M. Crouzet et la psychanalyse : un cheval de Troie
1À l’image de l’ensemble de sa production critique, le présent volume de Michel Crouzet, Psychanalyse et Culture littéraire, publié par les éditions Eurédit, fidèles au maître des études stendhaliennes, se démarque par sa singularité. Une originalité qui se manifeste à la fois par son statut éditorial (la réédition, un demi‑siècle plus tard, d’un article de la Revue d’histoire littéraire de la France1), par son positionnement à contre‑courant dans le champ de la critique littéraire, et par une forme inhabituelle. Ce court volume se présente en effet comme la réunion de trois textes d’origines diverses et de tailles inégales, mais fonctionnant de manière cohérente et organique. Un entretien récent avec Thierry Oswald, maître de conférences à l’Université de Limoges, en est au seuil : M. Crouzet y réinterroge les principes posés en 1970 dans Psychanalyse et Culture littéraire, et élargit le débat : comment de telles propositions résonnent‑elles dans le paysage universitaire actuel ? Ses paroles vives relèvent à la fois de l’examen de conscience (un retour sur son parcours sans repentance ni complaisance) et du testament (une mise en garde qui se voudrait legs contre toute politisation ou hystérisation de la critique). Vient ensuite l’article éponyme, d’une cinquantaine de pages, plat de résistance de ce volume, d’une grande densité, tout à la fois dénonciation d’un air du temps universitaire au lendemain de mai 68 et manifeste prudent en faveur d’une psychanalyse appliquée aux textes littéraires. Un appendice lui succède et clôt fort logiquement notre édition en montrant exemple à l’appui les limites d’une telle méthodologie. Dans ce recyclage d’un article de 1985, M. Crouzet procède à un exercice de démolition : est passée au laminoir la lecture proposée par Jean Bellemin‑Noël d’Armance, ou plutôt de son héros Octave de Malivert, lecture emblématique d’une psychocritique dévoyée sous les traits de la textanalyse, extrémiste et suicidaire, s’auto‑détruisant en une lecture volontairement désinformée, fantaisiste et iconoclaste du protagoniste stendhalien, affublé par le psychanalyste d’une « psychose maniaco‑dépressive » invérifiable (p. 103).
2Trois textes d’époques différentes donc, mais témoins d’une unité de pensée profonde. Le titre choisi par M. Crouzet est d’ailleurs le garant de cette cohérence. Variation sur l’intitulé d’un précédent article de J. Starobinski, « Psychanalyse et Critique littéraire » (1966)2, dont il reprend les principales orientations, il indique un dépassement, celui de la récente querelle entre Picard et Barthes en 1965 au sujet de Racine, et plus fondamentalement une volonté d’aller au‑delà du clivage entre l’Ancienne et la Nouvelle critiques. Ce titre associatif cherche en effet à réconcilier ancrage traditionnel (la vieille « culture littéraire », humaniste et accumulative) et approche nouvelle du texte littéraire (la psychanalyse à la recherche de l’inconscient de l’œuvre). Même si, à n’en pas douter, les fondations sur lesquelles M. Crouzet élabore sa proposition méthodologique, sont essentiellement anti‑modernes : le terme culture est d’ailleurs choisi à dessein dans le cadre d’un combat lexical pour sa réhabilitation, à la manière d’un étendard fièrement affiché, alors que la notion traverse depuis les années 60 une zone de turbulences, car jugée réactionnaire et élitiste, « équivalent des leçons de piano pour les jeunes filles “bourgeoises” du siècle précédent » (p. 30), symbole d’un ordre et d’une rigidité que « le retour [moderne] de Dionysos » aspire à faire voler en éclats (p. 29).
3Psychanalyse et culture littéraire se présente dans ces conditions comme un texte bicéphale, où s’entremêlent intimement, dans la libre coulée d’un esprit instantané et toujours en mouvement, progressant ici d’une traite, sans interruptions ni démarcations, une croisade contre l’Université de son temps, menée sur le registre de la polémique, et un ensemble de propositions méthodologiques en faveur d’une psychanalyse appliquée, formulées sur le mode du délibératif, où la pensée s’assouplit et se nuance.
Une pensée critique en situation
4Avant d’examiner les enseignements d’une démarche psychanalytique appliquée à la littérature, quelques remarques s’imposent sur la manière avec laquelle M. Crouzet se positionne dans le champ critique en 1970. Car ce qui est établi ici à grands traits, c’est une géocritique des forces en présence, à la fois une territorialisation et un blâme des orientations universitaires de la Nouvelle critique triomphante. Son premier travers, lié à une ivresse des hauteurs, consiste en un repli réflexif sur la théorie, une contemplation narcissique et centripète de soi et de ses outils, en lieu et place d’une ouverture centrifuge vers les textes, vers l’Autre. Le réquisitoire de M. Crouzet ajoute deux autres chefs d’accusation : l’acoquinement de la Nouvelle critique avec les sciences humaines, et sa tendance sectaire au cloisonnement. Est épinglée d’un côté une prétention scientiste à un savoir objectif et incontestable (la multiplication des étiquettes associant science et littérature, au mépris des oxymores ainsi constitués) et la transposition en son sein de catégories foncièrement étrangères à la littérature. C’est donc la tentation « objectivante » de la critique moderne (p. 43) qui est ici visée : une telle mise à distance excluant le rapport intime et personnel auquel nous convie le texte littéraire. Ce dont s’indigne M. Crouzet de l’autre côté, c’est de l’émiettement du champ du savoir en « chapelles » closes et exclusives par lesquelles le critique qui est aspiré en leur giron n’est plus constitué en « Maître » mais en disciple docile d’une école de pensée qui impose un consensus, disciple éternel dépossédé de son individualité et limité dans son angle de vue. Le défunt maître (déjà fragilisé par le confusionnisme ambiant, négateur des hiérarchies et contempteur de l’idéal humaniste de « l’homme cultivé ») est à terme infantilisé plutôt qu’émancipé, c’est‑à‑dire sommé, au fil de sa formation continue, de se tenir au courant des « découvertes » méthodologiques et instrumentales de son école, toujours multipliées (p. 35‑36).
5Au sein de la Nouvelle critique, deux « orthodoxies » concentrent toute l’attention de M. Crouzet : le structuralisme et le marxisme – qu’il a connu de l’intérieur dans sa jeunesse avant de s’en libérer. Mais plutôt que d’aligner dans le temps ces deux courants, comme le fait habituellement l’histoire de la critique, ou d’opposer l’engagement de l’une au détachement apparent de l’autre, notre auteur choisit de les renvoyer dos‑à‑dos, de les jumeler comme les deux faces réversibles et pernicieuses d’une même modernité. Un même travers les discrédite : toutes deux instaurent « un véritable écran d’incompréhension entre (elles) et l’œuvre » (p. 44), et participent en cela à une « manœuvre anti‑littéraire », formule qu’il faut presque lire dans son sens militaire, comme un coup de force d’autant plus regrettable qu’il renouvelle en un sens ce qu’il prétendait combattre : la sèche et distante érudition mobilisée par la critique des sources. Retenons le cœur de la gémellité de ces deux sortes d’éloignement : là où le marxiste s’attache à mettre à distance le « réprouvé », tient farouchement loin de soi l’ordre bourgeois et capitaliste, « les aventures de classes et d’hommes auxquels (il) sait ou désire ne pas ressembler » (p. 43), le structuraliste fait le grand écart entre deux écueils contradictoires : une vision techniciste de la littérature, qui lui ôte son supplément d’âme, et un « nouvel Hermétisme » par lequel le critique, qui a décrété la mort de l’auteur (Barthes), « devient souverain du texte », largue les amarres et s’affranchit de l’œuvre originale et de sa paternité dans un « subjectivisme total » (p. 74‑75) et dérégulé. Est dès lors rompu le contact intime et compréhensif avec le texte, l’effort ou l’expérience du rapprochement de sujet à sujet.
Pour un usage maîtrisé de la psychanalyse littéraire
6Voilà en effet le cœur de la pratique critique que préconise M. Crouzet dans ce volume programmatique : sa contre‑méthode au regard de ce qui précède se fonde sur un mouvement d’immersion dans l’œuvre, sur un « tête‑tête » avec le texte qui est aussi un face‑à‑face entre le sujet‑critique et le sujet‑créateur. Car il y a bien analogie, telle est la thèse de l’article, entre l’écoute de l’auteur par le critique et l’écoute de l’analysé par l’analyste. Des modalités similaires les rassemblent : faire communiquer ensemble deux inconscients, se livrer pour le critique ou l’analyste à un type d’écoute flottante, seul moyen d’obtenir des « corrélations fantasmatiques » ou des « contagions d’affects » avec l’écouté (p. 51). Et un même objectif unit ces deux initiatives : faire affleurer puis traduire « l’inconscient de l’œuvre » ou de l’analysé dans la langue de la rationalité, à la différence près qu’une portée thérapeutique est au terme de l’analyse clinique là où une seule portée heuristique conclut l’analyse littéraire. On le voit, le recours aux outils de la psychanalyse freudienne suppose que le critique s’expose et se mette en jeu dans l’entreprise interprétative : puisqu’il n’éclaire que les pulsions et les fantasmes qui l’ont lui‑même travaillé. L’alerte sur un détail à explorer ne se déclenche qu’à partir d’une association avec sa propre expérience psychique. Ce que résume M. Crouzet par une belle formule : il y a « identité entre le révélé de l’art et le refoulé du lecteur » (p. 58) – expression qui jette une lumière éclairante sur la célèbre proposition proustienne : « Chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi‑même »3. C’est dire combien une telle approche implique chez le critique une humble acceptation de soi‑même et de ses failles, et combien ce déshabillement, ce voyage dans les profondeurs de soi par la lecture s’avère incompatible avec le narcissisme complaisant du critique moderne.
7Cet « acte d’humilité » que constitue le « consentement » à soi (entretien avec T. Oswald, p. 23), M. Crouzet l’applique à la démarche critique qu’il défend ici, pour ne pas se substituer aux dogmatismes qu’il dénonce. S’il récuse l’étiquette de la « pychocritique » (Mauron), c’est parce que l’approche psychanalytique authentique, à condition d’être rigoureuse, fidèle à la précision et à la richesse des notions freudiennes (en évitant tout réductionnisme phallocentrique ou œdipien), doit rester libre, ouverte et indépendante ; si elle est par nature personnelle, puisqu’elle sollicite l’inconscient de chaque critique, elle ne peut faire l’économie d’un emprunt régulier aux autres domaines du savoir littéraire, qui sont autant de mises à l’épreuve et de vérifications des conclusions obtenues. Ainsi le recours à la biographie de l’écrivain, ou à l’histoire des idées et des mentalités, peut‑il valider (et partant légitimer) l’initiative psychanalytique : à l’inverse de J. Bellemin‑Noel épinglé en fin de volume, P. Glaudes ne fonctionne pas autrement lorsqu’il entame son analyse d’Atala4 par la longue genèse du roman, maturation par remaniements successifs, par flux et reflux où l’épisode révolutionnaire n’est pas sans influence sur la libération de fantasmes agressifs, comme la mort de la mère et le retour à la foi familiale sur la canalisation de la coulée libidinale. Des éclairages réciproques entre la vie, l’œuvre et le contexte sont donc ponctuellement les bienvenus. M. Crouzet invite cependant à ne pas se contenter de ces allers‑retours entre le passé du vécu et le présent de l’œuvre, et à examiner également le texte dans sa portée projective : comme travail en mouvement, comme devenir ou direction dans la vie intime du créateur.
La psychanalyse comme prétexte
8L’orientation méthodologique proposée par le présent ouvrage n’est pas, on le voit, sans avertissements ni craintes – pessimisme épistémologique qui s’aggrave dans les dernières pages, où l’approche psychanalytique, ni « suffisante » ni « nécessaire », semble rejoindre les spectres critiques qu’elle croyait avoir conjurés. Elle s’expose en effet aux deux mêmes écueils : « réduire la création » ou « s’évader vers une seconde création », « limiter le sens » ou « le libérer totalement » (p. 77) – sans qu’un point d’équilibre ne semble véritablement pouvoir être localisé. Comment expliquer cet aveu d’impuissance formulé au terme de l’article, et qui laisse le lecteur dans la perplexité ? Un passage de l’entretien de M. Crouzet avec D. Philippot à l’occasion de son départ à la retraite5 offre rétrospectivement un élément d’éclaircissement : il s’agissait moins dans le contexte universitaire de 1970, explique‑t‑il, d’adhérer pleinement à un mode d’explication de l’œuvre littéraire que de réagir à une menace grandissante : « l’évacuation du sens » pratiquée par le structuralisme en vue d’établir « l’empire des signes » dans l’Université. En retour, la psychanalyse est accueillie et saisie par le critique stratège comme l’opportunité de fonder une digue mobile et offensive, le mouvement escompté étant celui d’ « un élargissement de l’empire du sens ». Ce qui ferait de sa Psychanalyse et culture littéraire la partie émergée d’une tectonique des plaques critiques, et en dépit de son titre, une œuvre de combat plus qu’un manuel programmatique.
9Il n’en reste pas moins qu’à travers les pages de ce volume nous est légué un véritable esprit de la critique, ou une indépendance d’esprit à cultiver avant d’aborder le texte littéraire : celui du promeneur qui ne prévoit ni itinéraire ni destination et s’aventure vers les inconnus ou les surprises du texte. À la manière d’un « voyageur sans bagage » (p. 16). Cette belle image de M. Crouzet, derrière laquelle s’entrevoient les si familières silhouette et démarche stendhaliennes, est capitale. Elle indique que c’est un voyageur itinérant dépouillé de ses a priori idéologiques, écartés comme des objets encombrants, qui s’avance vers le texte, mais qui n’est pas pour autant nu, puisqu’il est vêtu de ce qui le constitue intrinsèquement, de son tréfonds d’expériences intimes et d’appropriations culturelles. Voilà des pistes qui pourraient aider les méthodologies en vogue à penser certaines de leurs limites. Au premier chef peut‑être les humanités numériques, en faveur desquelles milite F. Moretti par exemple, qui évacuent, au moins dans un premier temps, le sujet critique au profit de la machine, au risque de déshabiter le texte, et de laisser passer entre les ondes des radars numériques le détour lexical, le détail insoupçonné et révélateur, que saisit seule l’intuition en éveil du chercheur. Pensons également aux gender studies les plus radicales, qui posent, au nom d’un catéchisme préalablement institué, prémices et conclusions avant même d’avoir lancé la recherche, au risque de circuler le long d’un sentier battu.