Un hapax chez Dumas : Les Quarante-cinq
1Il fut un temps où Claude Schopp avait eu (et a encore) l’idée de faire (re)découvrir aux Français l’un des écrivains les plus prolixes de notre littérature patrimoniale. De gros volumes avaient donc paru aux éditions Robert Laffont, avec foule de renseignements annexes, des étais épistolaires, toute une charpente qui soutenait le texte brut. D’autres encore, après lui, comme Claude Aziza, lui ont emboîté le pas dans des collections tout aussi épaisses chez Omnibus, mais moins fournies dans l’apparat critique, ce qui engageait une lecture plus personnelle de l’œuvre.
2Les versions de poche ont alors fleuri sur les étals des libraires, à notre grande joie. La série des Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo, Le Collier de la reine, la trilogie des Valois. Pourtant, si La Reine Margot était rééditée à foison grâce, notamment, à l’héroïne, Marguerite de Valois, si La Dame de Monsoreau l’était aussi, mais dans une moindre mesure, Les Quarante-cinq, le dernier volet, avait été oublié dans ce format d’édition, au grand dam des amateurs du romancier. Marie Palewska a donc, et nous lui en savons gré, comblé ce manque et nous offre, enfin, une version moderne de cet aventureux roman « où le talent du romancier, écrit-elle justement, ne le cède en rien aux titres qui l’ont précédé ! » (p. 7).
3Après un rappel de l’histoire, sous le titre de « Une subtile recomposition des événements historiques », elle s’intéresse aux « portraits historiques évocateurs » où seront mis en lumière les trois Henri (Henri III, Henri de Guise et Henri de Navarre, le futur Henri IV), Mme de Montpensier et de façon moins prégnante Catherine de Médicis. Une autre partie décrit « le rôle majeur de Chicot », bouffon aux multiples facettes du dernier roi des Valois, ambassadeur auprès d’Henri de Navarre qui l’enferme dans sa ville fortifiée, mais aussi philosophe, politologue et ami des grands. Suit une analyse des « personnages et intrigues » qui permet à la préfacière d’induire la « variété des registres ». L’ultime partie, intitulée « Dumas écrivain », confirmera que l’auteur des Quarante-cinq peut recevoir l’approbation du public à l’honorer bel et bien de ce titre, ce qui pourtant, en 2019, ne devrait, à notre avis, ne plus être discuté.
4La partie historique est indéniablement bien menée – l’histoire des guerres de Religion est claire, les événements sont bien rappelés, la garde rapprochée de Henri III remise dans son contexte (D’Aubigné et Pierre de L’Estoile étant les deux écrivains contemporains cités1). M. Palewska a creusé le xvie siècle afin de recontextualiser la diégèse alambiquée de ce roman écrit à une date charnière pour Dumas (1847) et publié dans le journal, Le Constitutionnel. Ensuite, les « épisodes » du roman sont individuellement situés : 1585 (début de l’histoire), 1582 (exécution de Nicolas Salcède), 1588 (le complot fomenté par madame de Montpensier), 1580 (la prise de Cahors), 1583 (« Furie française d’Anvers »), 1584 (mort du duc d’Anjou). Eux aussi sont éclairés par une recherche historique. Le mérite de cette préface réside justement dans ces rappels brefs et éclairants.
5Cependant, cet avant-texte soulève des questions d’interprétation et parfois relève d’une lecture approximative du texte. En effet, on le voit au premier coup d’œil, les dates montrent un enchevêtrement et n’y voir « qu’une subtile recomposition des événements historiques », c’est oublier alors l’histoire du texte, que Dumas nous livre dans sa très nombreuse correspondance – une partie infime, mais significative, se trouve dans les annexes de l’édition de Claude Schopp. La lecture de ces lettres aurait assurément nuancé l’adjectif de ce premier titre et aurait évité, peut-être, une lecture téléologique des Quarante-cinq. Cela aurait permis aussi d’actualiser la critique dumasienne, en évitant celle du début du xxe siècle, qui n’avait que peu d’appétence pour Dumas. À la lecture des lettres de 1846-1847, qu’aurait pu souligner M. Palewska ? Tout d’abord, un certain ennui à l’écriture de ce roman qui n’était, en fait, qu’une pressante commande de Louis Véron. Dumas, le voyageur, rentre d’Espagne et d’Algérie, avec mille choses en tête, parmi celles-ci ne se trouve pas encore l’écriture des Quarante-cinq, bien au contraire... Par exemple, cette lettre du 11 janvier 1847, où l’on peut lire : « J’arrive d’Espagne, d’Algérie, j’ai tout vu, hommes et choses, bêtes et gens. Je peux, car ma tête en bout, vous donner d’ici à un mois (en attendant les 45) deux volumes les plus amusans qui aient été écrits » (Je souligne). Mais l’insistance du propriétaire se fait de plus en plus menaçante, jusqu’au moment où celui-ci lui envoie un huissier qui exige « de lui livrer quatre volumes de roman » (1846) : il faut donc aller vite, l’urgence est là. On a souvent parlé d’une « fabrique frénétique du roman » chez Dumas. Il y a quelque chose de fort juste dans cette expression, et ce roman en est une preuve, contrairement à ce que semble avancer la préfacière qui prête a posteriori des intentions au romancier qui aurait réfléchi à cette « subtile composition » : « La composition du roman révèle la volonté profonde de Dumas de dévoiler au lecteur un sens de l’histoire dégagé par le travail qu’il a fourni pour décrypter les événements. » Or, s’il avait réellement travaillé à ce roman, il aurait perdu encore du temps, et son temps était précieux : il ne voulait écrire que ce qui le faisait « bouillir ». Pas de temps à perdre, donc, pour le romancier : un peu de ceci, un peu de cela, à quoi il faut ajouter des souvenirs de lecture de scènes historiques... et hop ! Les Quarante-cinq sont (enfin) écrits ! De plus, Dumas le boulimique, le dispendieux, doit gagner de l’argent – particulièrement à cette date. Or Véron est prêt à payer : « Si nous ne sommes pas des niais, lui écrit-il en janvier 1847, échangeons de bons manuscrits contre de bons billets de banque. »
6On l’a vu, Les Quarante-cinq est le roman des anachronismes, indubitablement écrit au fil de la plume, mêlant le passé et le présent. Et si, comme l’affirme M. Palewska, « [l’] agencement des événements lui permet de leur donner une cohérence significative », nous ne pensons pas que cette « cohérence » fut celle voulue par le romancier, alors même qu’il écrivait un roman à coloration historique. C’est ici un roman historique qui s’écrit, mais « qui ne se pense pas » tout à fait comme tel.
7Nuançons pourtant nos propos, car Les Quarante-cinq est assurément une « recomposition », non pas de l’histoire à proprement parler (idée défendue par la préfacière), mais du présent de l’écrivain, en perpétuel mouvement. Si le lys poussait encore sur le terreau du pouvoir en 1847, il était clairement en train de défleurir, avant sa fane définitive. Dumas insère donc dans son roman (consciemment ou non) tout un jeu de critiques sur la politique et la société louis-philippardes, et c’est peut-être ici qu’il aurait fallu creuser les rapprochements historiques entre ce xvie siècle « recomposé » et le xixe siècle en plein effervescence, d’autant plus que la préfacière le dit sans en donner malheureusement plus d’explication : « Sept ans ont passé. Les Quarante-cinq nous conduit dans la dernière phase du règne d’Henri III […] alors que s’ouvre une période particulièrement dramatique de l’histoire. » De quelle période parle-t-on ? Nous n’affirmons pas que Dumas se fait le prophète de 18482, mais la grogne en 1847 est à chaque coin de rue, il l’entend, la voit, y participe aussi. Avec nos connaissances, nous le savons, comme Dumas le savait aussi : après Henri III viendra le bon roi, Henri IV. Est-ce à dire qu’après Louis-Philippe pourrait venir un roi providentiel ? Rien n’est moins sûr…
8C’est ici un second point que nous regrettons. Si M. Palewska parle effectivement « d’image d’Épinal » à propos d’Henri IV, il ne nous semble pas qu’elle reflète ce que le texte décrit. La préfacière fait du romancier le chantre de la légende dorée d’Henri IV, le louangeur dithyrambique du roi Bourbon : Dumas « reprend en effet fidèlement tous les éléments du portrait du roi popularisés par la tradition : […] il a mis en scène les deux facettes les plus célèbres de sa légende : le vert-galant dont on énumère avec amusement les conquêtes3, et le “bon Henri”, souverain d’une Navarre prospère. » Elle ajoute à ce portrait :
Tous les traits distinctifs d’Henri IV passés à la postérité, de son affable bonhomie à son panache blanc, en passant par son tempérament de bon vivant ou son pourpoint feuille-morte. Avec ses saillies pleines d’esprit, il suscite la sympathie de Chicot, mais surtout il conquiert bientôt son admiration respectueuse en dévoilant deux qualités supérieures : son intelligence politique et sa bravoure au combat. […] Puis [Chicot] découvre le “génie de l’intrigue” du roi et la manière dont il donne le change en feignant la désinvolture alors qu’il travaille en réalité de nuit avec son conseiller Duplessis-Mornay. Enfin, le roi fournit la preuve de ses qualités d’homme de guerre au moment de la prise de Cahors. Sa vaillance est magnifiée par Dumas, notamment grâce à des emprunts à d’autres figures historiques, tels Turenne ou Philippe de Valois. (p. 17-18)
9Pourtant, ici encore, il faut revenir au texte, principalement pour dégager les nuances que l’on se doit d’apporter aux propos de la préfacière4. S’il est juste que ce portrait rayonne dans La Reine Margot (1845), en est-il de même dans Les Quarante-cinq, écrit dans les circonstances évoquées ci-dessus ?
10Que dit alors Dumas d’Henri IV et qui n’a pas été mentionné dans cette présentation ? Plus de beau discours, plus de roi qui échappe à tous les pièges de la royauté et de la terrible Catherine de Médicis... Fi de ces considérations : Henri IV est un Bourbon, Louis Philippe est issu de la branche des Orléans-Bourbon, celui-ci a trahi les espoirs des hommes de 1830, alors il fallait que Henri IV fût à cette image. Et c’est cela, au-delà de la fabrique du roman, qu’il aurait fallu aussi puiser dans cette fameuse image d’Épinal. Non, Henri IV n’est plus le sauveur tel qu’il avait été envisagé en 1845, même si dans l’ombre de son « boudoir », il est encore capable de manigancer pour la magnificence de la France – il refuse avec panache et brio la répudiation de sa femme Marguerite de Valois dans Les Quarante-cinq...
11Qu’en est-il alors de ce portrait « instable » ? Car oui, il est bel et bien instable, mais uniquement quand Henri IV décide d’agir, ce qui nous éloigne encore un peu plus de l’image convenue dressée dans la préface de M. Palewska, même si nous reconnaissons avec elle que Dumas reviendra à un portrait plus doux, après la proclamation de la Deuxième République par Lamartine (1848). À preuve : Dumas nomme Navarre « le roi de paille5 » qui « jamais (n’a) tiré l’épée, c’est vrai ; jamais (il) ne la tirera » ; qui, comme le dit le bouffon Chicot, n’a pas su « faire (son) métier de roi » et apparaît comme « un épouseur d’une fille de France. » Quel bel éloge paradoxal, au fond. Continuons encore : à la prise de Cahors, car c’est effectivement la première victoire du roi (Marguerite de Valois le dit dans ses Mémoires !), le narrateur omniscient le décrit ainsi : « La mine pensive et presque piteuse du roi de Navarre le confirmait dans ses soupçons que Henri était un pauvre homme de guerre, et cette conviction seule le rassurait un peu. » Alors, pourrait-on nous objecter, sans doute avec raison, que Dumas voulait en faire un bon négociateur, un roi de parole, plein d’humanité comme il l’avait été dans le secret d’une alcôve, devant l’ambassadeur d’Espagne. Laissons donc le narrateur poursuivre, puisque Henri doit se battre pour récupérer la ville donnée en dot lors de son mariage avec Marguerite : « Tout à coup il sortit de sa rêverie, releva la tête, et du ton du commandement », ordonne : « sacrifions cinq cents hommes tout de suite et prenons Cahors. » Plus loin : « Nous laisserons deux cents à terre, mais nous atteindrons la porte ! » Ou encore : « Ne perdons pas de temps, messieurs, la viande refroidirait ; allons en avant. » Nous sommes venus prendre Cahors, hurle-t-il : « en enfonçant du fer et du bois dans de la chair. » Nous soulignons. À cette vue, Chicot est stupéfait, et Navarre de dire : « je suis sanglant comme un boucher ». Une fois le massacre terminé, Navarre « était fort pâle, et tandis qu’il gesticulait, ses mains tremblaient si visiblement, qu’elles faisaient aller leurs doigts comme des gants pendus pour sécher. » Rien de tout cela n’est montré dans l’introduction, si ce n’est l’image convenue d’une histoire qui devrait être scrutée dans son ensemble, reflets certains de la société même de Dumas. Hélas encore, à lire l’introduction proposée par Marie Palewska, l’on ne voit pas l’intérêt de lire ce long roman, car à sa lecture, l’on a presque, et c’est la réputation des œuvres de Dumas, déjà le sentiment que l’on va s’ennuyer, comme Henri III s’ennuyait dans La Dame de Monsoreau, car l’ennui, avait dit Dumas, était le luxe des rois.
12Malgré ces divergences de points de vue, louons les éditions Gallimard de nous proposer enfin une version malléable et pratique pour découvrir ce détonant roman dumasien.