opère en lui un tri pour mieux tisser ensuite entre eux les éléments prélevés. Mais, si le sens hante toujours déjà le temps, comment expliquer que l’inférence de causes à partir de la seule chronologie offre un principe d’enchaînement si puissant ? La principale explication que retient l’auteur est relative à l’ordre : cet ordre que nécessite toute histoire ; cet ordre qui, quel que soit le degré de sophistication du récit en question, répond à une demande de sens.
62. Il suffit, pour ainsi dire, d’exploiter à bon escient l’intrication de la cause et du temps pour capter l’attention du lecteur ou de l’auditeur, et pour le passionner. Telle est l’intrigue qui complique la trame née du tri et du tissage. Une métaphore permet de préciser deux choses essentielles : « Le fil est au récit ce que le squelette est au corps. » (p. 34). Le fil est l’armature logique qui fait tenir ensemble les éléments qui composent la matière du récit. Proposition indéniable à condition de la compliquer quelque peu : la chair participe aussi souvent de l’ossature. Le fil du récit n’est nullement dénué de substance.
73. Le but que se donne le récit est un autre principe d’enchaînement qui aide à construire son fil. Le fil est tendu vers une finalité, ce qui n’empêche en rien, bien au contraire, que se multiplient les tours et les détours, et que le récit se plaise à être à rallonges sans qu’il ne cesse pourtant de filer droit au but.
84. Enfin : la répétition. Unité, réitération, passage. Tels sont les trois phénomènes que permet de mettre en lumière le principe de répétition, lequel assure le développement du récit, quand bien même celui‑ci ne narre pas plus d’un seul événement. Et c’est bien le récit minimal que l’auteur choisit enfin pour mieux cerner ce qui, selon lui, pourra conduire à une définition du récit. La répétition est narrative, elle temporalise : elle provoque la causalité. Aussitôt répété, un élément esquisse une histoire. Associée à l’intrigue, à la logique et au but, elle donne la formule du récit.
9Reste que le développement est une notion problématique. C’est une notion duelle. À qui s’efforce en effet de suivre ce qui advient dès lors qu’il y a répétition apparaît un fil qui ne cesse de mêler continu et discontinu. Aucun développement ne saurait se départir de l’une de ces deux dimensions. Tout récit consiste à tenir ensemble continuité et discontinuité suivant une large gamme de déséquilibres et de tensions, laquelle rappelle la conflictualité qui existe entre les deux. C’est précisément ce que montrent deux notions qui donnent aussi leur titre aux deux chapitres de la deuxième partie du livre : les liens de rupture, et les passages à vide. La tension propre à l’événement dont l’apparition impose une discontinuité, mais n’exige pas moins, après coup, d’être repris dans un développement, est dès lors au cœur des préoccupations de l’auteur. L’enjeu consiste à montrer comment la production même des récits, mais sans doute aussi bien leur richesse, tient étroitement à cette tension inaugurale, cette relation originelle et conflictuelle, où se décide et se nourrit le désir de relater l’événement. Remettre cette tension au premier plan de la réflexion est une manière de prévenir deux écueils : le délire interprétatif (d’un évènement tout peut être dit) ; l’établissement d’une vérité si consensuelle qu’elle exige d’ignorer les pourtant si indéniables complications du réel. Le modèle qui s’impose alors est celui d’un développement discontinu : une fondamentale discontinuité est au cœur de ce qui se développe à partir de l’événement, au cœur de ce développement qui « progresse en se prolongeant » (p. 51). Ce qui permet enfin de décrire le récit comme « une dualité, une simultanéité, la coprésence de forces dans une forme » (p. 76‑77).
Tensions
10Le troisième chapitre commence par énoncer la thèse du livre : « le fil du récit est un enchaînement régi par quatre principes qui mettent à chaque fois en œuvre du continu avec du discontinu » (p. 81). Reste alors à mettre à l’épreuve cette proposition en tentant de mieux comprendre comment et pourquoi le développement d’un récit définit toujours une cohabitation de tensions. Ce à quoi l’auteur s’emploie dans ce chapitre en analysant très finement nombre d’exemples, parmi lesquels les récits minimaux sont à nouveau privilégiés. Ces analyses, et chacune sous leur angle, tentent de prendre en compte autant qu’il se peut ces intrications contrariées qu’abritent nos récits. Non pour les résoudre, ou les subsumer sous un quelconque concept, mais pour montrer que nos récits nous poussent sans cesse à des opérations de bricolage, d’ajustage dit l’auteur, et d’autant plus que l’événement résiste à la narration. C’est que construire le fil d’un récit revient toujours à se livrer à « un permanent double‑jeu entre l’attachement et le détachement, le tissage et la découpe, le liant et le tranchant » (p. 104). La force de ce troisième chapitre est de montrer que, du récit minimal au grand récit littéraire, en passant aussi bien par le récit historique, journalistique ou encore cinématographique, l’opérativité de la définition proposée tient bon parce qu’elle décèle une expérience fondamentale : « celle d’un suivi qui ne colle pas complètement à une suite. […] celle d’un événement qui oblige à faire le lien et à prendre acte d’une rupture entre un avant et un après. […] celle du liant indissociable d’un tranchant qu’apporte un fil au récit. » (p. 114).
Le fil à l’épreuve
11Dans un style toujours très vif et très clair, à l’aide de multiples et très divers exemples, les trois premiers chapitres du livre construisent ainsi patiemment une définition du récit, et la mettent à l’épreuve. La réflexion se développe suivant un principe de contestation de ses propres résultats. La dernière partie du livre déroge d’autant moins à cette règle qu’elle impose comme nulle autre l’enjeu existentiel de toute cette entreprise. À quoi bon penser si cela ne sert à rien ? La formule est quelque peu brutale, mais je ne crois pas qu’elle trahisse la position de l’auteur, lequel se livre à un ultime passage en revue de cas concrets, comme pour mettre une dernière fois à l’épreuve l’intérêt de sa démarche. Trois points sont ainsi envisagés qui tous concourent à déceler les apports de la théorie du récit qu’il propose : la réévaluation des situations où un fil peine à se construire ; la possibilité de dégager un modèle de cette théorie « pour penser et vivre dans l’exercice d’une critique conjointe à la compréhension » (p. 15) ; la détermination du moment où une histoire intervient dans l’existence, et de la nature du mouvement qui l’anime.
12Si l’enjeu des principes d’enchaînement réside dans une incessante interaction entre du continu et du discontinu, entre « la continuité d’une suite toujours possible » (p. 119) et « le discontinu d’un suivi qui se relâche voire s’extirpe », alors la dimension subjective est au centre de cette interaction. Et c’est bien à nous que s’adressent plus directement ces trois points, à nous qui ne cessons de construire des récits, d’opérer de constants ajustements dont dépend, par exemple, une capacité d’accueillir l’imprévu et l’inattendu dans le langage. Ce que mettent singulièrement en valeur toutes ces situations où, soudain, un fil se casse. Ces moments de rupture ne sont plus alors des faiblesses ou des défauts, si du moins l’on accepte de les considérer à partir des constants arrangements du continu et du discontinu que le livre s’attèle à décrire. Ils invitent au contraire à jeter sur eux un nouveau regard, à redéfinir leur valeur en reconnaissant en eux la manifestation de la tension même du récit. Mais le récit peut aussi nous enseigner « une certaine manière de penser » (p. 125), nous doter d’un modèle de pensée dès lors qu’il sollicite « les gestes fondamentaux de l’entendement » (p. 127). Ce modèle est celui « de l’exercice conjoint de la critique et de la compréhension » (p. 129), ainsi que l’auteur veut en faire la démonstration à travers une très belle analyse d’une scène tirée du film La Prière. Couper, tisser, séparer, lisser apparaissent alors comme le cœur même d’une vie intérieure qui bat au fil des arrangements qu’elle met en forme en inventant des manières de se saisir et de se ressaisir. Reste enfin une ultime objection. L’importance décisive accordée aux interactions entre continu et discontinu n’élude‑t‑elle pas ces situations où une fracture semble irréparable, c’est‑à‑dire où le récit échoue ? Il n’est d’abord pas certain que de telles situations existent. C’est qu’il est infiniment plus aisé de décréter une rupture définitive là où un examen plus avancé, mais aussi plus exigeant, montrerait au contraire le maintien de l’interaction. Par ailleurs, dans la vie, le récit fait feu de tout bois pour se développer : « avec des gestes, des phrases, des cases, des corps, etc., parce qu’un langage peut être tiré de tout. » (p. 132). Ainsi, là où la facilité conduirait trop vite à conclure à la fin du récit, tout nous invite au contraire à penser qu’il y a toujours un récit malgré tout. Qu’un événement bouleversant nous laisse « sans voix, sans monde et sans autre » (p. 133), aucune vie ne peut le nier. À condition cependant d’ajouter qu’aucun évènement, si bouleversant soit‑il, ne nous enlève la capacité de tirer au moins un fil pour retrouver une voix, un monde, de l’autre. Un événement nous oblige et nous fait faire : il nous force à prendre acte d’une rupture et établir un lien entre en avant et un après. Situation périlleuse à laquelle une histoire reste le moyen le plus efficace de répondre. Le fil qui se tire alors invente un sens, mais révèle aussi la « trace du remue‑ménage » (p. 134) provoqué en nous.
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13La trame n’est pas moins un « outil » qu’un « témoin ». Nos histoires nous révèlent. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que de le rappeler avec force en nous permettant de mieux comprendre, grâce à l’analyse de ce fil un peu négligé, les interactions qui président à nos récits.